Louis CK fait partie des personnalités récemment accusées d’agressions sexuelles. Le choix de HBO (et peut-être FX) de supprimer toutes ses œuvres de son catalogue pose une question délicate : faut-il distinguer l’homme de l’artiste ? Est-ce seulement possible ?
En octobre dernier éclatait l’affaire Harvey Weintein, producteur accusé d’agressions sexuelles par plusieurs femmes. Depuis, le scandale a fait boule de neige et les accusations se multiplient, dans le sport, la politique, les médias. Dans le domaine des séries, des personnalités comme Kevin Spacey, Matthew Wiener, Ed Westwick, Robert Knepper… ont ainsi été montrées du doigt. De même que Louis C.K, plusieurs femmes ayant affirmé dans le New York Times que l’acteur les avait agressées en se masturbant devant elles.
Nonobstant la gravité des faits allégués, et même si Louis C.K a reconnu les faits dans un communiqué, cet article n’a pas pour objet de le juger et encore moins de le condamner. Néanmoins, les conséquences des accusations portées contre l’acteur ont été immédiates, avant même son communiqué : le lancement de son film I love you daddy a été définitivement annulé, de même que sa participation au talk-show de Stephen Colbert ; Netflix renonce à une collaboration prévue de longue date ; HBO a annoncé avoir retiré de son catalogue toutes les séries et spectacles où il apparaît et FX envisage de faire de même avec la série Louie. Des décisions diversement appréciées : saluées par les uns, elles sont critiquées par d’autres qui considèrent qu’il ne faut pas confondre le comportement d’un artiste et son œuvre.
Le sujet est délicat, mais l’argument mérite d’être étudié, en particulier dans le cas de Louis C.K. Et ce, pour deux raisons majeures : d’abord parce que l’acteur ayant reconnu les faits, la présomption d’innocence – essentielle dans un état de droit – n’est plus vraiment un critère déterminant ; ensuite parce qu’il fait partie de ces artistes qui entretiennent un rapport très particulier à leur œuvre, largement inspirée de leur propre expérience.
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Faire la part des choses entre l’artiste et son œuvre. Ce n’est pas la première fois qu’une telle assertion soulève le débat, tous domaines confondus. Prenons l’exemple de Céline, écrivain notoirement antisémite : son roman Voyage au bout de la nuit n’en est pas moins un des grands livres de la littérature française. Maître du baroque italien, Le Caravage s’est rendu coupable de meurtre ; faut-il pour autant brûler ses chefs-d’œuvre ?
Autre grand romancier, l’immense Tolstoï raconte dans son journal avoir violé une servante lorsqu’il était jeune ; doit-on pour autant retirer Guerre et Paix de toutes les bibliothèques ? Déjà à son époque, le goût de Charlie Chaplin pour les très jeunes filles et le harcèlement sexuel dont étaient victimes ses actrices étaient bien connus (Virginia Cherrill a même été écartée du tournage de Les lumières de la ville, pour avoir repoussé les avances pressantes du réalisateur) ; faut-il cesser de regarder les films de Charlot ?
Pour poser la question plus largement : une œuvre est-elle liée à la droiture morale de son auteur, ou l’éthique et la création sont-elles deux choses différentes ? Louis C.K n’est pas Céline, Tolstoï ou Chaplin, mais fondamentalement, le problème reste le même – et sans doute n’existe-t-il pas de réponse claire et nette. D’un côté, l’art est sensé être universel et dépasser son auteur, le transcender pour exister par lui-même, en dehors de lui et donc de ses turpitudes ; mais de l’autre, il est bien souvent difficile de séparer créateur et création.
Penchons-nous sur le cas de Kevin Spacey. Le choix ne doit rien au hasard : nous nous gardons bien d’évoquer Ed Westwick par exemple, qui nie catégoriquement les viols dont on l’accuse. Mais concernant Spacey, la présomption d’innocence est là aussi toute relative puisque l’acteur de House of cards a reconnu a demi-mots les accusations d’agressions sexuelles dont il a fait l’objet. On peut (peut-être) faire la distinction entre l’acteur et son personnage. Peut-être. Mais les choses sont beaucoup moins simples dans le cas de Louis C.K, humoriste souvent considéré comme l’un des comiques les plus doués de sa génération, mais qui a justement bâti sa carrière sur des stands-up et des séries où il parlait de sa vie, de son expérience, de sa sexualité. Tout le problème est là : l’art de Louis C.K, c’est sa vie ; son personnage, c’est lui.
On l’a dit : Louis C.K. a lui-même reconnu s’être masturbé devant plusieurs femmes, sans leur accord, et il s’en est excusé. Mais peut-on vraiment faire abstraction du contexte en revoyant l’épisode de Louie où le héros éponyme insiste auprès du personnage interprété par Pamela Adlon (avec qui il a co-créé Better Things), alors qu’elle repousse ses avances ? Ou devant les dialogues ou monologues consacrés à la masturbation ? Des scènes que l’on trouvait drôles et impertinentes, qui apparaissent aujourd’hui glauques et effrayantes. Et que dire de ce I love you Daddy, ce fameux film annulé avant son lancement, qui parodiait la relation sulfureuse de Woody Allen et de sa belle-fille Soon Yi ?!
N’oublions pas, enfin, un élément déterminant dans le débat: la contemporanéité des faits. Lire Tolstoï aujourd’hui, regarder les films de Charlot en faisant abstraction du comportement de ces deux hommes est envisageable ; Louis C.K a lui-même déclaré comprendre le traumatisme ressenti par les femmes qu’il avait agressées, et celles-ci en souffrent encore aujourd’hui. Même en admettant que Louis C.K soit un génie de la comédie, même en supposant que des séries comme Louie ou Horace and pete n’aient rien perdu de leurs qualités, ne nous trompons pas : il y a des victimes. Et c’est en pensant à elles qu’il devient extrêmement problématique de dissocier Louis de Louie.
Louis C.K. contre Louie : le créateur face à son œuvre. En marge de l’affaire elle-même (et de tous les scandales qui éclatent quotidiennement ou presque), reste à savoir quelle attitude adopter face au travail de ses personnalités, accusées de faits très graves. Le cas de Louis C.K est particulièrement intéressant – et délicat – parce que la nature même de son écriture rend particulièrement poreuse la limite entre fiction et réalité. Peut-on, doit-on séparer l’artiste de son œuvre ? A chacun d’en juger.