Le Président américain Barack Obama s’est rendu à Cuba le 22 mars dernier, sur fond de normalisation diplomatique entre les deux pays. Bilan d’une visite historique.
L’annonce était tombée le 17 décembre 2014 : les relations diplomatiques entre Cuba et les Etats-Unis étaient sur la voie de la normalisation. Plus de 50 ans après l’embargo américain, voté par le Congrès en 1962.
Pendant toute l’année 2015, les relations entre les deux pays se sont graduellement renouées. John Kerry a assisté à la réouverture de l’ambassade des Etats-Unis à la Havane cet été. Des accords ont été passé dans des secteurs aussi divers que la santé, l’agriculture, l’éducation, la sécurité, et jusqu’au transport aérien : American Airlines a mis en place 110 vols journaliers avec l’île.
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Les 21 et 22 mars dernier marquaient le point d’orgue de cette processus, avec une visite de Barack Obama à La Havane — le premier président américain à poser le pied à Cuba depuis 80 ans. Une visite historique préparée en amont et planifiée dans les règles : calendrier bouclé, éléments de langage, pool de journalistes.
Le but de la normalisation : ouvrir Cuba aux Etats-Unis — et les Etats-Unis à Cuba. Créer et renforcer des liens culturels, permettre des échanges commerciaux. Cuba est un marché évident pour les produits américains. Rappelons également que la première communauté de cubains au monde se trouve aux Etats-Unis, au sud de la côte est. L’énorme majorité sont des exilés arrivés par vagues successives depuis la prise de l’île par les révolutionnaires de Fidel Castro, en 1959.
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Etat-policier
L’ombre au tableau : les violations régulières des droits de l’homme par le régime castriste, qui décourage violemment toute expression de dissidence en usant de méthodes d’un Etat policier : détentions arbitraires, justice aux ordres, emprisonnement pour motifs politiques, violence physique, intimidation. De nombreuses arrestations préventives ont été menée en amont de la visite d’Obama.
Un rappel que ce voyage diplomatique se faisait dans des conditions difficiles, et qu’il était loin de faire l’unanimité.
Un voyage critiqué
La politique d’Obama a été très décriée après cette ouverture. Les critiques venaient essentiellement de la droite — le Congrès républicain, les candidats républicains à l’élection présidentielle (dont Rubio et Cruz, qui ont tous deux des origines cubaines). La droite américaine est traditionnellement anti-cubaine, par anticommunisme. Tous ont manifesté leur désaccord face à cette normalisation, accusant Obama de vendre son âme au diable, de se laisser avoir, de se montrer conciliant envers un régime qui a tenu tête aux Etats-Unis pendant un demi-siècle et qui représente tout ce que ceux-ci n’aiment pas : une économie dirigiste, l’absence de liberté politique, le communisme historique.
Les critiques venaient aussi de la communauté cubano-américaine : ceux qui ont vécu l’exil comme un déchirement, et se tiennent depuis toujours à une ligne ferme : pas de compromis avec les castristes.
Au sein de cette population, Obama a toutefois pu profiter du changement notable des mentalités chez les plus jeunes générations, pour qui le souvenir de Fidel et de la Guerre Froide importe finalement assez peu. C’est de l’histoire ancienne ; ce qui compte est de (re)nouer des liens, connaitre le pays d’origine. Qui n’est qu’à 150 km de la Floride.
Reste qu’ils étaient nombreux à attendre, au cours cette visite, un geste ou une parole forte d’Obama envers le « vrai Cuba » : les plus pauvres, les dissidents, ceux que le régime chercherait à cacher.
« Donnez-moi les noms. »
La visite a été courte mais intense. Des réunions au sommet, un dîner d’honneur, un match de baseball. Une photo Place de la Révolution, devant l’immense portrait de Guevara. Il y a bien eu une rencontre avec des dissidents et des « acteurs de la société civile ». Mais Obama n’a pris la parole que trois minutes, pour rappeler l’importance de la démocratie.
C’est lors d’une conférence de presse que le coup a été porté — à Raoul Castro lui-même. Un journaliste américain prend la parole et pose des questions, dont une sur les prisonniers politiques. Obama répond. A ses côtés, Castro tousse bruyamment, confère avec un conseiller, boit de grandes lampées d’eau. Obama se tourne vers lui et lui cède la parole. Castro est bien obligé de s’exécuter. Il nie l’existence de prisonniers politiques. « Donnez-moi les noms. Donnez-moi les noms et ils sont libres cette nuit. » Tout le monde reste poli et sourit, mais ça ressemble à une sorte de piège tendu au dispositif castriste. Cela reste léger, mais c’est efficace : la conférence est diffusée dans toute l’île.
« Todos somos americanos »
L’un des points d’orgue était le discours d’Obama au Gran Teatro de la Habana. Une transcription existe ici en anglais, qu’il vaut le coup de lire en entier, ne serait-ce que pour voir comment se façonne un discours de Président en visite « historique ».
