Le rappeur Freeze Corleone sera jugé en février 2026 pour « apologie du terrorisme », le débat autour de la liberté d’expression dans le rap se ravive. Entre liberté artistique, responsabilité sociale et contrainte juridique. Où placer la limite entre provocation, création et incitation ?
Le 25 novembre 2025, le parquet de Nice a annoncé la convocation de Freeze Corleone devant le tribunal correctionnel, le 16 février 2026. On lui reproche des faits d’apologie du terrorisme. Cet épisode, qui fait suite à la polémique autour de son morceau « Haaland« , paru en 2024 en duo avec le rappeur allemand Luciano, relance un débat. La liberté d’expression dans la musique rap est-elle absolue ? Où doit-elle s’arrêter là où commence l’incitation à la haine, à la violence, ou la glorification d’actes condamnables ? Dans un contexte marqué par les attentats, les tensions sociales et les fractures mémorielles, la question résonne avec force.
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Le rap, un espace de liberté
Le rap est, depuis ses débuts, un moyen d’expression brut, cru, sans filtre. Un terrain où la colère, la douleur, la récolte, la colère sociale, le rejet, la marginalité peuvent s’exprimer. Cette dimension contestataire fait partie intégrante de l’identité du rap. L’artiste y pose des mots durs, des métaphores fortes, parfois provocatrices, pour dénoncer des injustices, des inégalités ou des blessures.
Dans cet espace, la provocation peut constituer une arme. Objectif : faire réagir, choquer, éveiller les consciences, ou simplement dire ce que d’autres taisent. Pour de nombreux rappeurs comme pour une partie de leur public, interdire certaines paroles reviendrait à museler cette voix, à brider la spontanéité, la colère, la marge de manœuvre artistique.
« Qui peut prétendre faire du rap sans prendre position ? »
Calbo (1998) sur « Boxe avec les mots ».
Dans cette logique, le rap est un art à part entière, avec son langage, son style, sa violence, sa subjectivité, comme une peinture crue, un roman sombre, une œuvre qui cherche à déranger. Certains artistes revendiquent ainsi la licence poétique, le droit à l’exagération, à l’outrance, ou à la caricature.
La littérature
Publié en 1958, « La Question » est un témoignage fort dans lequel Henri Alleg décrit la torture infligée aux civils durant la guerre d’Algérie. Très vite, l’ouvrage est saisi en France, les exemplaires mis en vente sont retirés, la diffusion est bloquée, et la censure est justifiée au nom de la « sûreté de l’État ».
Malgré l’interdiction, le livre circule sous le manteau, est réédité en Suisse, puis redécouvre une diffusion plus large quelques années plus tard. Il finit par marquer un tournant historique en révélant au public des réalités jusque-là, tues, tortures, violences coloniales, silence d’État. Un texte dérangeant, traumatisant, mais documenté, peut être d’abord rejeté, puis reconnu comme essentiel.
Quand l’art du rap heurte le cadre juridique
Mais en France, comme dans beaucoup de pays, la liberté d’expression n’est pas absolue. La loi pose des limites au rap. En particulier quand les paroles tombent dans l’incitation à la haine, la discrimination, le racisme, l’antisémitisme ou l’apologie d’actes terroristes.
Dans le cas de Freeze Corleone, plusieurs autorités ont considéré que certains de ses textes de rap (notamment des références à l’antisémitisme, à la négation historique ou à la glorification de la violence) dépassaient la simple provocation. Elle bascule donc dans l’incitation réelle à la haine et au terrorisme. En 2025, le juge des référés a validé l’interdiction de son concert au festival Eurockéennes de Belfort. Jugeant que ses textes faisaient « l’apologie du nazisme ou du racisme » et pouvaient troubler l’ordre public.
La convocation à Nice pour « apologie du terrorisme » à la suite de la chanson de rap « Haaland » illustre combien la justice peut intervenir. Lorsque le contenu, même suggéré, implicite, est perçu comme une glorification d’un acte terroriste.
» Burberry comme un grand-père anglais (Anglais)
Freeze Corleone « Haaland »
J’arrive dans l’rap comme un camion qui bombarde à fond sur la (Skrrt, eh) «
En d’autres termes. Même si l’art jouit d’une certaine liberté. Il s’arrête là où la loi reconnaît un danger pour la mémoire, pour des victimes, pour l’ordre public, pour les groupes visés.
Le cas Orelsan
L’exemple d’Orelsan illustre donc de façon emblématique les tensions entre liberté artistique dans le rap et les limites imposées par la société ou la loi. Dans ses tout débuts, le rappeur a suscité un tollé autour de textes et clips jugés violents. Ils sont jugés misogyne ou incitant à la haine, ce qui l’a conduit devant les tribunaux. Dès 2009-2010, plusieurs de ses morceaux en ligne, notamment Sale Pute ou Saint‑Valentin, ont été fermement dénoncés. Les thèmes abordés (violence, injures, rapport dégradant aux femmes) ont conduit à des appels à l’interdiction de ses concerts, et à des demandes de retrait de ses vidéos sur les plateformes. Sur le plan judiciaire. En 2013, il a été ainsi condamné par le tribunal correctionnel de Paris. Il a dû payer 1 000 € d’amende avec sursis pour « injure et provocation à la violence » à l’égard des femmes.
Mais l’affaire ne s’arrête pas là. En 2016, la cour d’appel de Versailles l’a relaxé. Estimant que ses paroles relevaient de la « liberté d’expression » et de la « liberté artistique ». La cour a jugé que les textes de rap incriminés exprimaient, non pas des menaces réelles, mais la détresse, le désarroi ou la colère d’un personnage, un rôle joué, plutôt qu’une réalité revendiquée.
Les enjeux humains
Au-delà du juridique, il y a l’enjeu moral, celui de la mémoire, de la douleur, du respect des victimes. Lorsque des paroles font référence à un attentat, à un drame, à une histoire collective traumatique. Elles touchent des gens concrets, des survivants, des familles, des proches. Le rap, qui parfois revendique son rôle d’écho des souffrances et des fractures, se heurte alors à la question. Quelle place laisser à la provocation quand elle heurte des plaies encore ouvertes ?
Certains artistes de rap défendent l’idée que l’art doit déranger pour exister, que choquer, c’est rappeler une réalité, forcer le débat, ne rien édulcorer. Mais d’autres y voient une banalisation de l’horreur, un manque de respect, voire une nouvelle forme de violence. Symbolique, psychologique, collective. Dans une société où les mémoires sont sensibles, la création artistique entre donc en tension avec l’exigence de compassion, de mémoire, de responsabilité.