En 1967, Patrick McGoohan devenait Le Prisonnier. Ésotérique et dérangeante, la série est devenue mythique et n’a rien perdu de son acuité.
C’est quoi, Le Prisonnier ? Un agent secret britannique, dont on ignore l’identité (Patrick McGoohan), démissionne de son poste et décide de quitter le pays. Mais tandis qu’il fait ses valises, il est drogué et enlevé. Il reprend conscience dans un petit village en apparence paisible… En explorant les lieux, notre homme ne tarde pas à comprendre qu’il y est prisonnier, et qu’il est impossible de s’en échapper. Dépossédé de son identité, il devient le Numéro 6 ; constamment épié, interrogé sur les motifs de sa démission, harcelé et traqué, il va tout tenter pour quitter le village.
En 1966, Patrick McGoohan est loin d’être un inconnu : son personnage de l’Agent Drake, héros de la série Destination Danger (Danger Man en version originale), en a fait une star du petit écran. Il souhaite pourtant quitter le rôle, et ITV tente de le retenir en lui offrant carte blanche pour une nouvelle série. McGoohan contacte alors le scénariste George Markstein, qui a en tête un épisode de la Seconde Guerre mondiale, au cours duquel des espions ennemis ont été retenus dans un village écossais sans possibilité d’évasion. De son côté, McGoohan se souvient d’un petit village du Pays de Galles, Portmeirion, où avaient été tournés deux épisodes de Destination Danger. Le duo envisage 7 épisodes quand ITV en souhaite d’emblée 36 ; un compromis est trouvé, avec une vingtaine d’épisodes en fonction des audiences. Or, dès le lancement de la série, le public est au rendez-vous. L’ambiance futuriste, cette histoire mystérieuse, son héros énigmatique, la forte identité visuelle et l’esthétisme captivent les spectateurs et les critiques,bluffés par cette série totalement différente de tout ce que l’on a pu voir jusqu’ici à la télévision.
Chaque semaine, l’épisode s’ouvre sur le générique (voir ci-dessus) : en quelques secondes, il pose la situation de départ et les prémices de l’action. Un agent secret jette sa démission sur le bureau de son supérieur, rentre chez lui au volant d’une Lotus et, tandis qu’il prépare ses bagages, il est drogué et kidnappé. Il se réveille dans un village isolé, qu’il ne peut pas quitter et où on lui donne le nom de numéro 6, à son grand désarroi (Sa réplique récurrente, « Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre ! » est devenue mythique) . A chaque épisode, il est interrogé par le mystérieux Numéro 2, dont le visage change à chaque fois et qui tente de lui arracher les raisons de sa démission. Numéro 2 obéit aux ordres d’un invisible Numéro 1 (dont l’identité sera révélée à la fin). En parallèle, Numéro 6 tente de s’évader et de recouvrer sa liberté. Dès sa première tentative, il se heurte à un écueil inattendu : une énorme boule blanche (nommée Rover mais que tout le monde appelle la Boule), qui avale littéralement tous ceux qui tentent de fuir, en émettant un sifflement terrifiant.
Les épisodes sont tous construits sur le même schéma. D’une part, le héros tente de percer le mystère de son enlèvement, de découvrir l’identité de ses geôliers et les raisons de sa séquestration ; d’autre part, il tente de fuir par tous les moyens, mais est systématiquement mis en échec par cette satanée Boule. Entre temps, il explore les lieux et entre en contact avec les autres habitants. Son tempérament rebelle et son désir d’évasion tranchent avec l’apathie et le conformisme du reste des villageois, soumis et résignés. Tous sont habillés pareil, vivent dans des maisons identiques, lisent le même journal, se saluent par la phrase rituelle « Bonjour chez vous » (Be seeing you) et sont constamment surveillés par des caméras et des microphones. Parmi eux se trouvent d’autres agents de différentes nationalités, mais aussi des espions infiltrés à la solde de Numéro 2.
On l’a dit : par son ambiance, son esthétique, son scénario, la série était totalement innovante et originale. Ne serait-ce que son héros est toujours tenu en échec. Loin de résoudre les problèmes et de sortir vainqueur à chaque épisode, le numéro 6 voit systématiquement ses plans contrecarrés, et se retrouve immanquablement dans la situation de départ. Cette défaite perpétuelle fait de lui une sorte de Sisyphe, condamné à répéter la même tâche sans espoir de succès. Alliés à une ambiance anxiogène, au conspirationnisme de la guerre froide, à des personnages inquiétants, et à un cadre fermé et menaçant, ces échecs successifs font du Prisonnier une série profondément angoissante et étouffante.
L’histoire est prenante – on s’attache au sort du prisonnier, personnage brillant, intelligent et charismatique, pour qui l’on tremble à chacune de ses tentatives d’évasion et auquel on finit par s’identifier. Au départ, le public s’attendait à ce que Le Prisonnier soit une sorte de suite à Destination Danger (certains ont même extrapolé, imaginant que Numéro 6 était en fait… John Drake). Or, on est face à un personnage confronté à la manipulation mentale et subliminale, aux pressions politiques de forces qui tentent de le briser. Nul besoin d’être grand clerc pour comprendre que Le Prisonnier est d’abord une métaphore. Oui, mais une métaphore de quoi ? Clairement, la série nous dit que nous sommes tous prisonniers de quelque chose ; reste à savoir de quoi. De la société de consommation ? De nos croyances ? De nous-mêmes ? En procédant par des allusions, des symboles et des énigmes insolubles, la série ne nous facilite pas la tâche. (A noter, au passage, que les dialogues prennent un sens subtilement différent en V.O…) Se faisant, Le Prisonnier a donné lieu à une multitude d’analyses plus ou moins convaincantes mais qui, étonnamment, sont toujours pertinentes. Quel qu’il soit, le propos de la série s’adapte à toutes les époques – peut-être précisément en raison des innombrables interprétations qu’elle autorise.
