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Marauder avec la Croix Rouge ou comment voir l’invisible

En janvier 2017, le rapport annuel de la Fondation Abbé Pierre estimait que le nombre de personnes sans domicile fixe (SDF) avait augmenté de 50% en 10 ans. Le nombre de SDF ne cesse de croître, ils semblent pourtant invisibles aux yeux du reste de la population. Retour sur une maraude avec la Croix Rouge de Lyon, au côté de Philippe Frossard et de son équipe.

Philippe Frossard, responsable du Samu social de la Croix Rouge, nous attend directement sur les lieux, au 15 avenue Jean Mermoz dans le huitième arrondissement de Lyon. Casquette sur la tête avec sa parka de la Croix Rouge, il nous reçoit chaleureusement le sourire aux lèvres. Avant de commencer l’interview, il nous fait visiter les lieux. Sur le parking, plusieurs camions de la Croix Rouge stationnent en attendant leur prochaine mission. A l’intérieur, l’espace est à la fois fonctionnel et convivial. Face au parking, un hangar révèle ses trésors sur toute sa longueur. Des biens qui peuvent nous sembler sans valeur, mais qui ont déjà sauvé de nombreuses vies. A gauche, sur toute la hauteur, des dizaines de couvertures s’amoncellent les unes sur les autres, en vrac. Plus bas, des vivres de première nécessité, pour secourir dans l’urgence. On y retrouve des packs de bouteilles d’eau de toute taille, des compotes à boire, des biscuits, des pots pour bébés et même des croquettes pour chiens. Philippe Frossard met également l’accent sur le besoin des personnes sans abri en produits hygiéniques. Du papier toilette, mais aussi des serviettes et tampons hygiéniques pour les femmes, du gel douche, du dentifrice et des préservatifs sont emmenés à chaque sortie. Ce dernier nous montre également son bureau, à côté duquel se trouvent d’une part le vestiaire, et d’autre part le frigo de l’équipe bénévole où chacun peut trouver de quoi se restaurer.

 

Des produits de première nécessité sont stockés dans un hangar. La Croix Rouge se fournit essentiellement à la Banque alimentaire.

 

Adjacente, la pièce à vivre s’étend sur plusieurs mètres de long. Les bénévoles et les professionnels s’y réunissent pour manger, discuter et se détendre ensemble avant ou après leur mission. Une immense table trône au milieu de la salle, parallèle à l’espace cuisine.

 

Les valeurs de la Croix Rouge sont mises à l’honneur dans la pièce à vivre, afin que chaque professionnel ou bénévole se rappelle pourquoi il s’est engagé.

 

A l’image des locaux, le travail des bénévoles et des professionnels est axé sur la solidarité et l’entraide. Philippe Frossard explique qu’ « on travaille vraiment main dans la main. ». La Croix Rouge est d’ailleurs partenaire du 115. Pendant la période hivernale, deux Samu sociaux assurent les signalements du 115 à Lyon. L’unité locale de Sainte Foix est gérée par l’association Alynéa et travaille en étroite collaboration avec l’unité de Bachut.
Dans la rue, les maraudeurs, appelés ainsi parce que ce sont eux qui vont « cueillir » les personnes dans le besoin, se retrouvent parfois dans des situations psychologiquement éprouvantes. Philippe Frossard nous explique que chacun des intervenants au sein de la Croix Rouge suit des formations « égales à celles des pompiers », notamment en soutien psychologique. Dans le cadre de missions d’urgence – Philippe Frossard a notamment couvert le cyclone Irma – ces formations sont plus que nécessaires. « Notre but à nous, c’est de créer et recréer du lien social. C’est l’orientation aussi des personnes qu’on rencontre, de les orienter sur leurs droits sociaux », nous rappelle-t-il. Les bénévoles font face à diverses situations auxquelles ils doivent s’adapter afin de répondre au mieux au besoin de la personne. C’est par exemple le cas lorsqu’ils rencontrent des personnes en situation irrégulière. Philippe Frossard a clairement insisté sur le fait qu’« (ils) ne (sont) pas là pour faire de la politique ». Aussi appliquent-ils la loi. Lorsque les maraudeurs croisent un migrant mineur dans la rue, leur réflexe premier est de lui venir en aide, puis d’appeler systématiquement les services de gendarmerie. Certaines personnes ont besoin de suivi, d’autres non. « Certains on les connaît, au bout de x années de rue ». Certaines personnes sans abri sont parfois en situation de grande précarité, ou « même sortis du cycle ».

