Voilà une exposition qui pourrait bien perturber l’ordre immuable de la vie quotidienne des visiteurs. En effet, les curators ont concocté intelligemment un parcours chronologique, exhaustif et laborieux, puisque qu’il s’agit d’une des périodes les plus redoutables de l’histoire, à savoir la deuxième guerre mondiale. De l’apogée du surréalisme aux prémices de l’art underground, de Breton à Dubuffet, jusqu’à Picasso en passant par Brauner ou Rosenthal, l’aventure peut commencer.
Le spectateur est invité à suivre les pas d’artistes qui ne le laisseront pas simplement observer ce désastre humain, politique et économique, mais le feront également réfléchir sur les tabous et les totems d’une société en crise.
Quels sont les effets d’une telle guerre sur une société? De quoi l’Homme est-il capable pour survivre? Quel rôle joue l’art pendant une guerre ? Comment évolue-t’il ? Quel est le rôle des artistes? Jusqu’où sont-ils prêts à aller pour protéger leurs semblables? Pour se protéger eux-mêmes? Jusqu’où doivent-ils aller pour protéger leur art? Doivent-ils l’utiliser comme une arme? Comme un outil de témoignage? Une chose est sure, ils ne sont pas uniquement témoins de cette sombre période, ils en sont également les acteurs, et joueront des rôles bien différents.
Malgré une grande diversité d’œuvres réalisées par des myriades d’artistes – une centaine connus et d’autres anonymes – avec des supports variés –photographies, peintures, vidéos, dessins animés, sculptures, BD, maquettes – et dans des styles bien différents – surréalisme, cubisme, lyrisme – dont découlent autant de témoignages qui se complètent les uns avec les autres, le public pourrait bien avoir l’illusion d’une seule et unique voix lui contant les malheurs de cette époque.
On voit se profiler une remise en question de la morale, de la nature humaine et des limites de chacun. Les artistes sont aussi des êtres humains à part entière qui ont réagi de façon très différentes : bellicistes ou pacifiques, certains collaborent en dévouant leur art à l’ennemi – George Mathieu – d’autres sont envoyés dans les camps – Max Ernst, Hans Bellmer, Robert Liebknecht – ou internés dans les hôpitaux psychiatriques, et d’autres encore comme Jeanne Bucher aident les indésirables à se cacher, ou bien s’enferment à double tour dans leur atelier rue des Grands-Augustins pour mieux expectorer leur bile jaunâtre, née de l’angoisse quotidienne et de la peur du lendemain.
Au beau milieu d’une humanité poussée à bout, certains se révèlent donc sous leur plus mauvais jour et vendent leur art au prix de leur protection et de leur liberté limitée, d’autres se révèlent créatifs jusqu’aux camps de la mort et n’hésiteront pas à utiliser tous les matériaux possibles et imaginables pour laisser une dernière trace de leur passage sur terre.
Pour une génération qui n’a pas connu la guerre, cette exposition serait autant un moyen de s’endormir moins bête que de tirer des leçons d’un passé qu’elle ne connaitra jamais. En ce sens, l’exposition a un effet cathartique, car le spectateur assiste avec horreur à cette monstruosité de la scène mondiale. Et il rentre chez lui en songeant qu’il luttera jusqu’au bout pour qu’une pareille atrocité ne se reproduise jamais. On remercie les curators de redonner un sens à la paix et au mouvement hippie qui ont suivi cette période.
Plus le temps passe, plus l’image du corps est démystifiée, et celui-ci, autrefois représenté dans les plus parfaites dimensions et pleins de vie, comme dans la tradition des statues gréco-romaines, devient le reflet d’un mal être psychique et psychologique. Les corps sont démembrés, retournés, déformés. On pensera notamment à ‘L’aubade’ de Picasso, qui en est un exemple flagrant.
Finalement, l’exposition soulève et répond à plusieurs questions de la société de l’époque, si bien qu’on s’interrogerait presque sur la notre. Elle met en exergue la rupture entre 1938 et 1947 qui devient évidente et constitue un tournant majeur dans l’histoire de l’art. On assiste à un phénomène de destruction créatrice qui affirme les trames de l’art abstrait qui aura désormais un gout prononcé pour l’étrange, et dégageant une ‘inquiétante curiosité’. Art désenchanté, dégénéré ou détourné avec la propagande, il est transfiguré mais n’en reste pas moins un art témoin qui nous emporte jusqu’au fond des camps.
C’est donc bien un art de guerre, torturé dès sa naissance, prohibé, tiré à 4 épingles pour finalement renaitre de ses cendres et de s’assumer pleinement dès 1945. C’est un art universel qui ne distingue plus les fous relâchés de Sainte Anne des autres artistes puisque finalement toutes les œuvres de racontent la même histoire. La folie reprend tout son sens dans un contexte aussi apocalyptique.
Enfin, c’est également un art à l’état brut suffisamment bien remis en contexte pour être interprété et jugé. Et qui mérite qu’on aille l’admirer.
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