Après 1945, le cinéma allemand connaît une période désastreuse. La Seconde Guerre mondiale et la séparation du pays en deux blocs distincts pendant la guerre froide, plongent l’industrie cinématographique allemande dans une léthargie sans précédent. La politique cinématographique de l’époque qui consistait à culpabiliser les Allemands et à les rééduquer, impose alors une pluie de documentaires sur les camps et des films sur les actualités anglo-américaines. Préférant les fictions et le divertissement pour fuir le quotidien d’un pays en ruine, les Allemands se tournent vers le cinéma américain, provoquant ainsi la chute de leur propre cinéma.
Ce n’est que dans les années 1960 que le nouveau cinéma allemand naît d’un trou béant laissé par toute une génération. Sous l’influence de la Nouvelle Vague française, les cinéastes de ce mouvement dont les chefs de file sont Rainer Werner Fassbinder, Volker Schlöndorff, Wim Wenders et Werner Herzog, plaçaient généralement la critique sociale et politique au cœur de leur travail, délaissant ainsi le cinéma fantastique. Toutefois, en 1979, le réalisateur allemand Werner Herzog crée une nouvelle version du classique de Murnau, Nosferatu. S’il est officiellement désigné comme un remake du film homonyme de 1922, il serait plus pertinent de le qualifier d’hommage résurrectionnel, sorte de pont établissant un lien entre deux époques, en tout point différentes, de l’histoire du cinéma et surtout de l’histoire allemande.
À Wismar, au XIXe siècle, un jeune homme, Jonathan Harker (Bruno Ganz) part dans les Carpates afin de négocier la vente d’une maison avec le comte Dracula (Klaus Kinski). Dans une auberge, des villageois le mettent en garde et tentent de le dissuader de lui rendre visite car il est bien connu dans la région que le comte n’est autre qu’un vampire. Harker va cependant lui rendre visite, à pied puisqu’aucun cocher ne veut l’accompagner, mais il tombe très vite sous l’emprise du comte, ne réalisant pas assez tôt qui est vraiment Dracula. Ému par une photographie de Lucy (Isabelle Adjani), la belle fiancée de Jonathan, il vampirise ce dernier et se rend alors en bateau dans la ville de Wismar où il répand la peste.
Tout d’abord, le Nosferatu de Werner Herzog débute par une séquence inédite relativement étrange. Cette dernière fut filmée, caméra à l’épaule, au musée des momies de Guanajuato au Mexique, où un grand nombre de corps de victimes d’une épidémie de choléra survenue en 1838 sont exposés. Il est difficile d’établir un parallèle entre cette séquence glaçante et le reste du film car elle n’apporte rien au récit. Le réalisateur a sans doute voulu instaurer une atmosphère pesante dès le générique d’ouverture. Ces cadavres aux visages marqués par l’horreur comme s’ils venaient de mourir, sont figés dans une souffrance éternelle pouvant ainsi évoquer l’errance exécrable à laquelle le vampire est condamné. Scandée par la musique funèbre à tendance occulte du groupe Popol Vuh, la séquence pourrait être présentée comme un cauchemar car dans le découpage, Lucy se réveille juste après en hurlant.
Le Nosferatu de Werner Herzog reprend fidèlement le récit du film de Murnau, certains plans étant presque identiques aux originaux. Il aurait également demandé à Klaus Kinski de reproduire les mêmes geste de Max Schreck qui interprétait le comte Orlok dans le film original. Tout comme le fit Murnau avant lui, Herzog tourne son film en dehors des studios, cherchant dans les décors naturels la tension et l’authenticité qu’il souhaitait accorder à son film. Ce procédé pourrait expliquer la sobriété de certaines séquences ainsi que la lenteur morne et contemplative qui s’installe alors tout au long du film. Par exemple, le premier voyage de Jonathan Harker s’inscrit dans la longueur. Ce dernier chemine interminablement, par monts et par vaux, dans des paysages quasi-irréalistes étouffants. La séquence qui suit ses pérégrinations est rythmée par deux morceaux de musique si différents dans leur conception et leur ton qu’ils se mettent réciproquement en valeur : le thème de Popol Vuh déjà entendu dans la scène d’introduction et le Prélude de l’Or du Rhin de Richard Wagner. Cette association musicale marque la progression des ombres et l’immersion de Harker dans le monde magique et ténébreux de Dracula.