Patrick McGoohan lui-même se plaisait à entretenir le mystère et l’ambiguïté, avec un sens de la communication et du théâtre qui n’a rien de vraiment surprenant aujourd’hui mais qui, en 1967, paraissait pour le moins déstabilisant… Ainsi, lors d’une conférence de presse, c’ est moins l’acteur que son personnage qui s »est présenté devant la presse : enfermé dans une cage, il répondait aux questions des journalistes par d’autres questions, éludant habilement toute réponse définitive. Interrogé sur l’absence de logique ou de continuité dans la série, McGoohan a lancé : « Laissez-moi vous poser deux questions. Vous vivez dans ce monde ? Vous le trouvez toujours logique ? Non. Voilà la réponse à votre question. » Toujours aussi évasif, il expliquait aussi : « La série est une allégorie, et chacun à la liberté de faire ce qu’il veut d’une allégorie. »
Suivie par des spectateurs passionnés, faisant déjà l’objet d’analyses et de conjectures lors de sa diffusion, Le Prisonnier n’a évidemment pas manqué de susciter la polémique, surtout avec sa conclusion. Plusieurs de ses collaborateurs ayant quitté la série et l’accusant de se comporter en diva insupportable, McGoohan se retrouve seul aux commandes du Prisonnier – en particulier après le départ de Markstein. La série devient alors le domaine exclusif de l’acteur, qui écrit et réalise les derniers épisodes, parfois avec plusieurs mois d’écart. Il écrit le final en une semaine, en improvisant largement lors du tournage. Sans trop en dévoiler, sachez que l’on découvre l’identité du Numéro 1, que Numéro 6 quitte enfin le village, et que personne n’est certain d’y avoir compris quoi que ce soit… Cette conclusion a suscité la colère de nombreux fans – au point qu’ils ont fait explosé le standard de la chaîne pour manifester leur mécontentement ! McGoohan lui-même est obligé de quitter l’Angleterre pour fuir les agressions dont il est victime dans la rue… Bien avant Lost ou Les Soprano, on peut considérer que Le Prisonnier est la première série a avoir provoqué un tel scandale avec son ultime épisode.
Comme de bien entendu, Le Prisonnier a eu droit à son remake. En 2009, AMC tente le pari d’une mini-série au casting alléchant : Jim Caviezel (Person of interest), Ian McKellen, Hayley Atwell (Agent Carter) et Ruth Wilson (Luther). Bien que correcte, la série ne soutient pas la comparaison avec l’originale, elle est éreintée par la critique, boudée par le public, et essuie un échec cuisant. On signalera aussi une suite au Prisonnier, sous forme de 4 bandes dessinées publiées dans les années 80 (compilées ensuite dans un roman graphique intitulé Shattered Visage)
Série-culte dès sa diffusion, Le Prisonnier en a gardé le statut au fil des décennies suivantes. Culte, quasiment au sens propre puisqu’elle a même donné naissance à des « sociétés », comme la Six of One dont le président d’honneur n’était autre que McGoohan. Plus prosaïquement, la série a aussi marqué la culture populaire, par exemple en faisant l’objet de chansons des Clash ou de Iron Maiden, ou grâce à ses répliques mythiques, dont certaines sont passées dans le langage courant. On pense au fameux « Je ne suis pas un numéro… » ou au « Bonjour chez vous », repris en France par l’humoriste Francis Blanche.
Et McGoohan, dans tout ça ? Après la fin de la série, l’acteur a poursuivi sa carrière au cinéma et à la télévision (on l’a vu notamment dans Columbo), mais sans vraiment parvenir à se… libérer de son personnage du Prisonnier. L’une de ses dernières apparitions, avant sa mort en 2009, a lieu dans Les Simpsons : il prête sa voix au Numéro 6, tandis que la sinistre Boule poursuit la pauvre Marge…
C’était il y a 50 ans : un mystérieux espion se réveillait en plein cauchemar, Prisonnier d’un petit village et dépossédé de son identité. Série ésotérique, originale dans son esthétique, surchargée de symboles et de sous-textes, Le Prisonnier est devenue en 17 épisodes une série-culte. Loin d’être désuète et poussiéreuse, elle mérite largement d’être vue ou revue aujourd’hui : parce qu’elle a marqué l’Histoire de la télévision (son influence se ressent, au hasard, dans des séries comme Lost ou Twin Peaks), et parce qu’elle est toujours pertinente avec une grille de lecture actuelle. Un demi-siècle plus tard, nous sommes tous un peu des prisonniers, qui aspirent à être autre chose qu’un simple numéro…
Le Prisonnier (ITV)
1 saison de 17 épisodes.
Disponible en DVD.
Pour aller plus loin :
« Le Prisonnier, chef-d’œuvre télévisionnaire » de Alain Carrazé (Éditions Néo)