C’est long, c’est gros, c’est cher. Le chantier du projet des Halles bientôt achevé donne-t-il satisfaction? Cette question soulève de multiple questionnements sur l’architecture et l’urbanisme du centre de la ville. Quelques visiteurs s’expriment sur le sujet et ouvrent le débat, avant l’inauguration de la semaine dernière.
Le soulagement de la fin d’un chantier titanesque
Doit-on s’attendre, dans les décennies à venir, à ce que nos villes ressemblent à des chantiers permanents? Le renouvellement urbain s’accélère sans cesse et un véritable paysage de chantier s’offre à nous au quotidien. La question de cette architecture de chantier se pose, surtout lorsqu’elle s’impose pendant plusieurs années aux riverains. Les chantiers finissent par nous marquer presque autant que les projets finalisés eux-mêmes, à l’image du souvenir du « trou des Halles » avant la construction du forum dans les années 1970. Une trentaine d’années après l’achèvement du projet du forum des Halles des architectes Claude Vasconi et Paul Chemetov, les Halles sont à nouveau en chantier, toujours en cours aujourd’hui, après déjà plus de cinq ans. Le chantier offre également un spectacle, dans lequel la mairie de Paris propose de s’immiscer les samedis matin, grâce à des visites de chantier ouvertes au public.
La durée de vie raccourcie des bâtiments dans les zones à forte pression foncière comme le centre-ville est paradoxale à l’idée de durabilité dans la construction. Malgré tout, le nouveau projet a conservé une partie de l’existant en s’appuyant sur la structure souterraine du forum des Halles. Cette considération n’avait cependant pas été prise en compte dans le projet des années 1970, au grand dam des défenseurs du patrimoine du 19e siècle
« C’est très très dommage de ne pas avoir gardé les pavillons de Baltard. A la place, on a mis quelque chose qui non seulement était moche, mais n’a duré que trente ans »,
regrette Patrice, riverain. A cette époque, en effet, aucun pavillon n’avait été gardé sur le site. Le choix de la préservation et de la réhabilitation est toujours une question épineuse pour les architectes à qui une nouvelle oeuvre est commandée. Que garder? Avec quelles techniques et matériaux restaurer? Comment faire correspondre un nouveau programme à une architecture qui n’a pas été conçue à la même époque et pour les mêmes besoins? Comment ajouter une architecture à l’existant sans interférer maladroitement? Autant de questions qui reposent aujourd’hui sur les épaules des architectes.
La fabrique de nos espaces en question
Le projet de David Mangin puis Patrick Berger est également critiqué par les soutiens des projets non retenus du concours ainsi que par ceux qui trouvent la réalisation trop éloignées des images et maquettes du projet.
« Je trouve que c’est une grande déception sur le plan architectural. L’idée de canopée m’avait plu lorsque je l’avais découvert à l’exposition du pavillon de l’Arsenal. C’était léger, comme une espèce de voile de verdure, de verre, alors qu’en fait c’est une structure extrêmement massive »
Patrice soulève ici la problématique de la représentation architecturale. Pour la phase concours d’un projet, les architectes sont appelés à présenter une ébauche du projet, généralement réalisée en l’espace de quelques semaines, qui doit se transcrire visuellement par des images et maquettes qui « font rêver ». Ainsi, chaque proposition correspond à un rêve pour lequel le commanditaire, dans ce cas, la mairie de Paris, vote. En observant attentivement les autres propositions de projet, comme celle de l’agence OMA, on se rend compte que de nombreux détails d’importance ne sont pas encore présentés à ce stade, telle que les matériaux des bâtiments, les protections solaires ou encore les structures permettant de supporter la présence d’arbres à l’intérieur des bâtiments. La représentation reste au stade de l’évocation de l’imaginaire, avec beaucoup de transparence et de couleurs. L’énergie déployée pour la réalisation du concours se porte donc essentiellement sur l’image qui sera proposée, telle une finalité, parfois au détriment de recherches historiques, sociales ou techniques qui deviennent des paramètres du concept, inégalement traités à cette phase. Aujourd’hui, la qualité artistique est placée avant la technique, dont le développement actuel permet toutes les folies ou presque. A l’arrivée, néanmoins, de certains points de vue, l’imaginaire parvient à l’emporter sur la lourdeur technique et financière.
