Sorti en 1999, Eyes Wide Shut est l’ultime opus de l’œuvre de Stanley Kubrick qu’il a coécrit, produit et réalisé. Le film se base sur une nouvelle de l’auteur autrichien Arthur Schnitzler intitulée Traumnovelle et publiée en 1926. Dernier chef-d’œuvre du maître décédé quelques mois avant la sortie du film, il explicite de manière définitive le penchant de l’artiste pour les thématiques sombres et troublantes. Comme la plupart de ses long-métrages, il suscita une controverse, tant pour son contenu dérangeant que sa portée idéologique. La multiplicité des sujets traités au sein d’une intrigue d’ores et déjà complexe, a permis l’élaboration d’une œuvre de qualité, exerçant parfois une véritable fascination sur le spectateur. S’il n’est pas le meilleur film de Stanley Kubrick, Eyes Wide Shut est sans nul doute avec Barry Lyndon (1975), l’une des plus belles créations du réalisateur sur les plans esthétique et visuel. Plus qu’une simple œuvre testamentaire ou qu’une compilation des thèmes chers à son auteur, Eyes Wide Shut est un petit chef-d’œuvre menant à leur paroxysme le thriller érotique et le drame psychologique. Il marque avec virtuosité, la fin de la carrière de ce cinéaste majeur de l’histoire du XXe siècle. Cet article aura pour objectif d’essayer de mettre en lumière les différents concepts et notions développés dans le film.
Résumé de l’intrigue d’Eyes Wide Shut
Un couple de jeunes bourgeois new-yorkais, le Dr. William, dit « Bill » Harford (Tom Cruise), et sa femme Alice (Nicole Kidman), se rendent à une réception organisée par un patient à l’occasion des fêtes de fin d’année. Le lendemain soir, après avoir consommé de la marijuana, le couple s’aventure dans des élucubrations sur la fidélité. Agacée par les propos de son mari, Alice avoue avoir un jour immodérément souhaité ne jamais l’avoir connu, s’il lui avait été donné de passer ne serait-ce qu’une nuit dans les bras d’un inconnu rencontré en vacances. La conversation est interrompue par la sonnerie du téléphone, un patient de Bill vient de décéder, et celui-ci, par souci professionnel, décide de se rendre sur place pour apporter son soutien aux proches. De but en blanc, la fille du défunt qu’il connaît à peine, le soumet à une déclaration d’amour délirante et insensée. Bill, troublé à la suite de ces événement, ère dans les rues de New-York et s’engage dans une nuit débordante d’aventures aussi insolites les unes que les autres, qui le conduiront dans un château où une puissante société secrète organise des orgies masquées. Découvert par les organisateurs de la soirée, Bill est « sauvé » de justesse par une jeune femme qui semble le connaître et est prié de ne raconter à personne ce qu’il a vu au château, sous peine d’être sévèrement puni. Il se trouve ensuite entraîné dans un cauchemar interminable…
Un long-métrage pittoresque : lumières, couleurs, décors et costumes
Dans la lignée de Barry Lyndon (1975) et de son inoubliable scène de séduction exclusivement éclairée à la bougie, Kubrick traite une fois de plus la lumière et les couleurs avec une maîtrise irréprochable. La réception de Noël est un véritable feu d’artifice de tons or et vermeils et les appartements baignent dans une luminosité dont la distinction n’a d’égal que le malaise qu’elle provoque. Malaise envenimé par les prises de vue intérieures : toutes les pièces – halls, couloirs, galeries, salons, etc. – sont filmées dans leur ensemble, par de longs travellings et panoramiques, nous entraînant ainsi dans des incursions vertigineuses des principaux théâtres d’action du film – technique ressemblant à celle employée dans The Shining, (1980). Les personnages se perdent dans l’immensité et le luxe des résidences new-yorkaises. L’appartement des Harford, est, à plusieurs reprises, nimbé d’un bleu crépusculaire anxiogène qui maintient cette marque de pesanteur et d’appréhension. Cette prestidigitation chromatique de maître Stanley est constitutive d’une séquence cruciale du film, celle s’opérant au château. Lorsque Bill s’y présente, il assiste avec fascination à une cérémonie manifestement occulte dont les deux couleurs dominantes sont le rose et le noir, ce qui concède à la scène une ambiance offrant un savoureux mélange entre érotisme et style gothique. Après la cérémonie, on explore les méandres du château. On immerge dans un cadre baroque qui vire tendancieusement au rococo décadent et couronné d’une déflagration de couleurs chaudes allant de l’ocré au rougeoyant, figurant ainsi, l’ardeur s’affranchissant de l’orgie.
