Après le cuisant échec de La Belle au Bois Dormant, les studios entrent dans une nouvelle période qui durera jusqu’en 1973. Celle-ci est marquée entre autres par le développement de la xérographie, un procédé qui bouleverse le style de l’animation, avec des graphismes plus abstraits et des personnages à l’aspect crayonné. Le premier film développé à partir de cette technique est Les 101 Dalmatiens, sorti en 1961 – qui n’aurait jamais pu voir le jour sans le procédé de xérographie, au vu du nombre de chiens tachetés à animer. Les productions cinématographiques Disney des années 60, ce qui inclut les films en prises de vue réelles, représentent un commerce rentable qui permet de croire en un brillant avenir. Mais les décès successifs de Walt Disney en 1966 et de son frère Roy en 1971, désorganisent totalement les studios. La plupart des long-métrages animés du débuts des années 70 sont des déceptions critiques et annoncent un déclin inévitable.
La période commence avec Les 101 Dalmatiens, adapté du roman homonyme de l’écrivain britannique Dodie Smith, publié en 1956. À Londres, un couple de magnifiques dalmatiens, Pongo et Perdita, coulent des jours heureux auprès de leurs maîtres Roger et Anita. Les deux chiens ont un beau jours une portée de quinze bébés, mais leur bonheur est de courte durée, car Cruella De Vil, ancienne camarade de classe d’Anita obsédée par les fourrures, les fait enlever dans le but de se faire un manteau.
Graphiquement, Les 101 Dalmatiens est moins réaliste que les grands Classiques du premier âge d’or et des années 50 et se caractérise justement par une exagération de la réalité. Les décors sont composés d’aplats de couleur – surfaces de couleurs uniformes – puis les détails et contours sont appliqués sur des celluloïdes par-dessus. Les nouvelles techniques de dessin permettent quand même de mettre en relief certains détails comme les sillons d’un champ, les pierres constituant un pont, le lit d’une rivière, etc… et d’étoffer ainsi certains éléments topographiques de Londres et de la campagne anglaise en hiver. Comme nous l’avons préalablement précisé, l’utilisation de la xérographie a été cruciale pour la création des 101 Dalmatiens. En effet, ce procédé a permis d’animer plus de 6 450 000 tâches, ce qui aurait été impossible dans les films précédents.
Ce long-métrage compte peu de chansons, la plus emblématique étant Cruella De Vil, sorte de pamphlet satyrique envers la méchante éponyme, écrit dans un style proche du blues. Comme pour La Belle au Bois Dormant, la musique est composée par George Bruns, qui signe une partition assez entraînante et servant bien l’intensité narrative. Le film est beaucoup plus modeste que ses prédécesseurs mais offre un agréable retour aux aventures animalières, dans la lignée de La Belle et le Clochard. À travers Les 101 Dalmatiens se dégage une apologie des valeurs familiales, confrontées à la scélératesse et à la méchanceté d’antagonistes plus ou moins stéréotypés dont la grande représentante est Cruella. Elle est comme son nom l’indique, une femme cruelle et diabolique flirtant parfois avec l’insanité et prête à tout pour arriver à ses fins. Elle est par surcroît impolie, insolente, cynique et capricieuse. Dans une autre mesure, elle serait une caricature de la riche femme excentrique et détestable. Son obsession pour les fourrures pourrait dénoncer la dépravation d’une société matérialiste ainsi que la maltraitance des animaux.
Les 101 Dalmatiens est par ailleurs le premier Classique d’animation Disney à se situer dans une époque contemporaine à sa réalisation – on peut ainsi apercevoir des postes de télévision et des voitures d’époque. La scène humoristique se basant sur le concept « tel maître, tel chien », offre quant à elle, une douce et sensible caricature sociétale à portée universelle.
