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American Crime Story et Making a Murderer : entre fiction et documentaire

Deux faits divers et leurs suites judiciaires traités par des séries à la frontière entre fiction et documentaire : American Crime Story et Making a Murderer entretiennent l’ambiguïté.

Selon la formule consacrée, la réalité dépasse parfois la fiction. Et la fiction, dès lors, est prompte à se nourrir de la réalité. À la frontière entre les deux, American Crime Story et Making a Murderer se consacrent chacune à un fait divers réel, transposé dans un format qui reprend à la fois des éléments du documentaire et de la fiction. Mais quand les faits sont objectifs, la forme sérielle adopte forcément un parti pris susceptible d’influencer le regard du spectateur. Entre justice et subjectivité, comment ces deux séries abordent-elles les faits ? Laissent-elles encore une place à la vérité ?  

C’est quoi, Making a Murderer ? C’est l’histoire vraie de Steven Avery : condamné une première fois en 1985 pour viol, il est finalement innocenté après 18 années passées en prison. En 2005, Steven Avery est à nouveau accusé, cette fois du meurtre de Teresa Halbach. Il est une nouvelle fois déclaré coupable et condamné à la prison à vie, tandis que son neveu Brian Dassey est incarcéré pour complicité. Mais la traçabilité douteuse de l’ADN, la manipulation des preuves, la pression exercée sur les témoins jettent un sérieux doute sur la régularité de l’investigation et du procès, et la police est directement mise en cause par la défense. Ces questions, soulevées par le documentaire, provoquent une vague d’indignation et une polémique telles que même Barack Obama s’exprime sur le sujet. En attendant, Steven Avery est toujours considéré comme coupable, il purge sa peine et a épuisé tous les recours légaux possibles…  

C’est quoi, American Crime Story (saison 1) ? C’est l’histoire vraie de O.J. Simpson (Cuba Gooding Jr.), ancienne star de football américain accusé d’avoir assassiné son ex-compagne Nicole et Ronald Goldman en juin 1994. Immédiatement soupçonné par la police, il prend la fuite mais finit par se rendre au terme d’une course-poursuite devenue légendaire. Pour la procureure Marcia Clarke (Sarah Pauslon), la culpabilité de Simpson ne fait pas le moindre doute, et les preuves sont accablantes ; mais la défense conduite par Johnny Cochran (Chuck Vance) soutient la thèse d’un complot raciste et assure que les forces de l’ordre se sont acharnées contre Simpson en raison de ses origines afro-américaines. Pendant des mois, le monde entier va suivre ce procès ultra-médiatique, qui secoue les Américains et met en lumière la douloureuse question raciale. Avec, à la clé, un verdict qui divise encore les États-Unis…

Soyons clairs : il ne s’agit pas de débattre de la culpabilité ou de l’innocence de O.J. Simpson ou de Steven Avery. Le premier a été innocenté du double homicide dont il était accusé ; le second a été déclaré coupable par un tribunal. La chose judiciaire est jugée : dont acte. La conviction personnelle de l’auteur de cet article n’entre pas en ligne de compte. Ce qui importe ici, c’est la manière dont les deux productions télévisées mettent en scène un fait divers, dont elles relatent les événements, le ton qu’elles adoptent et l’effet produit sur le public.

Il y a d’indéniables similitudes entre American Crime Story et Making a Murderer : les deux séries racontent une affaire criminelle réelle, se focalisent sur le volet judiciaire, occultent les victimes pour se centrer sur les accusés et mettent en scène une défense qui s’appuie sur l’idée de manipulation policière pour faire innocenter leur client. Pourtant, c’est au sein même de ces rapprochements que s’expriment les différences radicales entre les deux productions.

En premier lieu, American Crime Story raconte une affaire arrivée à sa conclusion il y a déjà 20 ans. En ce sens, elle peut être qualifiée de série historique : elle met en scène des événements sur lesquels nous n’avons pas de prise, dont nous sommes uniquement les spectateurs, à deux décennies d’écart. Certes, nous sommes dans la position du public de l’époque, mais nos réactions, notre ressenti sont concrètement non pertinents en raison de la non-simultanéité entre la réalité et la narration. Une distanciation absente de Making a Murderer, qui relate, quant à elle, un procès actuel, avec des conséquences concrètes dans le présent pour tous les protagonistes. Dans le premier cas, nous regardons quelque chose qui s’est passé ; dans le second, quelque chose qui est en train de se passer. La différence est fondamentale.

Conséquence directe, la série de Ryan Murphy est une série narrative, qui se borne à raconter l’affaire sans prendre parti quant à la responsabilité d’O.J. Simpson. Dans cette optique, sa seule obligation est de respecter les faits, tels qu’ils sont connus du public, et les personnes impliquées. La seule part de subjectivité est inhérente au format : le récit s’attarde sur les motivations, la psychologie des personnages – soit autant d’éléments qui ne sont accessibles que par le biais de la fiction. Le reste, c’est de l’Histoire. Ce continuel mélange entre fiction et réalité la différencie du documentaire ou du docu-drama, basé sur la reconstitution purement factuelle. Mais c’est aussi un élément déterminant, puisqu’il suscite une réponse émotionnelle de la part du spectateur : on entre en empathie ou on rejette le personnage austère et rigide incarné par Sarah Paulson, on déteste l’exubérance d’O.J. Simpson ou on compatit avec lui. Et ce, en dépit des preuves avancées ou récusées par l’accusation ou la défense.