« Ce côté canopée, c’est ouvert mais couvert par rapport au centre qu’on avait avant, c’est plus convivial, plus invitant.[…] Je vois vraiment le squelette d’une raie manta »
Jean Michel, architecte d’intérieur.
« C’est harmonieux comme construction. Ça me fait penser à une grande vague. » Solange, retraitée.
Inquiétudes face à la privatisation
« Mon avis n’est pas très bon. La construction d’un énorme centre commercial, la privatisation d’un espace public sous couvert qu’on va mettre des équipements culturels, c’est dans la tendance des grands projets urbains actuels. On gentrifie. […]
L’espace appartient au centre commercial, il ne faut pas l’oublier, c’est un espace privé que vous avez sous les yeux, c’est un faux espace public »
Lucie, étudiante en master d’urbanisme, exprime son scepticisme face au nouveau centre commercial. Le conseil de Paris a en effet vendu le forum des Halles à Unibail en 2010, en échange du financement d’environ 1/3 du chantier, soit une superficie de 56 000m² au centre de Paris. Une autre partie est la propriété de la RATP et seul le parc, encore non finalisé, sera réellement un espace public. Les arguments de Lucie reprennent ceux d’Anne Clerval, enseignante-chercheuse en géographie dans son ouvrage Paris sans le peuple : la gentrification de la capitale, qui analyse le phénomène de l’embourgeoisement de quartiers populaires et la centralité renforcée par des investissements concentrés dans les quartiers centraux de la capitale. Les enseignes présentes dans le nouveau centre commercial s’adressent en effet avant tout à une population aisée, en contraste avec la population de banlieue qui se croise en souterrain et qui s’était appropriée l’ancien forum. Des enseignes que l’on retrouve également déjà dans de nombreux centres commerciaux alentour, comme le souligne Patrice.
« Est ce qu’il y avait besoin de rajouter des milliers de mètres carrés commerciaux dans le centre de Paris qui vont s’ajouter au projet de la Samaritaine et de la poste du grand Louvre. Tout ça pour avoir à peu près les mêmes boutiques qui sont dupliquées à l’infini. »
Patrice
Le parc, en revanche, fait l’unanimité et est très attendu auprès des personnes interrogées.
« Le jardin va être une nécessité. Il faut que ça réussisse. En espérant que le vert, l’herbe, va arriver jusqu’à l’entrée de la canopée ».
Jean-Michel
La cession d’une partie d’un espace public à un consortium privé constitue une menace pour la démocratie, laissant à une société privée la planification d’un espace central de la ville de grande superficie. Les programmes sont alors choisis selon des critères de rentabilité et séparés, laissant peu de place à la liberté d’appropriation et à la diversité. Ainsi, les espaces publics sont compartimentés et restreints : les aires de jeux sont clôturées et séparées par tranches d’âge, l’école de Hip Hop encadrera une pratique bien définie et les bancs définissent les emplacements précis pour s’asseoir. La reproduction de la privatisation et de la sur-planification à l’échelle de la ville risquerait de faire disparaître à terme, une certaine culture urbaine au profit d’une culture mondialisée, comme on peut l’observer dans des cas extrêmes de villes entièrement privatisées comme Gurgaon, en Inde ou dans certains quartiers transformés en gated communities comme on en trouve dans les grandes villes des Etats-Unis, de Chine ou d’Afrique du Sud.
Le changement permet néanmoins d’améliorer l’image du centre-ville, notamment auprès des touristes, et d’inscrire grâce à l’architecture de la Canopée, Paris comme une ville de culture contemporaine.
« C’est plus qu’une rénovation, c’est une résurrection. Il faut réfléchir à l’échelle de Paris. Paris en avait besoin. Par rapport à beaucoup de pays étrangers, on a significativement moins de relooking de lieux, moins d’emplacements majeurs comme ici. »
Jean-Michel
La « grande architecture » peut-elle être modeste?
