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Amadeus : requiem pour un fou

En 2015, l’Opéra de Paris met Mozart à l’honneur en produisant trois de ses plus célèbres œuvres : L’Enlèvement au sérail, Don Giovanni et La Flûte enchantée. Si certains de ces opéras ont été brillamment adaptés au cinéma comme le sublime Don Giovanni de Joseph Losey (1979), la vie de leur compositeur a également fait l’objet d’un grand classique du 7e art : Amadeus, réalisé par Miloš Forman.

Après une carrière prolifique en Tchécoslovaquie avec des films tels L’As de pique (1963), ou Les Amours d’une blonde (1965), Miloš Forman émigre aux Etats-Unis. Il réussit à s’y faire un nom et acquiert une reconnaissance internationale grâce à son épopée psychiatrique Vol au-dessus d’un nid de coucou (1975), qui lui vaut son premier Oscar du meilleur réalisateur. Il connaît par la suite d’autres succès avec entre autre la version cinématographique de la comédie musicale Hair (1979), le drame Ragtime (1981) et atteint une nouvelle consécration en 1984 avec Amadeus, qui lui octroie son deuxième Oscar. Avec un budget estimé à 18 millions de dollars, le film est un succès planétaire, raflant plus de 40 récompenses dans le monde entier dont 8 oscars : incluant ceux de meilleur film, meilleur réalisateur et meilleur acteur. Il fut en partie tourné en République Tchèque, à Prague, qui possédait moins d’infrastructures contemporaines que Vienne, lieu de l’action principal du film. La plupart des scènes d’Opéra ont été tournées dans le théâtre des États ou théâtre Tyl, salle d’architecture baroque.

Adapté de la pièce homonyme de Peter Shaffer, elle-même inspirée d’une nouvelle d’Alexandre Pouchkine intitulée Mozart et Salieri (1830), Amadeus est une fresque fastueuse sur la vie du plus célèbre et du plus énigmatique des compositeurs. Mort à seulement 35 ans, Wolfgang Amadeus Mozart a laissé derrière lui une œuvre colossale qui a considérablement marqué le monde de la musique et influencé tous les milieux artistiques. Simple talent ou véritable génie ? Le film de Miloš Forman s’efforce de répondre à cette question en adoptant le point de vue d’un médiocre.

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Mozart pendant la Première de L’Enlèvement au sérail

1823. Dans la rudesse d’une nuit de novembre, un cri plaintif proclamant : “Mozart, forgive to your assassin! I confess I killed you!” s’élève dans Vienne. C’est le vieil Antonio Salieri, qui, pris de remords, tente de se suicider en se tranchant la gorge. Irrémédiablement fou, il est interné dans un asile psychiatrique où il reçoit la visite d’un jeune prêtre, venu prendre sa confession. Commence alors un long récit qui se prolonge sur la totalité du film. Salieri insiste tout d’abord sur une période cruciale de son enfance. Il explique pourquoi son père était un obstacle à un éventuel avenir de musicien et révèle qu’il supplia Dieu de faire de lui un compositeur célèbre en échange de sa chasteté et de sa dévotion. La soudaine mort de son père, qu’il décrit comme un « miracle », lui permet de se lancer dans une carrière musicale… et le voilà compositeur officiel de la Cour de Joseph II du Saint-Empire, l’empereur mélomane, à Vienne, la « Cité des musiciens ». Mais sa rencontre avec Mozart affectera définitivement le reste de son existence.

L’intérêt prédominant du film réside dans la personnalité extrêmement complexe de Salieri. Déchiré entre haine et idolâtrie envers la personne de Mozart, c’est un homme dont la psyché est dominée par la frustration – frutration artistique, sentimentale, sexuelle, etc. Salieri s’enlise dans l’incompréhension de Dieu. Pourquoi lui a-t-il préféré Mozart pour célébrer sa gloire par sa musique ? La plus grande aspiration de Salieri était de chanter pour Dieu, mais Il accéda à sa requête pour mieux le rendre muet. Lors d’une scène décisive du film, la femme de Mozart requiert l’aide de Salieri en lui apportant les travaux de son mari. Elle lui apprend qu’il s’agit des premiers et seuls brouillons de partitions qu’il a écrits. En les examinant, Salieri, découvre bouleversé qu’ils ne présentent pas la moindre correction, comme si Mozart avait mis sur papier la musique préalablement achevée dans sa tête, ou comme s’il prenait une simple dictée. La perfection musicale est telle qu’il lui semble entendre la voix de Dieu. Étouffé par la colère, Salieri déclare la guerre au Tout-Puissant et jure de nuire à Mozart, qu’il définit comme sa créature. Parce que Dieu a choisi comme instrument, un garçon libidineux, arrogant, obscène et puéril et lui a offert pour unique récompense de reconnaître son incarnation, il fera tout ce qui est en son pouvoir pour le bloquer. À travers cette lutte contre Mozart, Salieri se venge de Dieu. Les différentes humiliations que Mozart lui inflige plus ou moins volontairement, contribuent à attiser sa haine et redoublent son besoin de le compromettre.

