Reculer pour mieux sauter ! À l’occasion de la Paris Games Week, nous avons pu rencontrer Oscar Lemaire, « monsieur chiffre » de la presse vidéoludique et auteur de L’Histoire de Mario Vol. 2 : La Guerre des Mascottes aux éditions Pix’N Love. Entretien fleuve garanti 100% moustache !
À écouter : HyperLink #31 : Si tu vas à Mario
Comment as-tu rencontré Mario et Pix’N Love ?
Ma rencontre s’est faite avec Super Mario Land sur Game Boy, l’un des tout premiers jeux que j’ai possédé. J’avais quand même pu tester quelques Game & Watch, notamment Mario Bros. que j’avais pu piquer à mes frères quand j’étais petit. Quant à Pix’N Love mon premier contact s’est fait en tant que lecteur, puis par l’intermédiaire de William Audureau (journaliste au Monde, ndlr) qui avait ce projet de faire un tome 2 sur L’Histoire de Mario. De mon côté je projetais d’écrire sur le personnage, donc je lui en ai parlé et c’est là qu’il m’a proposé d’écrire cette suite avec lui.
Comment vous êtes-vous réparti les sources dans vos recherches ?
J’ai essentiellement bossé sur la presse de l’époque, en fait. C’est surtout William qui a fait beaucoup d’interviews et de rencontres avec les créateurs. Le problème avec Nintendo, c’est qu’il est à peu près impossible d’avoir une interview pour un livre. Comme là on parle beaucoup des jeux concurrents de Mario, ça ouvrait pas mal de possibilités d’interviews notamment auprès des plus petits créateurs.
Quelle rencontre vous a le plus surpris ?
J’ai oublié le nom du jeu (Fury of the Furries, ndlr), mais il avait été licencié à l’international sous l’étiquette Pac-Man. L’histoire est assez incroyable : il avait été envisagé de faire un personnage qui ressemble à un camembert, les types du marketing avaient proposé une collector avec un vrai camembert, puis le projet a pris une autre direction… Je n’ai pas directement rencontré ces gens, William a fait l’interview, mais sur le coup on s’était bien marrés.
D’après toi, qu’est-ce qui définit Mario ?
Ce que je trouve le plus intéressant c’est son côté intemporel. Sur la période qu’on a étudié, Mario a été pas mal dominé par Sonic. D’un point de vue de l’aura auprès de l’industrie et des autres créateurs, les caractéristiques du hérisson donnaient une image plus « cool », plus actuelle, contrairement à ce petit personnage rond et inoffensif. Mais même si on avait l’impression que Mario était en décalage avec son époque, ses caractéristiques physiques font de lui un personnage intemporel, pas trop caractérisé, assez neutre, donc immortel.
Comment Mario s’est-il imposé comme figure de proue du jeu vidéo ?
Pas de secret : ça repose sur l’expérience proposée par les jeux et sur la façon dont elle est construite. Mario, c’est un peu l’expérience ultime du jeu vidéo, l’un des meilleurs exemples du jeu conçu en tant que tel du début à la fin. Tout le design et la conception relèvent d’une approche qui n’est pas influencée par des modes. C’est le point d’honneur dans la logique de Shigeru Miyamoto : appréhender le médium uniquement par le prisme du jeu vidéo, sans se faire influencer par le cinéma. Mario représente cette tendance où tout est conçu par la logique. On pense au design des monstres, notamment à une déclaration de Kenta Motokura (réalisateur de Super Mario Odyssey, ndlr) à l’époque de Galaxy : les personnages ne semblent être là que pour être vaincus par Mario. C’est représentatif de l’esprit de l’univers du plombier : tout est fait pour une approche de compréhension dans le langage vidéoludique.
On reconnaît là l’influence de Gunpei Yokoi (photo), pour qui la fonction devait à tout prix conditionner la forme !
Effectivement, ça a été l’un des premiers enseignements qu’il a transmis à Miyamoto. Mais les deux hommes conservent des approches très différentes. Miyamoto se disait lui-même heureux de ne pas avoir été son subordonné. Même si Yokoi a été son supérieur sur le Donkey Kong de 1981 en tant que producteur, Miyamoto n’a jamais été directement sous son autorité. La forme basée sur la fonction reste néanmoins un enseignement fondateur, dont il a d’ailleurs fait sa marque de fabrique.
