De 2005 à 2008, les trois romans de la saga Millennium de l’écrivain et journaliste suédois Stieg Larsson, sont publiés à titre posthume. Ils rencontrent un succès prodigieux en Suède et à l’étranger : à ce jour, plus de 50 millions d’exemplaires ont été vendus à travers le monde. En 2009, le phénomène est porté au cinéma. À l’origine, seul le premier volume devait bénéficier d’une exploitation en salle, et les deux suites sortir directement en DVD, mais le potentiel des films et leur succès à la fois critique et commercial a poussé la la chaîne publique suédoise Sveriges Television – coproductrice des long-métrages – à les projeter sur grand écran. Les réalisateurs suédois Niels Arden Oplev et Fred Alfredson se chargent de la réalisation, tandis que les personnages désormais cultes de Lisbeth Salander et Michael Blomkvit sont respectivement interprétés par Noomi Rapace et Michael Nyqvist. Pour un coup d’essai, c’est un coup de maître ! Les films sont, au même titre que les livres dont ils sont tirés, un succès planétaire et réalisent plus de 215 millions de dollars de recette au box-office mondial. Analysons les clés du succès de cette trilogie cinématographique.
Journaliste économique pour le magazine suédois Millennium, Michael Blomkvist est condamné pour diffamation et décide de faire une pause dans sa vie et son métier. Mais il est contacté par un gros industriel pour relancer une enquête abandonnée depuis 40 ans : la nièce d’Henrik Vanger a mystérieusement disparue en 1966 et Blomkvist se charge des investigations. Dans le cadre de ses recherches, sa route croise celle de Lisbeth Salander, une jeune femme rebelle et énigmatique au passé trouble, placée sous tutelle et hackeuse professionnelle. L’histoire les emmène sur la piste d’une famille d’anciens sympathisants nazis et va révéler beaucoup plus que ce que chacun aurait pu imaginer… Quelques temps après, Lisbeth Salander est prise au piège d’une manipulation finement planifiée et doit affronter son passé. Les médias et la police l’accusent d’une série de meurtres et Michael Blomkvist fait tout pour prouver son innocence. Au fil de cette nouvelle enquête, il met à jour certaines activités souterraines menées par les services secrets et tente de déstabiliser les hautes sphères de l’État pour blanchir définitivement Lisbeth.
Il paraît essentiel de saluer la performance des acteurs qui interprètent leur personnage avec conviction. Noomi Rapace s’empare entièrement de la peau de l’héroïne et campe une Lisbeth Salander plus vraie que nature. C’est une jeune femme ayant vécu une enfance traumatique. Introvertie et asociale, elle est particulièrement hostile aux hommes qui l’ont toujours fait souffrir. Sa personnalité ténébreuse et hermétique contribue au charme sinistre et à l’ambiance si atypique des films. Sous son apparence de jeune punk gothique recouverte de piercings et de tatouages, se cache une force étonnante et une intelligence exceptionnelle, relevée d’une mémoire visuelle sans défauts. Lisbeth est une hackeuse hors-pair qui pénètre par effraction dans les systèmes et les réseaux informatiques, ce qui lui permet de piéger ses ennemis à plusieurs reprises. Son identité sexuelle est assez hésitante, elle entretient au fil de la trilogie des relations sexuelles avec des hommes comme avec des femmes. Michael Nyqvist, quant à lui, se démarque dans le rôle de Michael Blomkvist par son éloquente impassibilité, et incarne un homme sérieux, honnête et déterminé, qui, comme tout bon journaliste qui se respecte, s’illustre dans une inépuisable quête de la vérité, le plus souvent à ses risques et périls.
Lors de la sortie du premier film en 2009, Télérama qualifiait la réalisation de « minimum syndical ». S’il est vrai que la teneur cinématographique de la trilogie n’égale pas le génie de Fritz Lang, d’Orson Welles ou d’Alfred Hitchcock, il serait préférable d’employer des termes moins lapidaires. Les trois films reposent sur une réalisation simple, mais néanmoins audacieuse et efficace. Elle élabore une ambiance lugubre, sordide et tendancieusement malsaine, en totale adéquation avec l’austérité et la froideur des régions scandinaves. Un qualificatif tombé dans le langage courant illustre parfaitement l’atmosphère de la saga : « glauque ». Les procédés utilisés sont classiques mais percutants : forte luminosité et résonance pour les flash-backs, souvenirs et autres réminiscences ; champ-contrechamps sobres mais honnêtes et significatifs ; lieux inquiétants filmés en panoramique ; plongée aérienne sur les déplacements en voiture à la Kubrick et multiples travellings sur les paysages nordiques. La musique, tantôt classique, tantôt électronique se fond parfaitement dans le décors et jalonne les multiples rebondissements de l’histoire. Les séquences oniriques sont ponctuées d’une musique stridente et oppressante, dépeignant le malaise des personnages.
La violence est intrinsèquement liée à l’intrigue de Millennium. Néanmoins, malgré son omniprésence indiscutable, elle ne bascule jamais dans le « trash » intentionnel. Abstraction faite de la scène où Lisbeth se fait violer par son tuteur, et celle où elle se venge en lui tatouant sur le ventre « Jag är ett sadistiskt svin och en våldtäktsman. » (« Je suis un porc sadique et un violeur. »). Sinon, aucun passage n’est foncièrement marquant. Les films sont parsemés de scènes érotiques plus ou moins crues qui maintiennent l’ambiance ingrate et inhospitalière de la saga. D’autre part, Millennium introduit une galerie de personnages malhonnêtes, malsains, et pour le moins détestables. En découle une liste incalculable de violeurs à tendances pédophiles et incestueuses, de néo-nazis fanatiques, de misogygnes convaincus, de tueurs et de vieux truands assoiffés de pouvoir… Un véritable pot-pourri de malfaiteurs et de tortionnaires qui traduit les tourments d’une population craintive et névrosée, s’agrippant aux théories conspirationnistes. Millennium se lancerait presque dans un réquisitoire quasi-journalistique des déficiences de la société, à savoir la violence et le crime. Le demi-frère de Lisbeth en est peut-être l’expression la plus prononcée : c’est un homme aux mensurations colossales, aux cheveux décolorés, d’une pâleur qui n’a d’égal que sa férocité, et dont l’insensibilité congénitale à la douleur en fait un surhomme.
Si la trilogie Millennium n’est pas la révélation audiovisuelle de la décennie, elle n’en reste pas moins un excellent divertissement et un joyau du film policier, associant avec maestria les codes du thriller, du film noir et du drame psychologique. Ces trois films, devenus incontournables, représentent une des entreprises les plus ambitieuses du cinéma suédois des années 2000. À voir absolument !