Régulièrement, Obama place de courtes phrases en espagnole dans un accent hésitant. A chaque fois l’assistance applaudit. Les hispanics représentent la première minorité aux Etats-Unis avec 55 millions de personnes — 17% de la population aujourd’hui, presque 30% d’ici un demi-siècle. Pour faire de la politique, il faut savoir en revenir aux racines latines.
« “Cultivo una rosa blanca.” Dans son poème le plus célèbre, Jose Marti a fait cette offrande d’amitié et de paix, à ses amis autant qu’à ses ennemis. Aujourd’hui, en tant que Président des Etats-Unis d’Amérique, j’offre au peuple cubain el saludo de paz. »
Et puis ceci, qui claque et se transforme facilement en soundbite :
« Je suis venu enterrer les derniers vestiges de la Guerre Froide dans les Amériques. Je suis venu tendre la main de l’amitié au peuple cubain. »
L’Histoire, la réconciliation, la jeunesse, l’optimisme. Et le fantôme de Kennedy.
Obama relie son histoire à la grande, rappelle que l’année de sa naissance, 1961, était aussi celle de la Baie des Cochons — la tentative désastreuse de débarquement sur l’île, menée par la CIA et les exilés cubains. Et qu’un an plus tard, en 1962, la crise provoquée par des missiles soviétiques pointés sur les Etats-Unis avait failli dégénérer en un conflit nucléaire.
Toute une partie du discours s’efforce de souligner ce qui unit les deux peuples, les deux pays, les deux histoires — le Nouveau Monde, l’esclavage, le brassage des populations, la recherche de la liberté. « Les Amériques » sont l’axe central de l’argument — une zone géographique, une histoire partagée, une communauté d’intérêts aujourd’hui.
Quant au poids d’un certain passé, il s’ébroue, s’en dégage :
Avant 1959, des Américains ont vu Cuba comme quelque chose à exploiter, ils ont ignoré la pauvreté et encouragé la corruption. Et depuis 1959, nous avons tous tapé dans le vide, dans cette bataille de géopolitique et de personnalités. Je connais l’histoire, mais je refuse d’en être pris au piège.
Puis l’offensive se fait, diplomatiquement. Obama pointe les différences entre les deux pays — surtout entre les deux gouvernements. Les différences de régime politique, de système économique. Il parle du rôle de l’Etat et du rôle de l’individu. Marquer sa différence. Rester ferme mais ouvert.
Dans la dernière partie du discours, Obama tend la main aux les cubains par delà les autorités castristes. Il sait que les régimes tombent, cèdent la place à d’autres, mais que les peuples restent, que seules comptent les histoires personnelles, les initiatives individuelles.
Je suis plein d’espoir, parce que je crois que les Cubains sont aussi innovants que n’importe qui dans le monde.
Tout cela est efficace. A Cuba, les jeunes ont des portraits d’Obama chez eux. Dans la rue, depuis quelques mois, son visage fait partie du kitsch local parmi des figures religieuses et les inévitables mémento de Fidel et du Che. Il est aimé et admiré (sa côte de popularité atteint 80%, contre 44% pour Fidel) — et en plus il est noir, comme les 20% de la population de l’île, ces Afro-Cubains souvent encore méprisés et reléguée au dernier plan de la société.
A La Havane, les jeunes qui ne sont pas dans une misère trop grande regardent Friends en tournant leur antenne vers la Floride. Ils veulent un Iphone et le niveau de la classe moyenne occidentale. Ça s’appelle le soft power. Le pari d’Obama est que la séduction sera plus efficace que les restrictions, et l’engagement plus fort que l’isolation.
Il répète qu’il faut donner tout leur potentiel aux Cubains. Cela passe par une libéralisation de l’économie.
C’est ici que l’espoir commence – avec la capacité de gagner de quoi vivre, et de construire quelque chose dont on peut être fier. C’est pourquoi notre politique cherchent à soutenir les Cubains, au lieu de les blesser.
Pour que cette libéralisation soit complète, il faut que le Congrès lève l’embargo, et que l’économie cubaine entame des réformes. Intelligence politique : un coup aux castristes et un coup back home au Congrès républicain. Enserrer chacun dans un réseau d’intérêts communs et d’interdépendance.
Le discours se conclut sur les failles de chaque pays et sur la capacité de la démocratie à faire avancer une société en la remettant toujours en question. Il ne s’agit pas de la supériorité innée de l’Amérique, mais de la supériorité de la démocratie — incarnée par cet homme que vous avez devant vous, par ce pays qui est si proche de vos côtes. Rejoignez-nous. Commercez avec nous. Demandez à votre gouvernement des réformes. C’est une des clés de la « doctrine Obama » : persuader par l’exemple. Séduire.
Il termine par la version hispanophone du yes we can : « Si se puede ».
Après les Etats-Unis, les Amériques. Les Présidents en fin de mandat cherchent toujours à laisser une empreinte durable, à cimenter leur héritage. La politique étrangère est un terrain privilégié. Pour Obama, Cuba en était l’occasion.