D’une manière générale, Nosferatu, fantôme de la nuit est un film très fortement ancré dans les traditions du romantisme allemand et influencé par les mouvements esthétiques germaniques du XIXe siècle, ainsi que par l’expressionnisme. Certaines scènes du film semblent tout droit sorties de tableaux de Caspar David Friedrich ou d’Edward Munch. Le personnage de Lucy, avec ses longs cheveux noirs et son intense pâleur, évoque l’archétype de la beauté nordique, tandis que Jonathan et Dracula incarnent, l’un comme l’autre, la quintessence des héros romantiques. L’influence de l’art expressionniste elle, se ressent dans la manière de capturer les visages. L’expressionnisme est la projection d’une subjectivité qui tend à déformer la réalité pour inspirer au spectateur une réaction émotionnelle. C’est un art qui stylise le monde réel pour atteindre la plus grande intensité expressive et cela Herzog l’a très bien compris, car chaque visage qu’il filme, beau ou laid, provoque la même fascination et la même angoisse. Son Nosferatu est également un film opposant le monde réel et monde des rêves. Dans l’histoire, il y a deux mondes : celui des hommes et celui du vampire. Le réalisateur a alors tourné son film dans des lieux dispersés sur plusieurs continents pour créer une géographie onirique et illusoire. D’ailleurs, Dracula effectue un voyage en mer pour se rendre des Carpates en Allemagne, ce qui n’a guère de sens…
Avec Werner Herzog, on retrouve le même genre de vampire que chez Murnau : chauve, décharné, ongles anormalement longs, etc. Son visage est tout de même moins marqué que celui du comte Orlok, révélant ainsi une certaine forme d’humanité. Cette caractéristique pourrait venir du fait qu’Herzog a largement approfondi la personnalité du vampire. Au lieu de le présenter uniquement comme un monstre assoiffé de sang, il développe le côté tragique et solitaire du personnage. Dracula n’est plus une figure du mal mais une âme qui souffre, une créature fragile dont la douleur, la solitude et l’épuisement percent littéralement l’écran. Avec sa version de Nosferatu, Werner Herzog met en scène une nouvelle illustration de l’être souffrant. De par son immortalité, Dracula est exclu du monde réel et banni dans une temporalité aux allures de limbes qui lui est propre. Mais ce monde n’est qu’une prison, car comme le dit le vampire : « L’absence d’amour est la pire des souffrances. ». Klaus Kinski est tout simplement magistral, sa présence étant palpable même lorsqu’il n’est pas à l’écran. Avec sa voix haletante et sa démarche nonchalante, il confère au monstre une parole mortelle presque attendrissante, incarnant alors ce que Pascal appelait la misère de l’homme sans Dieu.
Le rôle de Lucy est beaucoup plus ambiguë que celui d’Ellen dans le film de Murnau. Bien qu’elle soit épouvantée par le comte Dracula, elle semble dès le début du film être irrémédiablement attirée par lui. En témoigne ses multiples cauchemars, terreurs nocturnes et autres crises de somnambulisme qui la relient directement au vampire . Lors d’une scène qui pour être énigmatique n’en est pas moins lourde de sens, Lucy attend sur la plage au milieu d’un cimetière marin, posant sur l’horizon un regard singulier. Pourtant, ce n’est pas son époux qui vient de la mer, mais Dracula. Si chez Murnau le sacrifice de la jeune femme pouvait se comprendre comme le désir de s’abandonner à la peur et de céder à un amant inquiétant, chez Herzog il s’apparente plus à l’accomplissement d’un amour immémorial. C’est par amour pour Lucy que le vampire va être amené à détruire la prison dans laquelle il se trouve, allant même jusqu’à s’humaniser, jusqu’à devenir mortel. Lorsqu’il plante ses dents dans la nuque de Lucy, l’on pourrait croire à un acte sexuel passionné entre deux personnes consentantes et non à une agression.
Enfin, le Nosferatu de Herzog est bien plus pessimiste que celui de Murnau. Il y a au fil du récit, plusieurs indices qui prouvent que le mal va l’emporter sur le bien, même si le comte Dracula meurt à la fin du film. Dès l’instant où ce dernier vampirise le pauvre Jonathan, le mal est transmis. Le caractère éternel de la malédiction ne se confirmera que lors de la toute dernière scène où Jonathan devient vampire à son tour. D’autre part, l’un des principaux adjuvants du roman de Bram Stoker, à savoir le professeur Van Helsing, devient ici un véritable obstacle dans la lutte contre Dracula. Refusant de croire à son existence, ce cartésien n’apporte que des explications rationnelles de plus en plus ridicules, alors que Wismar sombre dans la déchéance la plus totale – morts suspectes, épidémie de peste, invasion de rats, etc. Curieusement, les habitants de la ville dressent de somptueux buffets, brûlent leurs biens sur la place publique et dansent autour de ces brasiers. En sentant la mort se profiler, l’homme se livre à l’anarchie la plus primaire.
« J’ai l’impression que j’appartiens au monde de la nuit et que mes films naissent de l’obscurité. » explique Werner Herzog .» En effet, son Nosferatu, comme le fut celui de Murnau, est une créature appartenant au monde des rêves et à l’imaginaire. Mais il ne faut pas voir en lui un être maléfique ou mauvais comme le suggère l’imagerie traditionnelle des vampires. Même s’il incarne la mort, il symbolise avant tout le changement, d’où l’utilisation de la musique de Wagner qui évoque la naissance, l’aube et l’éveil, et non la destruction. Dans son film, Werner Herzog a parfaitement su s’éloigner du folklore vampirique de base en délaissant notamment crucifix, gousses d’ail et autres grigris. Il a ainsi donné naissance à un petit chef-d’œuvre du cinéma fantastique et a fait resurgir Nosferatu des entrailles de la nuit où il était prisonnier depuis Murnau.