Le livre consacre de nombreuses pages aux mascottes concurrentes des années 90 : Aero the Acro-Bat, Bubsy, et même Vincent Lagaf ! Comment Mario a-t-il pu survivre à cette bulle là où l’essentiel de ses concurrents ont échoué ?
Je pense que Nintendo a bien géré cette période dans le sens où ils ont réussi à miser sur l’intemporalité du personnage. À la fin de la période couverte par le premier tome (1981-1991), Mario s’impose comme une référence jusqu’au cinéma. Cette première adaptation d’un jeu vidéo par Hollywood ressemblait pourtant davantage à une insulte qu’à une adaptation ! À partir de là il y a eu un déclic : il fallait veiller à ne pas surexploiter Mario. Hormis le film, ça se traduisait par des jeux tiers compliqués comme Mario Is Missing et Hotel Mario. Ils perdaient le contrôle de la marque, et ont fait d’autant plus attention pour la suite. Ça peut sembler bizarre de dire ça vu que Nintendo ne se prive plus de décliner Mario à toutes les sauces, mais ils en gardent le contrôle exclusif… au moins jusqu’aux Lapins Crétins !
Mario se met en retrait sur cette période, ce qui lui a servi sur le long terme pour ne pas devenir trop omniprésent. Hormis le cas particulier de Yoshi’s Island il n’y a pas eu de vraie suite à Super Mario World sur Super Nintendo, alors qu’il y avait eu trois Super Mario Bros. sur NES. Faire des simples suites aurait été une erreur. Ils ont eu raison de miser sur Yoshi’s Island même s’il s’est nettement moins vendu, et sur Donkey Kong Country qui a relancé la machine… Sonic a dominé la génération, mais Mario a réussi à se préserver sans céder à la tentation des suites faciles.
Dans cette stratégie on a tendance à sous-estimer l’importance de Super Mario Kart, premier pas vers une « marvelisation » de Nintendo…
Pour le coup l’expression est de William. Super Mario Kart n’a pas été imaginé comme un Mario au départ, ils travaillaient sur un jeu de course générique. Fatalement, ça impose le fait d’avoir une galerie de personnages : il en fallait huit, soit deux par style de conduite. Il y avait déjà eu Dr. Mario ou Mario’s Picross, mais ces jeux-là étaient davantage opportunistes. On peut dire que Super Mario Kart est le premier vrai spin-off : Nintendo entre dans une logique d’étendre son univers, de travailler le « lore », tendance qui sera confirmée par les déclinaisons RPG (Super Mario RPG, Paper Mario…). Ce sont des jeux extrêmement populaires, et ce n’est pas un hasard si ce sont encore aujourd’hui les Mario qui se vendent le mieux. Si on tient compte du fait que Super Mario World avait été fourni avec la console, Super Mario Kart était déjà le jeu le plus vendu de la Super Nintendo. Il avait d’ailleurs battu les ventes de Sonic 2 sorti à la même période !
Est-ce que ce jeu n’a pas propulsé Mario au rang d’ambassadeur du multijoueur ?
Oui et non. Mario Kart n’a pas été accueilli à l’époque comme un évènement majeur. L’importance de cette série s’est construite avec le temps. C’était un Mario sans être un vrai Mario, et Nintendo a très bien négocié ce virage : imposer un titre majeur qui, d’un point de vue culturel, a marqué les esprits et inspiré beaucoup de concurrents. Plus qu’une expérience multi, ce spin-off a été l’occasion d’installer une nouvelle référence dans le jeu vidéo.
Impossible de parler de Mario sans aborder le saut dans la 3D. Cette avancée a-t-elle fait de Mario le vainqueur par K.O. sur les autres mascottes ?