Le prochain film de la période est Merlin l’Enchanteur, sorti en 1963 et adapté du livre de Terence Hanbury White, The Sword in the Stone, lui-même basé sur les célèbres personnages de la légende arthurienne. Les studios Disney se rabattent sur un univers médiéval et fantastique auquel ils sont habitués, mais pour de nombreux auteurs ce nouveau long-métrage n’atteint pas la puissance des classiques précédents. Les critiques reprochent principalement au film son scénario, ainsi que la réalisation de Wolfgang Reitherman qu’il jugent peu adaptée et légèrement scabreuse. Pourtant Reitherman est l’une des personnalités les plus symboliques de l’histoire des Disney et Merlin l’Enchanteur est un long-métrage aux qualités artistiques indéniables et multiples, à commencer par une belle histoire, pleine de magie et de charme. Le duel de sorcellerie qui voit s’opposer Merlin et Madame Mim dans une succession de métamorphoses est cultissime.
Le film suit l’éducation du jeune Wart par le magicien Merlin qui l’entraîne dans des leçons plutôt atypiques où il devient consécutivement un poisson, un écureuil et un oiseau. L’intrigue se déroule dans un monde dénué de lois sociales et où les faibles sont la proie des forts. Wart devra apprendre les règles de la survie au cours de ses aventures qui proposent ainsi, une vision romantique de l’éducation d’un enfant. Le film est parsemé de références à la légende du roi Arthur, ainsi que de petits clins d’oeil à l’Histoire. Puisque Merlin est capable de voyager dans le futur, il dévoile au jeune garçon l’existence de la locomotive à vapeur, de l’avion à hélice, et surtout, lui apprend que la Terre est ronde. C’est ainsi l’occasion de placer quelques gags, comme lorsque Merlin déclare : « Oh, big news, eh? Can’t wait for the London Times – first edition won’t be out for at least… 1200 years. », ou encore lorsqu’il dit revenir des Bermudes et du XXe siècle avec des Converses aux pieds.
La dimension humoristique du film est assez importante, notamment grâce au hibou Archimède. Merlin l’Enchanteur bénéficie en outre d’une musique entraînante et déjantée composée par George Bruns et marque la première collaboration des frères Sherman pour l’écriture des chansons d’un long-métrage Disney.
Le film suivant est l’un des Classiques Disney les plus appréciés par le public, il s’agit du Livre de la Jungle, sorti en 1967 et adapté du roman homonyme de Rudyard Kipling paru en 1894. Après les dessins abstraits et plus modestes des 101 Dalmatiens et de Merlin l’Enchanteur, on retrouve une qualité graphique élevée et très détaillée, surtout au niveau de l’environnement tropical qui rappelle les palettes de couleurs de Paul Gauguin ou du Douanier Rousseau.
Plusieurs artistes célèbres ont été requis pour doubler des personnages du film, à commencer par Phil Harris qui prête sa voix à l’ours Baloo – sa collaboration avec Disney se poursuivra sur les deux long-métrages suivants, Les Aristochats et Robin des Bois. Louis Prima, chanteur, auteur-compositeur et trompettiste de jazz américain, surnommé the King of the Swingers, interprète le roi Louie, un orang-outan régnant sur les singes. Il servi de modèle dans la création du personnage et interprète une des chansons phares du film, I Wanna Be Like You, dont les première paroles lui rendent hommage « Now I’m the king of the swingers ». Enfin, George Sanders offre sa voix au méchant du film, le tigre Shere Khan. Cet acteur américain récompensé par un Oscar pour son rôle de critique sarcastique dans All About Eve de Joseph L. Mankiewicz (1950), interpréta des rôles d’envergures dans de nombreux classiques du cinéma dont Rebecca d’Alfred Hitchcock, Chasse à l’homme de Fritz Lang, Le Portrait de Dorian Gray d’Albert Lewin, Samson et Dalila de Cecil B. DeMille, Voyage en Italie de Robert Rossellini, etc…
Le Livre de la Jungle est le dernier film réalisé du vivant de Walt Disney, qui décéda quelques mois avant la sortie du film. C’est un film au résultat très agréable constituant le dernier témoignage de l’empreinte du cinéaste sur le 7e art, dont l’univers enchanteur embrassant la cause de l’enfance ne bascule jamais dans la puérilité. Selon l’écrivain John Grant, auteur d’une encyclopédie des personnages Disney, le film n’a absolument rien à voir avec le livre de Kipling et s’apparente plus à une rencontre remarquable entre le Jazz et la jungle. Son succès est en partie dû à la combinaison gagnante de plusieurs éléments. Tout d’abord, la musique très jazzy de George Bruns auréolée par les paroles des frères Sherman : une coopération à l’origine de chansons cultes comme The Bare Necessities. D’autre part, les personnages sont particulièrement réussis et captivent tous par un trait de caractère ou un signe distinctif : Baloo, est un ours hédoniste ; Bagheera, une panthère bienveillante ; Kaa, un serpent hypnotiseur, etc.. Un léger défaut est cependant à relever au niveau des personnages, car le principal antagoniste du film, le tigre Shere Khan, n’est pas assez présent pour incarner un véritable « méchant ». Seule la voix suave et inquiétante de George Sanders permet de matérialiser l’esprit machiavélique du carnivore. Quant aux autres opposants comme Kaa ou le roi Louie, ils ne sont que de simples bouffons.