Selon certaines critiques, Kubrick aurait choisi de situer le film pendant la période de Noël parce qu’elle évoque la naissance et le rajeunissement. Quoi qu’il en soit, elle a permis au réalisateur d’employer quelques unes de ses méthodes de photographie bien personnelles, incluant les choix d’emplacements des sources d’éclairages – comme il put le faire sur le tournage de Barry Lyndon. Les lumières de Noël illuminent les moindres recoins du film, lui accordant ainsi un charme inégalable. Les costumes masculins et féminins frappent par leur élégance, telle la magnifique robe portée par Alice au début du film. Quant aux masques utilisés pour les scènes d’orgies, ils sont de style vénitien, apportant de la sorte une touche d’érotisme et de noirceur en totale contradiction avec la magie de la Nativité précédemment mise en place – notamment à la soirée de Ziegler. Les séquences au château pourraient être perçues comme un miroir maléfique de l’ambiance du monde extérieur.
Une apologie de la concupiscence
Avec Eyes Wide Shut, Kubrick, fidèle à lui-même, nous plonge dans un univers de débauche et de dépravation morale, précédemment abordé dans ses long-métrages Lolita (1962), et Orange mécanique (1971). La quasi-totalité des personnages ont un lien direct et évident avec le sexe. Lors de la réception de Noël, une jeune droguée mal en point semble être la principale distraction de Mr. Ziegler (Sydney Pollack), qui délaisse son devoir d’hôte au profit de sa libido. Dans la rue, une prostituée aborde Bill et réussit à l’attirer chez elle – on apprendra ultérieurement qu’elle est séropositive. Un loueur de costumes surprend sa fille batifolant avec deux hommes dépourvus de vêtements et finit par la prostituer. Sans oublier les orgies qui ont lieu au château. Le sexe tient une place prépondérante dans l’intrigue d’Eyes Wide Shut, à tel point qu’il en devient l’un des protagonistes principaux. Les plans d’ouverture et de clôture en sont une preuve formelle, le film débute sur l’épine dorsale d’Alice se dénudant et se conclue sur ses belles paroles : “There is something very important that we need to do as soon as possible (…) Fuck.”
À travers ce long-métrage se révèle une nette incitation à la luxure. L’influence sadienne y est indiscutable, notamment en ce qui concerne la composition de la cérémonie occulte et des scènes d’orgies : rites minutieusement préparés, liturgie, pantomimes érotiques, mise en scène de la luxure et de la perversité au travers de tableaux criants de débauche sexuelle, etc. Dans les écrits du Marquis de Sade, il n’y avait pas de clin d’oeil au lecteur mais une agression systématique de ce dernier. Eyes Wide Shut fonctionne de la même manière et ne cherche pas à plaire au spectateur. Le cinéaste met en scène des personnages transgressant des interdits et invite le spectateur à les suivre dans cette transgression. L’apologie de la concupiscence devient ici une esthétique qui touche la société jusqu’à ses racines.
Le mariage : violation du serment conjugal et tentation
The only way to get rid of temptation is to yield to it. (« Le seul moyen de se délivrer de la tentation, c’est d’y céder. »)… Cette citation d’Oscar Wilde aurait pu figurer au générique d’ouverture d’Eyes Wide Shut, tant son principe est inhérent à la structure et à l’identité du film. Pendant la première séquence, on insiste sur la perfection apparente du couple formé par Bill et Alice : deux jeunes new-yorkais, beaux et fortunés élevant leur petite fille dans un sublime appartement. Alors qu’ils se préparent pour une soirée, on devine aisément qu’ils entretiennent une relation fusionnelle. En témoigne Alice qui urine devant son mari sans éprouver la moindre gêne. La stabilité du couple est également mise en avant par la quiétude de la célèbre Suite pour orchestre de variété n° 1 de Dimitri Chostakovitch, audible pendant la séquence. Cet équilibre sera pourtant démenti tout au long du film. Au-delà des apparences d’un mariage heureux basé sur la fidélité et le respect mutuel, le risque de succomber à la tentation se manifeste dès les premières minutes du film, lors de la réception de Noël. Les éléments qui introduisent cette tendance sont l’apparition simultanée de Sandor Szavost, un invité hongrois pour le moins baratineur, conviant Alice au cœur d’une danse lascive, ainsi que de deux tentatrices séduisant Bill avec ostentation et brusquerie. Le hongrois interpelle Alice en lui posant cette question : « Don’t you think one of the charms of marriage is that it makes deception a necessity for both parties? » (« Ne pensez-vous pas que l’un des charmes du mariage est qu’il rend la tromperie nécessaires pour les deux partis ? »). À cet instant, le spectateur pense que Bill et Alice vont se tromper mutuellement, mais pourtant, il n’en sera rien.
