Adaptée du roman de Goliarda Sapienza, L’Art de la Joie suit l’ascension de Modesta, une héroïne sensuelle et indomptable dans la Sicile du début du XXᵉ siècle.
C’est quoi, L’art de la joie ? Modesta (Tecla Insolia), née dans une famille extrêmement pauvre au pied de l’Etna en 1900, est une enfant rebelle et affamée de vie, qui survit à l’incendie qui tue sa famille. Recueillie dans un couvent, elle devient la protégée de la Mère Supérieure Leonora (Jasmine Trinca), avant que la relation fusionnelle – et bientôt passionnelle – entre les deux femmes ne s’achève par un drame. Lorsque Modesta quitte le couvent pour rejoindre la villa de la princesse Gaia Brandiforti (Valeria Bruni Tedeschi), elle y découvre les secrets, les mensonges et les failles d’une aristocratie sur le déclin. Entre manipulations, passions interdites et ambition sociale, Modesta se réinvente sans cesse, prête à tout pour sortir de sa condition originelle, conquérir sa liberté et sa part de joie.
Avec la mini-série l’Art de la joie, Valeria Golino signe une œuvre ambitieuse en six épisodes (en France sur T18), adaptée du roman de Goliarda Sapienza. Un livre écrit dans les années 1970 mais publié seulement à titre posthume en 2008 car longtemps jugé trop provocant, trop sulfureux, trop féministe pour son époque. Cette adaptation brillante restitue la vitalité et l’essence du propos de l’œuvre originale tout en soulignant sa modernité.
Une anti-héroïne au cœur d’un récit féministe sulfureux
L’Art de la Joie est une œuvre multiforme : récit d’aventures, d’apprentissage, autobiographie fictive, pamphlet érotique, critique sociale… Au cœur de tout cela, il y a Modesta, qui nous raconte son histoire a posteriori face caméra. Modesta n’est pas une héroïne exemplaire. Elle séduit, manipule, ment, trahit, tue parfois – pour survivre. Elle n’est pas une victime vertueuse qui traverse les épreuves jusqu’à la rédemption ; c’est une protagoniste amorale (et même antipathique) animée par un désir féroce de liberté. C’est ce qui fait de Modesta, sublimement interprétée par Tecla Insolita, une figure profondément moderne : une anti-héroïne digne d’une Marquise de Merteuil du XXème siècle.
Son arme n’est pas la force brute mais l’intelligence, la perspicacité, la ruse… et le sexe. Après une expérience traumatisante vécue dans l’enfance, le sexe (avec des scènes d’ébats explicites et sensuelles) devient le moteur de l’ascension sociale de Modesta, un outil pour instrumentaliser le désir masculin ou féminin, mais aussi pour imposer le sien. C’est par moment une extase tourbillonnante des sens au service de son ambition, et dans ce récit d’émancipation radical, on se surprend petit à petit à soutenir cette femme qui a survécu à des violences indicibles et qui est prête à tout pour être maîtresse de son destin.

La Sicile comme personnage sensuel, spirituel et lumineux
L’une des forces de la série est sa manière de filmer la Sicile non en simple cadre mais comme véritable personnage dramatique et intemporel. A l’instar de la bande-son entre chansons traditionnelles et musique hypnotique du générique final (le troublant Word de Donato Dozzy), L’Art de la joie s’empare de l’île pour élargir la dimension folklorique en lui donnant des résonances universelles.
A commencer par la tension prégnante entre sensualité et spiritualité qui traverse toute une partie de la littérature sicilienne, de Tomasi di Lampedusa à Leonardo Sciascia, ici dans une perspective étrangement contemporaine. Les références à la religion et, de façon symptomatique, aux saintes patronnes – Agathe à Catane, Lucie à Syracuse, Rosalie à Palerme – structurent l’imaginaire de Modesta. Leur courage, leur insoumission et leur martyre constituent des modèles paradoxaux : ce n’est pas leur piété qui fait écho en elle, mais leur rébellion, entre ferveur populaire, extase et quête personnelle de joie.Et comme dans Le Guépard, on retrouve le contraste entre la splendeur aristocratique et la décadence d’un ancien monde en voie d’extinction, à l’image de la princesse Brandiforti (formidable Valeria Bruni Tedeschi), hypocrite gardienne névrosée d’un grandeur passée.
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Une adaptation audacieuse d’un roman qui ne l’est pas moins
Il faut accepter un premier épisode un peu confus et surtout un récit profondément dérangeant. L’Art de la Joie reprend les codes du roman d’apprentissage et du mélodrame – manoirs, secrets, héritages, passions clandestines, intrigues et manipulations – pour mieux les dynamiter. Il n’y a rien de consensuel, dans la série (ni dans le roman) qui n »hésite pas à choquer, provoquer ou offenser. Il n’y a pas d’amour, seulement du sexe instrumentalisé à des fins personnelles ; pas de quête de rédemption mais une soif de liberté à tout prix ; pas de morale immanente mais la conviction d’un destin qui se forge au lieu d’être subi.
Ce n’est pas un hasard si Modesta est née le 1er Janvier 1900 : elle incarne une nouvelle ère et porte une modernité fulgurante. Quand chaque personnage se définit par le masque social qu’il porte, elle refuse d’être figée. Elle change de masque selon ce qu’elle veut obtenir, dans un conflit permanent entre identité imposée, authenticité et opportunisme. Un dilemme puissant de l’auto-définition féminine, sans que jamais la série ne tombe dans le manifeste revendicatif.
A l’image du prénom qu’elle porte, Modesta est un oxymore vivant. Elle le dit dès le début : « J’ai toujours volé ma part de joie ». Son histoire est celle d’une innocence brisée, mais aussi de ferveur, de curiosité, d’arrogance et d’audace ; un récit tour à tour sombre et lumineux, tragique et résilient.
Adaptation soignée, L’art de la joie offre une histoire ambitieuse et embrasse la complexité du roman, l’ambiguïté si humaine de ses personnages, sa dimension sensuelle, poétique, lucide, provocatrice et captivante. Portée par une Tecla Insolia incandescente, la série appuie la conviction de son héroïne pour qui la joie n’est pas un cadeau, c’est une conquête. Elle n’est jamais pure, jamais tranquille, jamais acquise ; il faut la gagner face à la société, à la famille, aux épreuves, à la religion, aux écarts sociaux. Il faut se battre et l’arracher au monde.