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Lorsque Salieri compose une marche de bienvenue pour Mozart, celui-ci la retient de tête après une seule écoute et l’améliore : « It doesn’t really work, does it? »

Amadeus est également célèbre pour avoir ouvertement renversé l’image du grand compositeur autrichien. Braillard, tapageur, infantile, fêtard, débauché, il tape du pied, tient des propos obscènes – même en présence de l’empereur –, pète en public… Il est en outre alcoolique, radicalement porté sur la sexualité et prétentieux. Son rire, qui revient inlassablement telle une idée fixe, s’assimile à un gloussement d’animal de basse-cour. Critique comme public ont condamné cette image, expliquant qu’il était absurde d’avoir fait de Mozart un dégénéré. Pourtant génie et vulgarité ne sont pas incompatibles, Mozart le dit lui-même : “I’m a vulgar man! But I assure you, my music is not.”. Ce petit grain de folie est en parfaite adéquation avec la démesure de ses facultés. Le film insiste également sur la relation entre Mozart et son père Léopold. Ce dernier est présenté comme un homme froid, obnubilé par la réussite de son fils et exerçant sur lui une pression apparente. Sa mort affecte terriblement le jeune Wolfgang. C’est pourquoi Salieri se sert de cette figure paternelle pour le torturer. Il perçoit dans Don Giovanni, une réincarnation de Leopold à travers l’effrayante apparition du commandeur mort et est stupéfait de voir qu’au-delà même de la tombe, il tient encore son fils.

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Salieri utilise l’habit que portait le père de Mozart lors d’une fête pour cacher sa véritable identité et le rendre fou

Amadeus établit clairement la distinction entre le talent et le génie, l’acquis et l’inné. Salieri connaît parfaitement la musique, il l’a étudiée, l’a pratiquée et en a fait son métier, d’où son habilité à identifier le génie de Mozart et la finesse avec laquelle il décrit ses œuvres. Néanmoins, composer sollicite chez lui une concentration ponctuée, un authentique investissement de sa personne. A contrario, Mozart sécrète la musique comme le foie sécrète la bile et compose avec un automatisme déconcertant. Deux scènes du film mettent en lumière cette distinction : l’une où Salieri compose la marche d’accueil en l’honneur de Mozart, l’autre lorsqu’il l’assiste à la composition du Confutatis. Dans la première il teste les notes, se corrige, dans l’autre il peine à suivre les instructions de Mozart. Salieri symbolise le regard qu’un médiocre peut avoir sur le génie d’un homme. Il s’enferme progressivement dans une logique fataliste en se consignant dans sa condition de médiocre, et estime ne pouvoir en sortir car cela va à l’encontre de la volonté divine. Il finit par se proclamer Saint-Patron des médiocrités face au jeune prêtre, qui, soumis à la noirceur et à la monstruosité de sa confession, semble avoir perdu la foi.

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Salieri assistant Mozart lors de la composition du Confutatis

Le film de Miloš Forman bénéficie avant tout d’acteurs talentueux interprétant leur rôle avec profondeur et éloquence. F. Murray Abraham et Tom Hulce, incarnant respectivement Salieri et Mozart, furent tous deux nominés à l’Oscar du meilleur acteur. La statuette revint à F. Murray Abraham, éblouissant dans la peau du compositeur italien frustré. La somptuosité des décors, costumes et maquillages apporte au film un éclat sans précédent, quintessencié par une mise en scène spectaculaire et couronnée d’une bacchanale musicale des œuvres de Mozart. L’humour âpre et cynique de Miloš Forman se manifeste au travers des sarcasmes et humeurs lunatiques de Salieri, tandis que l’attitude clownesque de Mozart déclenche immanquablement l’hilarité du spectateur. Amadeus présente toutes les caractéristiques d’un film minutieusement étudié, à la fois osé et raffiné. Forman a réussi à figurer aussi bien des ambiances de foules, dans les théâtres ou la salle des fêtes, que des atmosphères intimistes, comme le dialogue entre Salieri et son confesseur à l’asile. Plusieurs morceaux du Requiem de Mozart sont admirablement utilisés pour rythmer les moments forts du film et matérialiser la folie de Salieri grâce à l’Introitus, ou la déchéance dans laquelle Mozart sombre avec le Rex Tremendæ. De l’ouverture du film au fondu au noir final, Amadeus porte la tension narrative et filmique à son comble, et se meut dans une oeuvre marquée par la folie et la grandiloquence.

Amadeus a souvent été critiqué pour ses inexactitudes historiques et les libertés prises par rapport à la vie de Mozart. Ces remontrances sont loin d’être légitimes, dans la mesure où Miloš Forman n’a jamais eu l’intention de réaliser un biopic ou un film historique. Il a imaginé et confectionné une œuvre cinématographique à part entière. À voir ou à revoir absolument !

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