Robert Badinter fait son entrée au Panthéon ce 9 octobre. L’occasion pour la France de saluer celui qui, en 1981, a tourné une page décisive de son histoire : l’abolition de la peine de mort. Retour sur les raisons qui ont poussé Badinter à faire de l’abolition son combat.
Un combat ancien, pour une justice moins violente
L’abolition de la peine de mort en France, votée en 1981, n’est pas le fruit du hasard, mais le résultat d’un long combat juridique, moral et politique. Robert Badinter, avocat puis ministre de la Justice, en a été l’un des principaux artisans. Pour mener ce combat, Badinter s’inscrit dans une tradition ancienne d’opposition à la peine capitale en France. Dès 1791, pendant la Révolution française, l’Assemblée constituante débat déjà de son éventuelle suppression. Au fil des siècles, des figures majeures comme Victor Hugo, Jean Jaurès, ou Albert Camus dénoncent, à leur tour, la violence de la peine de mort et appellent à son abolition.
Robert Badinter se reconnaît dans cet héritage. Dans ses discours, il cite explicitement ces grandes voix, qu’il considère comme les jalons d’un progrès humaniste et démocratique. L’abolition, selon lui, s’inscrit dans une évolution naturelle de la conscience collective.
Une exécution « injuste » qui pousse Badinter à agir
Mais au-delà de la tradition, c’est un événement personnel qui a profondément forgé sa conviction : l’affaire Buffet-Bontems, en 1972. Robert Badinter est alors l’avocat de Roger Bontems, un détenu jugé pour sa participation à une prise d’otages meurtrière à la prison de Clairvaux. Avec un autre prisonnier, Claude Buffet, Bontems avait pris en otage une infirmière et un surveillant. Les deux otages furent finalement assassinés.
Pourtant, l’enquête montre que Bontems n’a pas tué. Il n’a pas porté les coups mortels. Les experts désignent clairement Buffet comme l’auteur des meurtres. Bontems, lui, n’a fait que suivre, prisonnier d’un engrenage, mais sans verser de sang. Badinter le défend bec et ongles, arguant qu’on ne peut condamner à mort un homme qui n’a pas tué. Mais rien n’y fait : Roger Bontems est condamné à mort, au même titre que Buffet, sans que la cour ne lui accorde la moindre circonstance atténuante.
Il est exécuté à la prison de la Santé, le 28 novembre 1972.
Badinter, présent ce jour-là, vit cette exécution comme une injustice insupportable. Il dira plus tard qu’un homme peut être responsable d’un crime, mais que le tuer alors qu’il n’a pas tué est une faute morale.
Ce jour-là, il comprend que la justice peut se tromper, et que la peine capitale rend l’erreur irréversible. L’affaire Bontems devient pour lui un point de non-retour. Elle transforme sa révolte en engagement total pour l’abolition.
L’affaire Patrick Henry : un plaidoyer décisif contre la peine de mort
En janvier 1977, Patrick Henry est jugé devant la cour d’assises de l’Aube, à Troyes, pour l’enlèvement et le meurtre de Philippe Bertrand, un garçon de sept ans. L’affaire bouleverse la France entière. Le procès se déroule dans un climat d’émotion intense, amplifié par une forte couverture médiatique. Une grande partie de l’opinion publique réclame alors la peine de mort.
Robert Badinter intervient dans le procès aux côtés de l’avocat Robert Bocquillon. Badinter concentre sa plaidoirie sur un seul enjeu : éviter la peine de mort. Il ne cherche pas à nier la culpabilité de Patrick Henry, mais à convaincre les jurés que la justice ne doit pas tuer. Dans ce qu’il nomme lui-même « le procès de la peine de mort », Badinter interpelle les jurés sur leur responsabilité morale. Il ne s’agit plus seulement de juger un homme, mais de réfléchir à la légitimité d’un châtiment irréversible.
L’un des moments forts de la plaidoirie est cette phrase devenue célèbre : « Guillotiner, ce n’est rien d’autre que prendre un homme et le couper, vivant, en deux morceaux. » Il insiste sur trois points majeurs : la peine de mort ne dissuade pas, elle ne rend pas justice, et elle est irréversible.
Patrick Henry est reconnu coupable du meurtre, mais les jurés refusent de le condamner à mort. Il est condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. Le verdict passe de peu : une seule voix aurait suffi à le faire exécuter. Ce procès marque un tournant décisif dans le parcours de Robert Badinter. Il y voit une sorte de revanche symbolique, après l’échec de sa défense dans l’affaire Buffet-Bontems, cinq ans plus tôt, où deux condamnés avaient été exécutés.
Badinter reconnaîtra plus tard que ce procès l’a profondément marqué. Il a alors la conviction que l’abolition de la peine de mort n’est plus une option, mais une urgence morale.
Les arguments clés de Badinter
Le 17 septembre 1981, Robert Badinter prend la parole à l’Assemblée nationale pour défendre le projet de loi visant à abolir la peine de mort. Lors de ce discours resté célèbre, il présente plusieurs arguments précis pour convaincre les députés.
L’inhumanité et la cruauté
Le premier argument dénonce l’inhumanité de la peine capitale. Pour Badinter, elle est incompatible avec la dignité humaine. Il la qualifie de « violence légale d’État », contraire à ce que « l’humanité a pensé de plus haut et rêvé de plus noble ».
Le risque d’erreur judiciaire
Badinter souligne également le risque d’erreur. « Aucun système judiciaire n’est infaillible. Condamner à mort un innocent est un risque inacceptable », rappelle-t-il, insistant sur l’irréversibilité de la peine.
La justice ne doit pas être vengeance
Pour lui, la peine de mort est souvent une réponse émotionnelle, dictée par la peur, et non un signe de progrès démocratique ou de civilisation. La justice doit être juste, pas vengeresse.
Une urgence politique
François Mitterrand avait fait de l’abolition de la peine de mort une promesse de campagne. Après son élection, François Mitterrand nomme Robert Badinter Garde des Sceaux. Robert Badinter estime alors qu’il doit agir sans tarder, d’autant que les tribunaux continuent de prononcer des condamnations à mort à cette époque.
La cohérence avec les droits de l’homme
Enfin, l’abolition s’inscrit dans un mouvement plus large, celui de la protection des droits fondamentaux, du respect de la personne humaine, et du rejet de la peine ultime.
Le vote a lieu le lendemain, et l’Assemblée adopte le projet de loi par 363 voix contre 117.