Lorsque Bill et Alice rentrent chez eux, ils s’adonnent aux plaisirs de la chair, ce qui leur permet de remplir leur devoir conjugal d’une part, et de soulager l’excitation accumulée par leurs flirts respectifs d’autre part. La scène est rythmée par un extrait de la musique de Chris Isaak, Baby Did a Bad Bad Thing, sensuelle et érotique à souhait. Le lendemain matin, alors qu’Alice est avec sa fille à l’appartement, Bill est déjà au travail : une nouvelle occasion de représenter le schéma-type du couple parfait et d’évoquer la dualité homme/femme. Deux plans successifs montrent Alice enfilant un soutien-gorge et Bill examinant une patiente nue, pour laquelle il ne semble ressentir aucun désir. Ce découpage insiste sur la fidélité de Bill, et prouve du reste son respect pour la déontologie médicale. Cependant, une scène va venir bouleverser la stabilité conjugale présentée jusque-là. L’aveu d’Alice constitue l’élément déclencheur du film car il détruit irrémédiablement dans l’esprit de Bill, l’idée qu’il se faisait de la perfection de son couple. En lui apprenant qu’elle aurait été prête à l’abandonner pour un inconnu, Alice anéantit la confiance que son mari lui accordait et le rend susceptible de céder à des fantasmes typiquement masculins. Il sera d’ailleurs amené à les vivre lors de ses pérégrinations nocturnes : être invité chez une charmante prostituée, assister à une cérémonie mettant en scène une procession de femmes nues, se rincer l’œil devant des orgies, etc. Toutefois, ni Bill, ni Alice ne trompera son conjoint pendant le film. La tentation a exercé son pouvoir sur les personnages, tout en ne réussissant pas à les faire fléchir. La morale chrétienne serait-elle ainsi respectée ?
Double personnalité et refoulement : la mécanique des passions
La secte présentée dans le film est un rassemblement gigantesque de membres de la haute société. Si chacun semble connaître l’identité de son voisin, la barrière de la honte prend le dessus et on se cache derrière des masques pour assurer son anonymat. On pourrait y voir une influence nietzschéenne : on dissimule notre esprit, on porte des masques en présence des autres. Si l’on s’en tient aux propos de Nietzsche : « Il faut enfin compter avec une propension un peu suspecte de l’esprit à duper d’autres esprits et à porter des masques en leur présence ; il faut tenir compte de cette pression, de cette poussée continuelle d’une force créatrice, habile à modeler comme à métamorphoser ; l’esprit jouit ici de la multiplicité de ses masques et de son astuce, il goûte aussi le sentiment d’être en sécurité. » Comme la surface figure la visibilité de la profondeur, le masque figure la visibilité de la personne… Bien que les masques de Nietzsche soient une métaphore, à l’inverse de ceux du film manifestement réels, ce précepte nous permet d’aborder un thème cher à Kubrick : la double personnalité. Il n’est ici ni question de trouble de la personnalité multiple ou de schizophrénie, mais plus simplement de l’existence d’un tempérament occulté par le refoulement des désirs et des envies intrinsèques à l’Homme.