On arrive sur un sujet qu’on abordera dans le troisième tome (rires) ! Pour beaucoup de personnes, Super Mario World est un jeu parfait mais c’était la continuité logique des épisodes précédents. Super Mario 64 est un jeu révolutionnaire. On peut objectivement dire que c’est le jeu le plus important de l’histoire en termes de construction de la 3D. Son seul concurrent à cette époque était le Crash Bandicoot de Naughty Dog, jeu beaucoup moins ambitieux qui retranscrivait en 3D une progression très proche des platformers classiques. C’est un retour du Mario pionnier, porteur d’avancées qui influencent tous les créateurs.
Le cas de Naughty Dog est d’autant plus évocateur qu’ils se sont inspirés de la 3D de Mario 64 sur la trilogie Jak & Daxter, jusqu’au troisième épisode qui s’aventurait sur le terrain du GTA-like… Est-ce que ce saut dans la 3D a inspiré la philosophie open world en vogue aujourd’hui ?
Je me souviens d’avoir entendu à l’époque quelqu’un de chez Naughty Dog dire que Jak & Daxter se voulait une fusion entre Mario 64 et Ocarina of Time, qui à mon avis ont mis tout le monde K.O. sauf Lara Croft. Ça peut paraître bizarre car Mario propose quelque chose de plus intuitif que Tomb Raider, mais les jeux photoréalistes commençaient alors à prendre le dessus. L’évolution de Naughty Dog, de Crash à Jak puis d’Uncharted à The Last of Us, abolit complètement la notion de mascotte. Mais Mario a survécu sans problème, car il réussit à incarner une référence à chaque génération.
En 2017, on assiste pourtant à un regain des mascottes avec Sonic Mania, Yooka-Laylee, Crash Bandicoot: N-Sane Trilogy et même Bubsy ! Est-ce qu’il n’y aurait pas une envie de revenir à cette formule pour les développeurs ?
Le jeu vidéo est une industrie cyclique : des genres et des habitudes de jeu disparaissent, laissant une ouverture pour revenir. Le succès du kickstarter de Yooka-Laylee s’explique parce que ce genre de jeu à la Banjo-Kazooie manquait, et que les anciens développeurs de Rare avaient très envie de revenir là-dessus. Pour le reste je suis assez dubitatif, ce sont des personnages qui n’ont pas été là depuis longtemps. S’ils ressortent un nouveau Crash, ça marchera moins et la licence replongera progressivement. Je ne pense pas qu’on se dirige vers une nouvelle mode des jeux à mascotte.
Tarte à la crème mais d’actualité : quel est ton avis sur Super Mario Odyssey ?
J’y ai assez peu joué. J’aurai sans doute l’occasion de le finir à 100% après le salon ! C’est assez fou, il a récupéré la place de jeu le mieux noté de l’histoire selon GameRankings, mais j’entends des gens un peu critiques sur la difficulté. Tout est basé sur des petits objectifs, et il n’y a pas de grand moment où tu accomplis une mission très intense. C’est une approche intéressante, mais c’est difficile d’en parler. Le plus intéressant avec ce jeu, c’est le retour à cette ambiance open world mise de côté de Galaxy à 3D World. Évidemment l’open world est dans l’ère du temps, mais Nintendo a l’intelligence de jongler avec les formats. Vu le succès du titre ça ne m’étonnerait pas que la Switch accueille un Super Mario Odyssey 2.
Pour finir, tarte à la crème bis : quel est ton Mario préféré ?
Sans aucun doute possible, Super Mario 64. C’est pour moi le jeu le plus important de toute la série, bien plus que Super Mario Bros. Je n’oublie pas non plus Super Mario Galaxy, pour lequel j’ai énormément d’affection. C’était une entreprise géniale. L’idée de la gravité était très originale et brillamment exécutée. Miyamoto a toujours cette envie de créer des bacs-à-sable, des « jardins miniatures » avec des outils à disposition, et nous on essaye de s’amuser avec ces outils. Ce jeu illustre le mieux cette philosophie car on pouvait s’amuser à planer indéfiniment entre deux centres de gravité, et tout ça à partir d’un simple saut !
Co-écrit par William Audureau et Oscar Lemaire, L’Histoire de Mario Vol. 2 : La Guerre des mascottes est édité chez Pix’N Love.
Interview réalisée par Karel Kamphuis, avec Alexis Depigny