Comme nous l’avons préalablement précisé, le film se distingue également par une animation remarquable relevée d’effets impressionnants tels les reflets de l’eau ou le scintillement de la lune. En définitive, les studios Disney livrent un énième récit initiatique dont la morale de fin est simple mais efficace : on revient toujours à notre première nature, même si on essaye de s’en éloigner.
C’est avec la sortie des Aristochats en 1970 que les studios Disney entament la période de déclin qui s’amorcera véritablement trois ans plus tard avec Robin des Bois. Il s’agit du dernier long-métrage d’animation dont la production fut approuvée par Walt Disney, décédé fin 1966 avant le début de la réalisation. Le film est inspiré d’une histoire de Tom McGowan et Tom Rowe et, dans la lignée de La Belle et le Clochard et des 101 Dalmatiens, met en scène des animaux domestiques. Les personnages principaux ne sont cependant plus des chiens mais des chats. Dans le Paris de 1910, Madame Adélaïde, riche aristocrate célibataire et ancienne cantatrice, vit seul dans un hôtel particulier avec ses chats : Duchesse et ses trois petits, Toulouse, Berlioz et Marie. Un jour, le majordome Edgar apprend que les chats sont désignés comme les héritiers directs de la vieille dame et qu’il ne pourra bénéficier du butin que lorsqu’ils seront morts. Il décide donc de se débarrasser d’eux pour pouvoir profiter plus rapidement de cet héritage colossal.
De nombreux critiques ont reproché au film son manque de nouveauté et la tentative des studios Disney de piocher des ingrédients préexistants dans d’autres classiques dans le but de créer un plat réchauffé. Cependant, Les Aristochats n’en demeure pas moins un très bon film, délicatement réalisé et agréable à regarder. Sa trame est superficielle certes, mais il possède un charme incomparable et constitue une authentique déclaration d’amour à Paris, ainsi qu’à la France. On y retrouve des graphismes abstraits comparables à ceux des 101 Dalmatiens et de Merlin l’Enchanteur, et surtout un aspect crayonné très prononcé qui accorde au film une atmosphère rassérénante. Tout dans les Aristochats nous offre l’image d’un Paris vieillot et romantique avec des monuments emblématiques comme la Tour Eiffel, Notre-Dame de Paris, le Pont Neuf… et des éléments urbains typiquement parisiens : des réverbères, des immeubles haussmanniens, des rues pavées, des colonnes Morris, etc.. Certaines images sont dignes de cartes postales, notamment lorsque sur les toits, Duchesse et Thomas O’Malley contemplent Paris une nuit de pleine lune. Même les personnages font référence à la France. Ainsi, les noms des chatons rendent hommage à des artistes français : le peintre Henri de Toulouse-Lautrec, le compositeur Hector Berlioz et la chanteuse Maria Callas. Roquefort la souris évoque une spécialité fromagère du pays, et les chiens de ferme Napoléon et Lafayette, deux personnalités historiques d’envergure.
