« Elle est généralement solitaire, mais peut être collective », nous dit le CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales ). Si notre société reconnaît qu’elle « peut être collective », feu nos (pas si lointains) ancêtres avaient, eux, bien du mal à lui accorder quelque considération sympathique et il n’était alors pas question de songer au collectif mais bien plus à l’individuel. Vous l’aurez compris, il n’y a guère plus de pain béni pour les puritains que dans l’égoïsme d’un acte dont la vertu millénaire n’est autre que la gratification d’un plaisir accordé à soi-même. S’animant d’une impétueuse passion, ils ont fait de l’onanisme un vice, une déviance, une maladie.
Si la pudibonderie très en vogue au XIXe siècle en fait un tabou réprimé par quelques ceintures en toile métallique empêchant tout contact avec les parties génitales et autres injections de dérivé de soude dans l’urètre, c’est au siècle précédent que naît la très empêcheuse de vivre Instruction courte mais intéressante sur les suites fâcheuses auxquelles on expose la santé par la pollution volontaire de soi-même, alors considérée comme un « supplément très nécessaire » à l’œuvre anglo-saxonne Onania, publiée en 1712 par le très convaincu John Marten, médecin de son état. Oui, il est bien loin le temps où Diogène de Sinope, philosophe grec peu enclin au respect des conventions et adepte d’une vie simple, encourageait la veuve poignet ! Mettant ainsi au garde-à-vous les vieux fantômes de l’Inquisition, l’ouvrage est un franc succès et son auteur nous fait même cadeau d’une « teinture revigorante » et d’une « poudre prolifique » pour mieux nous débarrasser de ce vilain vice qui nous colle à la peau. Pendant deux siècles, ça n’arrêtera pas. Les ouvrages sur le sujet n’ont cessé de fleurir aux quatre coins de l’Europe et sont pour longtemps restés de véritables manuels de vie quotidienne. La chasse aux masturbateurs et sa légitimation scientifique a pris un nouveau tournant quand le médecin suisse David Tissot publie en 1764, L’onanisme : dissertation sur les maladies produites par la masturbation. Réputé pour être le médecin de grandes personnalités de l’époque telles que le roi de Pologne ou encore l’électeur de Hanovre, Tissot parviendra sans peine à hisser sont œuvre au rang de bestseller traduit dans plusieurs langues. Autant dire que l’essai qui en a contrarié plus d’un avait de beaux jours devant lui car, si c’est avec les Lumières qu’est née cette frayeur de la masturbation, il faudra attendre le XXe siècle et la disparition du goût pour les pseudosciences pour que l’art de la paluche ne soit définitivement plus persona non grata dans les chaumières.
Bien que l’Histoire n’ait jamais prêté main forte à la masturbation, plutôt moralement décriée par les institutions religieuses depuis le Moyen-Age, sa diabolisation est née d’une crainte scientifiquement illégitime qu’avait le XVIIIe siècle de voir baisser sa croissance démographique. Seulement voilà, dans l’Histoire, il est bien rare que les femmes se soient faites promotrices de la morale, autrement dit, des bourreaux du bonheur. C’est donc une ribambelle de messieurs bien éduqués qui prétendent que seule une sexualité reproductive était bénéfique à l’Homme, son contraire ne pouvant qu’être la source d’un nombre certain de désagréments. Et en matière de désagréments, la liste est longue. L’onanisme, selon Tissot, rendrait les hommes « pâles, efféminés, engourdis, paresseux, lâches, stupides et même imbéciles ». Une pratique trop abusive conduirait même à une mort certaine dont la cause licencieuse serait visible sur les cadavres. Tout comme Robert Burton, scientifique et théologien du XVIIe siècle, s’est attaché à chercher les signes visibles de la mélancolie sur une série de dépouilles, Tissot, par sa méticuleuse observation, nous assure que la masturbation laisserait sur nous l’empreinte de sa nature vicieuse. « Je trouvais moins un être vivant qu’un cadavre gisant sur la paille, maigre, pâle, sale, répandant une odeur infecte, presque incapable d’aucun mouvement. Il perdait par le nez un sang pâle et aqueux, une bave lui sortait continuellement de la bouche. Attaqué de la diarrhée, il rendait les excréments dans son lit sans s’en apercevoir. »
A en croire les descriptions médicales d’époque, la masturbation serait un danger pour la virilité : déformation des organes génitaux, spermatorrhée (perte incontrôlée de sperme), impuissance voire même infertilité. Rarement épargnées par les abus de morale en tout genre, les femmes seraient elles aussi mises en danger par cette pratique qui les conduirait à vouloir prendre du plaisir en dehors de la finalité d’un rapport sexuel, la grossesse. Les théoriciens considèrent donc que la femme se viriliserait car celle-ci aurait accès au privilège masculin de la sexualité sans reproduction. La masturbation présenterait alors une véritable mise en péril de la société en ce qu’elle procèderait pernicieusement à un inversement de l’ordre des sexes. Si peu. Quant à Rousseau, glorieux donneur de leçons devant l’Eternel et grand favori des programmes de philosophie au lycée, il nous dit même que « cet ouvrage est un service rendu au genre humain ».
S’il y a bien un plaisir que Tissot et ses confrères connurent, c’est le fait de gâcher celui des autres.
Photo à la une: Copyright Cartier-Bresson, Untitled,Italie,1933