« Notre but à nous, c’est de créer et recréer du lien social »

Philippe Frossard est à la retraite. Avant d’être à la Croix Rouge il a été bénévole pendant quatre ans aux Restos du Cœur. Il a décidé de faire des maraudes pour s’«occuper vraiment de la très très grande précarité ». Malgré ce choix, il avoue ne jamais ressortir complètement indemne d’une maraude et nous confie que lorsqu’il rentre chez lui, vers deux heures du matin, il est incapable de dormir dans un lit. Chaque mission est un conflit moral intérieur. La Croix Rouge ne dispose que de deux lits pour héberger les personnes dans l’urgence, mais ne peut accueillir ni mineurs, ni femmes parce que les locaux ne sont pas prévus pour. Philippe Frossard témoigne de la difficulté qu’il y a à devoir laisser une mère et son bébé dans le froid, l’hiver, parce qu’il n’y a pas de place pour les accueillir. Certains bénévoles reviennent parfois chercher des sans abri pour les héberger chez eux, mais il s’agit d’une minorité. « C’est des gens comme vous et moi » et « c’est vraiment très très rare» qu’il y ait des débordements, « les gens sont très contents de nous voir ».

Pourtant, Philippe Frossard exprime l’impossibilité de parler de ce qu’il voit en maraude avec des personnes extérieures, parce que certaines personnes SDF sont étrangères, ou tout simplement parce qu’elles sont mises au ban de la société. Les gens « ne comprennent pas », selon lui.

L’organisation d’une maraude est pensée afin de répondre au mieux aux besoins des personnes SDF tout en garantissant la sécurité des intervenants. Les bénévoles partent avec un carnet dans lequel est inscrit dans plusieurs langues des conseils, ou les mots les plus utilisés afin de faciliter la communication. Philippe Frossard affirme qu’il y a beaucoup de personnes venant de l’Europe de l’Est.

A chaque rencontre, le chef de maraude doit également inscrire le nom, l’âge et la demande de la personne sur un carnet. Prochainement, cela va pouvoir se faire de manière informatique, améliorant la qualité de la gestion des fichiers. Avant et après chaque maraude un briefing et un débriefing permettent de rappeler les règles de sécurité et de permettre à chaque bénévole de revenir sur son expérience de la soirée, d’exprimer ses peines, ses doutes ou au contraire ses joies d’avoir pu aider autrui. Avant de charger le camion, nous mangeons avec les deux équipes de nuit dont nous allons faire partie. Le scratch «Croix Rouge française» orne notre veste prêtée par l’association.

 

Gabriel, le conducteur du camion, est chargé de ranger le chargement. Tout doit être facile d’accès et stable lors du voyage.

 

Les effectifs sont divisés en deux camions, l’un patrouille rive gauche du Rhône, et l’autre rive droite. Lors de la maraude, les camions de six places contiennent en général cinq bénévoles. La dernière place est réservée pour le transport de personnes en hébergement notamment. A chaque sortie, un chef d’équipe, ici Philippe Frossard, coordonne les interventions des bénévoles. Le chef d’équipe reçoit par téléphone les signalements du 115, les notes sur un calepin, et dirige le conducteur vers les différents lieux indiqués. Lors des déplacements, le reste de l’équipe est attentif aux extérieurs et observe chaque trottoir et chaque ruelle afin de repérer les personnes dans le besoin. A chaque fois, les bénévoles s’assurent que les personnes sans abri savent où se nourrir, si elles ont besoin de vêtements, ou d’autres produits de première nécessité. Le « Vestibus », un petit fourgon contenant toutes sortes de vêtements distribués gratuitement accompagne régulièrement les camionnettes de la Croix rouge.

 » On n’est pas là pour faire de la politique »

Une fois une personne signalée, les bénévoles vont à sa rencontre. D’abord Lucas et Emma, deux jeunes logeant dans un squat, nous demandent des produits hygiéniques. Emma est fan du groupe Guns n’ Roses, et comme son compagnon elle espère trouver un avenir meilleur loin de Lyon. Il y a aussi Marin, un ancien boxeur, et son ami, avaient eux besoin de manger, n’ayant rien avalé depuis deux jours. Autour d’une tasse de thé et de quelques biscuits, l’ancien sportif raconte comment il s’entraînait autrefois, mimant quelques mouvements. Dans les rues du premier arrondissement, nous croisons Martial, plus tard dans la nuit. Accompagné de deux jeunes adolescents, un garçon et une fille qui ne paraissent pas avoir plus de seize ans. Martial a une énorme balafre sur la joue gauche. Il explique avoir voulu défendre sa fille, mais a ensuite capitulé pour ne pas avoir d’ennui avec la police. Sur son visage on peut lire la douleur, la fatigue et la tristesse d’un homme éreinté par la vie. La loi de la rue est sans pitié. Champion d’harmonica, Martial est aussi un féru de poésie et il a toujours avec lui, deux ou trois recueils.

La soirée se termine vers deux heures du matin, le temps d’un débriefing et de décharger le camion. Les personnes ayant une voiture raccompagnent ensuite celles à pied chez elles. Aucune personne ne rentre seule sans moyen de locomotion. Au total, notre équipe aura aidé vingt-quatre personnes en une soirée, et permis à une autre de dormir au chaud dans l’une des deux chambres prévues à cet effet.

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