L’un des meilleurs moyens pour retourner à Twin Peaks reste indubitablement de se replonger dans l’écoute des partitions envoûtantes d’Angelo Badalamenti… Dont voici les principaux secrets !
Que ce soit pour les deux premières saisons de la série ou pour le long-métrage (Fire Walk With Me), le compositeur attitré de David Lynch a su « embraser » autant la noirceur que l’émotion suscitées par l’univers que ce dernier a si magistralement co-créé avec Mark Frost… Flashback, en compagnie du grand Angelo Badalamenti en personne, sur une signature musicale comme le petit écran n’en a finalement que très peu connue…
Comment perceviez-vous la série ?
Angelo Badalamenti : Et bien, elle a, sans conteste, totalement changé l’univers télévisuel pour toujours. Elle a été un tournant. Quand j’ai commencé à travailler dessus, j’ai compris que rien de tel n’avait été fait auparavant… que c’était innovant, frais, différent, absolument captivant, qu’après cela la télévision ne serait plus jamais la même, et que beaucoup allaient copier ce style dans le futur.
Comment compose-t-on un thème pour une ville entière ? Que pouvez-vous nous apprendre sur le très fameux « Main Titles » de Twin Peaks ?
Par chance, nous sommes retrouvés, lors de son enregistrement, avec ces trois notes qui ont donné à Twin Peaks ni plus ni moins que son identité. Même les magazines ont fait la remarque : les gens peuvent être en train de faire la vaisselle dans leur cuisine et, pour peu que leur téléviseur soit allumé, bien sûr, ils reconnaîtront Twin Peaks dès la première seconde. Alors là c’est la panique : « Mon Dieu, c’est Twin Peaks ! Vite au salon on finira plus tard ! ». Nous avions là un son unique… une ambiance inédite et, une fois de plus, une combinaison sombre et beauté fonctionnant à merveille. C’est avant tout à cet accord entre la mélodie telle que je l’ai orchestrée et l’impact sonore lors de son enregistrement qu’une telle identité tonale a pu voir le jour. Très vite, après ces quelques notes, on entame la mélodie sombre et l’épisode peut commencer. Le ton est donné. On démarre sur le tragique et on voit ensuite ce qui peut se passer.
Pourquoi avoir choisi le piano pour le thème de Laura ?
Avant tout pour faire la cassure avec les cordes… pour voir ce joli thème semblant sortir tout droit de cet ensemble étrange de cordes. Nous l’avons enregistré avec David dans le studio d’un de mes amis à Manhattan. Il faisait très sombre…
Parfait pour vous mettre dans l’ambiance…
(Rires). Exactement, c’était parfait ! Nous étions dans ce que vous pourriez appeler un « funky-studio » (rires). La nuit, les souris couraient partout. C’était effroyable ! Mais effectivement, c’était une ambiance et, avant tout, il avait ce magnifique piano… J’ai commencé avec mon synthétiseur, bien sûr, mais, très vite, je me suis dirigé vers le piano et j’ai joué le thème de Laura. Le son était si beau qu’il n’y avait plus à réfléchir : il fallait le jouer au piano. Ce fut une transition très naturelle, comme une évidence… Commencer sur un lit de cordes et laisser entrer le piano comme si c’était Laura elle-même. Cette mélodie vous renvoie à la solitude, à la souffrance et au désespoir. C’est sympathique, non ?! (Rires). [youtube id= »khMlcTE7lw8″]
Au moins aussi sympathique que la danse d’Audrey… Qu’en est-il de son thème, à elle ?
Ah, Audrey (soupir)… C’est la fille la plus sexy. Elle est si belle, si attirante, si… Sexy qu’elle n’en pouvait être que Jazzy ! Elle joue à l’adolescente mais elle sait exactement où vous… Vous voyez ?! Il y a tellement plus en elle que ce qu’elle semble être… Si bien qu’il lui fallait quelque chose d’un peu plus rythmé. De plus Jazz… (Il fredonne le thème…) L’ensemble est sexy, enjoué mais étrange. Comme pour vous dire : Ne croyez pas en cette innocence. Ne vous faites pas piéger par cet extérieur. Encore une fois, c’est le sexe qui prédomine ; mais toujours en combinaison avec l’étrangeté. Vous savez, je pense à elle et, tout de suite, un vieux sourire comme celui-ci (il prend un air lubrique…) apparaît au coin de mes lèvres. Elle est superbe.