Le refoulement est la tentative d’un individu de repousser ses propres désirs et envies. Il conduit l’Homme à se mouvoir dans une attitude insidieuse, nullement révélatrice de sa véritable personnalité et s’attachant à respecter les normes et les codes imposés par la société. Pourtant, dès que l’opportunité d’assouvir des fantasmes se présente dans un contexte exceptionnel, l’Homme n’est plus à même de tuer ses désirs dans l’œuf et doit leur céder. C’est exactement ce qui arrive à Bill, qui rentre dans une perspective d’accomplissement de ses fantasmes après l’aveu de sa femme. Eyes Wide Shut place l’être humain face à ses passions : des pulsions instinctives, émotionnelles et primitives, incluant la luxure, la colère et la jalousie. Ces besoins instinctifs on le pouvoir de déterminer le comportement d’un individu et, selon certaines philosophies dépassées, seraient le facteur essentiel de plusieurs maux sociaux et spirituels, comme les relations instables, les mariages brisés, etc. Eyes Wide Shut étant en grande partie un film sur le mariage, ces thèmes sont particulièrement liés aux personnages centraux du film.
Entre rêve et réalité : une œuvre onirique et angoissante
Avant toute chose, soulignons que le titre original de la nouvelle qui inspira le film, Traumnovelle, est traduit approximativement en français par : « La nouvelle rêvée ». De même, Eyes Wide Shut signifie littéralement « Les yeux grands fermés ». D’entrée de jeu, le nom du film annonce une structure narrative située à mi-chemin entre rêve et réalité. De l’ouverture à la séquence du château, le film évolue dans une dimension onirique quasi-omniprésente. L’utilisation répétée du fondu enchaîné illustre remarquablement cette confusion dans laquelle se trouvent les personnages et permet d’amorcer une dislocation de l’espace-temps, si caractéristique des rêves. On en aperçoit un après que Bill ait été averti par la jeune femme masquée du danger qu’il encoure en restant au château. Il précède les déambulations du médecin dans les différentes salles où se déroulent les orgies, pointant du doigt l’aspect fantasmé de l’expérience qu’il est en train de vivre. Par surcroît, le passage d’une pièce à une autre se fait constamment par l’intervention d’un fondu, ce qui renforce l’impression d’expérimenter une rêverie fantasmatique irréelle. De même, le fait que Bill ne réagisse pas à la mise en garde de la jeune femme, démontre une certaine inconscience propre aux rêves. Au château, chaque composante du sabbat et de l’orgie jète les bases d’un univers fantasmagorique et onirique. L’ossature murale et décorative du hall principal est un condensé d’architectures gréco-romaine et orientale. On pousse le rêve jusqu’au bout en implantant l’intrigue dans un lieu inconnaissable.
Contrairement à certaines croyances populaires, les fantasmes ne revêtent pas seulement un aspect agréable et peuvent être malsains, voire malfaisants. Dans le film, Bill est à plusieurs reprises victime d’un fantasme contrarié où il imagine sa femme dans les bras de l’inconnu. L’image est présentée en noir et blanc, accentuant ainsi le malaise et l’agacement du mari spirituellement trompé. Dans la même veine, lorsque Bill rentre du château, Alice est en proie à un cauchemar et se réveille en sursaut. Elle lui rapporte l’expérience d’un rêve d’adultère qui fait mystérieusement écho à ce qu’a vécu son mari lors de la soirée… Le couple serait-il psychiquement lié ?
L’enchantement instauré dans la première partie du film s’évapore, laissant ainsi place à un long cauchemar qui ne s’achèvera qu’à l’aube de la dernière séquence. Une fois démasqué, Bill est conduit face au maître de cérémonie dans la grande salle du château. Le caractère angoissant est instantanément matérialisé par l’assemblée masquée réunie autour du maître de cérémonie. Une succession de plans fixes illustre une pléiade de faciès menaçants, observant Bill de leur regard noir et impénétrable. Le second mouvement du Musica ricercata de György Ligeti, qui, uniquement constitué de deux notes, mi dièse et fa dièse en alternance, scande cette séquence préalablement inquiétante en lui conférant une ambiance lourde et étouffante. On l’entendra à nouveau lors d’une scène particulièrement pénible où Bill retourne au château et attend devant le portail d’entrée. Une caméra fixe le jeune homme et quelques secondes plus tard, une voiture se dirige vers lui. Un homme en sort et lui confie une lettre lui ordonnant de cesser toute enquête concernant la société secrète, sous peine de sanction.