« On a perdu une occasion de faire quelque chose de plus modeste dans le centre de Paris : un grand espace vert et la transformation du forum lui-même. »
Patrice
« A Paris, capitale de la culture, il faut que ça tape à l’œil, il ne faut plus qu’on voit les petits deals de rue. »
Lucie, ironiquement.
« C’est un peu comme la tour Eiffel, je ne vois pas tellement à quoi ça peut servir. Ça va gâcher le ciel, la vue. J’aurai préféré qu’on puisse voir le ciel, qu’on puisse accéder à la toiture. J’aurai préféré quelque chose qui ne me bouche pas la vue »
Antoine, retraité, habitant à Porte des Lilas.
Paris, comme l’annonce Jean-Michel, a-t-elle besoin d’une « résurrection », d’architectures monumentales, pour se distinguer sur le plan culturel et s’affirmer comme capitale européenne? Est-il seulement possible de concevoir une architecture « modeste », comme le souhaite Patrice?
Face à une telle superficie, l’architecte projette une architecture à l’échelle de l’espace et de la fonction, un pôle de transports en plein centre-ville, dans la nécessité de créer une respiration dans la ville, qui rompt avec le tissus dense des rues parisiennes. L’architecte Charles-Henri Tachon, lors d’un entretien avec Le courrier de l’Architecte, défini la modestie comme « un événement que l’on ne peut pas maîtriser ». Selon lui, le paysagiste a plus de facilité à être modeste, car il se soumet au temps, pour créer son jardin, évolutif. Ainsi, toujours d’après lui, tenir compte du temps serait une position modeste. Des visiteurs rencontrés réagissent également dans ce sens, en s’abstenant de considérer l’inauguration marquant la fin de chantier comme une finalité.
« J’attends de voir comment ça va évoluer, comment ça va marcher »
Charlotte, étudiante en L3 d’aménagement.
« Il faudrait qu’on en rediscute dans 10 ans. Les mecs qui se piquaient à l’héro et fumaient du crac, c’était il y a 15-20 ans, on verra comment c’est dans 15-20 ans »
Lucie
A la différence des végétaux qui possèdent leur propre structure, l’architecture a besoin d’une structure conçue par l’Homme qui défie la gravité pour nous protéger, nous abriter, nous recevoir. Comme le souligne Charles-Henri Tachon, « la lutte contre la gravité rend le besoin du geste architectural. » Et plus l’échelle est importante, plus la structure est complexe. La structure de la Canopée représente une prouesse technique tels que nos moyens d’ingénierie le permettent aujourd’hui, grâce aux outils de modélisation, planification et calculs numériques.
Pergame, rédacteur sur Cyberarchi, relit l’ouvrage Architecture et modestie, un recueil des actes d’une rencontre d’importants architectes de juin 1996, et l’analyse au regard de l’actualité : « Dans la société du spectacle qui triomphe aujourd’hui dans tous les domaines y compris l’architecture, la modestie qui, pour rester légitime, se doit de poursuivre une sorte de résistance muette, ne parait pas devoir représenter l’arme idéale pour promouvoir un projet architectural. » Comme développé précédemment, en effet, face à la loi des concours d’architecture, difficile d’envisager une architecture moins démonstrative. La concertation en amont des premières esquisses avec la population et des professionnels de domaines plus variés pourrait constituer une piste d’amélioration du système.
Le débat n’est donc aujourd’hui pas clos sur l’importance de ce type de grands espaces dans nos villes, sur la manière dont ils doivent être conçus et sur leur rôle attendu. Il appartient désormais à chacun de prendre position et d’envisager l’avenir. La mairie de Paris met à disposition de tous un outil d’échange d’idées via internet, où des appels à idées sont lancés.
Pour relire la présentation du projet des halles à l’heure de l’inauguration, suivez ce lien.
Crédits photographiques (hors légende contraire) : Delphine Dargegen