Comment était-ce de passer du petit au grand écran à l’occasion de Fire Walk With Me ?
Il n’y a aucune différence. En tout cas, pour moi, il n’y en a pas. C’est une question que beaucoup de gens se posent : en quoi écrire pour le cinéma est différent que de le faire pour la télévision ? Ma façon de voir, c’est que la musique est la musique. Point final. De toute façon, on ne compose pas la musique d’un film sur les marches ou dans le palais du festival de Cannes ! On le fait dans son petit studio, devant un moniteur vidéo. Donc, pour nous, c’est à chaque fois un produit TV (rires) ! On est devant un tout petit écran avec de minuscules haut-parleurs et on propose de la musique de la même manière. Non… La seule véritable différence c’est, bien sûr, les moyens engagés par certains studios. Sur un film, on peut vous proposer le London Philharmonic Orchestra ou je ne sais quel orchestre pour opéra, alors qu’en télévision il n’est pas question du même budget. Il faut alors se tourner vers les synthétiseurs et les plus petites combinaisons d’instruments. Voilà ce qui change : l’orchestration. Pour Fire Walk With Me, nous avons enregistré à Prague avec un bel orchestre mais les différents thèmes, et l’ambiance en général, sont restés scrupuleusement les mêmes.
Y compris pour un titre comme le délicieux « The Black Dogs Runs At Night » ?
(Rires). C’était extrêmement drôle, je m’en souviens parfaitement !
Cette chanson est devenue culte, en quelque sorte. Vous l’avez co-composée avec David Lynch…
David a tout simplement toujours quelque chose d’étrange à dire. Je suis devant mon clavier et lui est assis à mes côtés dans mon bureau de new York… Il sort toujours ses phrases étranges comme s’il s’agissait d’une conversation tout à fait banale. Il m’a dit : « Angelo, donne-moi quelque chose, n’importe quoi. Propose-moi une atmosphère et dit simplement cette phrase : The black dogs runs at night ». Il me l’a fait répéter encore et encore. J’ai branché un petit micro tout simple à mon synthétiseur et on a enregistré sur DAT, tel quel. The black dogs runs at night… « Change un peu ta voix » me dit David. (Il prend un timbre plus grave). The black dogs runs at night, The black dogs runs at night (sur un ton encore un peu plus grave). The black dogs runs at night… The black dogs runs at night… The black dogs runs at night… Cette phrase encore et encore ! Je ne comprenais absolument rien à ce qu’on faisait. Mais après tout, j’étais habitué aux idées folles de David. Alors, pourquoi pas ? A ma plus grande surprise, il a tout utilisé à et ça s’est même retrouvé sur l’album (rires). C’est comme ça. Il vous dit de faire quelque chose et vous le faites machinalement. David a toujours autre chose à l’esprit, qu’il est tout simplement impossible d’entrevoir ou d’anticiper. En ce sens, c’est vraiment quelqu’un de très secret. Il ne partage pas ses pensées mais il est constamment en quête de nouveautés à utiliser ; en tout cas potentiellement. Il se laisse conduire par son inspiration et n’en dit rien à personne… Pour absolument tout et à chaque fois. Alors, vous faites les choses comme elles viennent mais, par-dessus tout, vous lui faites confiance car c’est incroyable. Dans le cas présent, je trouvais ça complètement ridicule, presque stupide et, tout à coup, tellement parfait et fonctionnant si bien. C’est vraiment là que réside son génie. [youtube id= »5R1ZQxboD7E »]
Depuis tout ce temps, croyez-vous toujours en l’existence de Bob ?
(Il se fige, effectue un mouvement de recul et prend un air sévère)… Bob est vivant. (Long silence, puis il reprend d’une voie plus grave)… Bob est vivant. (Intensifiant encore plus le ton et me fixant droit dans les yeux)… Bob est vivant !
Source: Interview initialement réalisée par Vivien Lejeune pour Dreams Magazine et publiée dans le numéro de Nov/Dec 2002
Crédits : ABC