La magie du fantasme de la première partie a disparu et le cauchemar continue : le pianiste qui lui avait communiqué le mot de passe de la soirée a été visiblement contraint de rentrer chez lui par la force ; une femme lui rappelant étrangement sa protectrice au manoir est morte d’overdose… et pour couronner le tout, il se fait suivre dans la rue. Après cette filature, Bill se réfugie dans un café où la musique d’ambiance est le Rex Tremendæ du Requiem de Mozart, dont les paroles latines signifient : « O Roi, dont la majesté est redoutable, vous qui sauvez par grâce, sauvez-moi, ô source de miséricorde. ». Dans ses films, Kubrick n’a jamais utilisé des musiques au hasard, et il est fort probable que ce morceau ait été choisi autant pour son timbre écrasant que pour le sens de son texte. Vers la fin du film, Mr. Ziegler fait comprendre à Bill qu’il s’est embarqué dans un délire paranoïaque concernant la société secrète, dont il fait d’ailleurs partie, et lui conseille de tout oublier. Bill rentre chez lui et découvre son masque sur son oreiller, près de sa femme. Ce dernier symbolise tout ce qu’il a caché à sa femme et fait ressortir son sentiment de culpabilité, à tel point qu’il craque et lui raconte tout.
Le profane et le sacré
Eyes Wide Shut dépeint la fascination des hommes pour l’occulte, la sorcellerie… pour la dimension cachée, obscure et un peu inquiétante du monde visible. La perversité y est solennisée, voire intellectualisée. Le sabbat illustre le sérieux et l’hypnotisme avec lesquels une assemblée entière se livre à des rites obscènes. Eyes Wide Shut semble s’intéresser à la délectation humaine de défier l’autorité, qu’elle soit étatique ou religieuse. Les adeptes de la secte défient la loi et la morale en se livrant à l’exhibitionnisme et à des orgies, tandis qu’ils affrontent Dieu par des cérémonies impies – le chant en fond sonore est extrait d’une liturgie roumaine orthodoxe et diffusée en sens inverse, on ne saurait imaginer pire blasphème. Cette musique cauchemardesque façonne une atmosphère gothique tout en parachevant la chimère concupiscente exaltée par la scène. Ne négligeons pas l’encensement de la célébration qui y ajoute une dimension religieuse et l’angoisse provoquée par l’hermétisme des masques. La rigidité de la séquence estompe le cynisme employé pour sculpter une satire des sectes et de la franc-maçonnerie.
La luxure et la perversité mises en scène au sein de la société secrète sont vraisemblablement représentatives d’une imagination débridée et portent à un niveau considérable les préceptes du matérialisme athée. Ceux-ci prônent deux postulats trop généralement admis selon eux : l’existence de Dieu et la bonté de la Nature. Si Dieu est présent dans la séquence, il ne l’est que par la véhémence du sacrilège. Quant à la nature, les démonstrations de sexualité débridée attestent que tout ce qui est dans la nature est naturel, par le fait même : les puissances créatrices et positives, tout autant que les puissances destructrices et négatives. Ce qui nous amène à la question de la sexualité des points de vue profane et sacré. Dans l’acception courante, l’Eglise prône la chasteté et condamne la sexualité qui doit être légitimée dans le cadre d’un devoir conjugal, pour éviter la concupiscence et peupler la terre – le but de l’union d’un homme et d’une femme est de procréer. La vie conjugale et la vie dévote devraient être compatibles. La sexualité doit être paisible, maîtrisée et doit permettre de contrôler son corps : elle ne doit pas nous transformer en bête. La dernière phrase du film prononcée par Alice – que nous avons préalablement évoquée – démontre une certaine inclination pour l’amour profane. Alors que le couple tient une conversation sur le mariage et la valeur de l’engagement, tout en s’estimant heureux d’avoir survécu à ces aventures, la jeune femme suggère un retour à la normale, à savoir faire l’amour. La stabilité d’un couple tiendrait-elle au potentiel de ses rapports sexuels ? Le sexe et le désir seraient les moteurs de la longévité en amour, une idéologie aux antipodes des principes chrétiens.
Malgré certaines longueurs, Eyes Wide Shut n’attise jamais l’ennui. La beauté visuelle, l’habile suspense et le génie du cinéaste nous tiennent en haleine du début à la fin. Ce film est à voir sans hésitation !