Une fois de plus, la musique très reconnaissable de George Bruns endosse un rôle important dans la composition du film et en reste l’un des meilleurs éléments. Scat Cat et sa bande de chats de gouttière font partie des seconds rôles les plus intéressants des films Disney et apportent aux Aristochats une touche jazzy indiscutable, on retiendra tout particulièrement l’incontournable chanson Everybody Wants to Be a Cat. Notons également la participation exceptionnelle de Maurice Chevalier, éternelle incarnation du titi parisien, qui avait pourtant mis un terme à sa carrière en 1967. Il enregistra la chanson-titre du film, The Aristocats, dont le dernier couplet est écrit en français. Ce fut-là sa dernière contribution artistique qu’il accepta par amitié pour Walt Disney. Il aurait à ce sujet écrit dans une lettre : « Je n’aurais jamais accepté pour personne d’autre et quelle que soit la somme proposée, sauf pour l’honneur de montrer l’amour et l’admiration pour le seul et unique Walt ».
Il est bien peu aisé de donner un avis sur Robin des Bois, dont les maigres qualités sont régulièrement contestées par la critique et le public. Sorti en 1973, il est l’élément qui plonge définitivement les studios Disney dans la profonde léthargie dont il ne ressortiront qu’en 1989. Le film se base sur la légende du héros médiéval britannique, brigand au grand cœur qui vivait caché dans la forêt de Sherwood et détroussait les riches au profit des pauvres. Il s’inspire par ailleurs du Roman de Renart, un recueil de récits animaliers français des XIIe et XIIIe siècles, et ce, principalement pour l’utilisation d’animaux anthropomorphes. L’histoire se déroule donc au « Royaume des animaux » et chaque personnage est représenté par un animal différent : Robin des Bois est un renard, Petit Jean un ours, Frère Tuck un blaireau, le Prince Jean un lion, etc…
Faute de moyens, la réalisation de Robin des Bois est marquée par la réutilisation d’éléments d’animation issus d’anciennes productions Disney. Un fait particulièrement observable lors de la séquence qui accompagne la chanson The Phony King of England, où l’on retrouve des éléments de Blanche Neige, du Livre de la Jungle et des Aristochats. L’un des points forts du film est son humour, que l’on doit en partie au duo formé par le Prince Jean et son acolyte Triste Sire. Ces deux personnages sont doublés respectivement par l’immense Peter Ustinov (Lola Montes, Spartacus, Mort sur le Nil), qui aurait selon ses dires, parodié son rôle de l’Empereur Néron dans Quo Vadis (1951) ; puis par Terry-Thomas, alias « Big Moustache » dans la Grande Vadrouille. Leurs échanges font sûrement partie des scènes les plus drolatiques de la filmographie Disney.
Robin des Bois pèche par le manque de personnalité de son personnage principal, héros sans peur et sans reproche un peu trop propre sur lui, qui peine à susciter la sympathie des spectateurs. Seuls les seconds rôles apportent un peu de saveur et d’humour à cette adaptation, tel l’ecclésiastique Frère Tuck ; Lady Kluck, la « poule » de compagnie de Belle Marianne ; Adam de la Halle, le coq ménestrelle ; ou encore Trigger et Nusty, les deux vautours complices du Shérif de Nottingham. La musique de George Bruns reste fidèle à elle-même, mais innove en ayant recours à des instruments anciens pour illustrer l’époque médiévale. Le chanteur et compositeur américain de country, Roger Miller, a écrit et interprété trois des chansons du film, dont le désormais célèbre thème principal Whistle Stop, un air presque entièrement sifflé, ainsi que la ritournelle Oo-De-Lally.
Après les échecs relatifs des films du débuts des années 70, les studios Disney sont réorganisés. De nouveaux artistes sont engagés pour former une nouvelle génération d’animateurs. Malheureusement, ces derniers se font la main sur les nouvelles productions, et l’aspect artistique des long-métrages d’animation Disney en pâtit considérablement. Les studios sont plongés dans un profond sommeil qui durera 15 longues années, entre 1973 et 1988.