Sarah Paulson / Marcia Clarke

Sarah Paulson / Marcia Clarke

En revanche, Making  a Murderer est un documentaire. Il reprend les codes de la fiction, par exemple dans sa présentation, sa construction ou le recours au cliffhanger, mais il s’appuie sur des images d’archives, des interviews, des scènes vécues et non interprétées par des acteurs. Il développe une thèse claire, énoncée sans ambiguïté dans son titre : l’innocence de Steven Avery. La partialité est donc nette et revendiquée, et elle transparaît dans une multitude d’éléments : la sélection des séquences, le montage habile, la présentation de certaines preuves et l’occultation d’autres éléments à charge (si l’on en croit l’accusation)… Mais c’est aussi dans l’utilisation des codes de la fiction que cette orientation (d’aucuns diraient manipulation) du regard du spectateur est la plus maligne : scénarisée comme un thriller judiciaire, Making a Murderer s’éloigne des faits bruts pour jouer sur nos sentiments. Elle fait de Steven Avery un Josef K. contemporain, victime d’un procès kafkaïen et victime d’un système corrompu, et dramatise le récit par le biais des interviews émouvantes de la mère d’Avery, le montage des interrogatoires des policiers mis en cause, la diabolisation du shérif ou du procureur.  Or, nous savons que nous sommes face à la réalité brute, et à des personnes de chair et de sang, et non devant une reconstitution jouée par des acteurs. La réponse émotionnelle – indignation, colère, empathie – n’en est que plus forte.  Il devient dès lors extrêmement compliqué de faire la part des choses, de rester objectif et de remettre en question les éléments à décharge qui nous sont présentés.

Nous nous sentons d’autant plus concernés que l’affaire est actuelle. On peut être choqué par l’affaire Simpson, se révolter face à la décision du jury, adhérer à la dénonciation de racisme mise en avant par Cochran et ses collègues : au final, cela ne change rien à un dossier désormais éteint. En revanche, le cas d’Avery a suscité une mobilisation avec des conséquences concrètes : la réaction du public, qui s’est notamment manifestée par le biais de pétitions, a même contraint la Maison-Blanche à s’exprimer sur la question et a indubitablement pesé sur les suites de l’affaire, avec par exemple la probable réhabilitation de Brian Dassey.

À lire aussi : Le procès d’un système judiciaire avec The Night of

Il est également intéressant de s’intéresser au rôle joué par les médias dans les deux affaires. Le procès d’O.J. Simpson est sans aucun doute l’un des plus médiatiques de l’histoire : couvert en temps réel par les télévisions américaines, il a largement été suivi par la population, et le verdict a rassemblé plus de 90% des téléspectateurs – au point même de  générer un pic de consommation de l’électricité, en raison du nombre d’écrans allumés ! Avec beaucoup d’intelligence et de finesse, American Crime Story s’intéresse à la question pour montrer comment la télévision a dramatisé le procès, et comment la défense et l’accusation ont tenté à leur tour d’instrumentaliser les médias. D’un  côté, les caméras sont omniprésentes : elles suivent pas à pas les protagonistes, encerclent la résidence de Simpson, sollicitent chacun des intervenants, et on enchaîne les débats et émissions spéciales, devant un public fasciné, rivé au petit écran. De l’autre, le bureau du procureur et les avocats de Simpson peaufinent leur image : la défense redécore entièrement la maison de son client pour le rendre plus lisse et plus proche des gens, Cochran sert aux journalistes des déclarations fracassantes et base sa plaidoirie sur une mise en scène et un slogan propres à frapper les esprits (la fameuse séquence des gants : « If it doesn’t fit, you must acquit »), Marcia Clarke modernise son look, et l’accusation l’associe à un avocat afro-américain pour tenter d’atténuer l’ombre du racisme qui pèse sur le procès.  

Tous en chœur : If it doesn’t fit…

Tous en chœur : If it doesn’t fit…

Cette analyse, passionnante en elle-même, prend encore une autre dimension lorsqu’elle est confrontée à la stratégie développée par Making a Murderer. Parce que c’est précisément par le biais des médias – en l’occurrence, la fiction télévisée – que l’affaire est devenue aussi célèbre et a été entièrement remise en question. Et tout ce que dénonce American Crime Story – l’importance de l’image, la scénarisation du procès, l’écho de la télévision auprès du public, l’accent mis sur la personnalité de l’accusé au détriment de victimes singulièrement occultées – est justement instrumentalisé par Making a Murderer, en faveur de Steven Avery.  En toute honnêteté, il est absolument impossible de dire, à l’issue du documentaire, si Steven Avery est coupable ou non ; tout au plus peut-on se retrancher derrière la présomption d’innocence. Mais encore une fois, peu importe que l’on croit à l’innocence ou à la culpabilité de Steven Avery : libre à chacun d’adhérer sans réserve ou de chercher à creuser le sujet – les sources pro ou anti-Avery ne manquent pas et sont aisément accessibles sur la toile.

American Crime Story joue sur une mise en abîme ingénieuse : elle nous place dans la position du public de l’époque, en retraçant fidèlement l’affaire, et parvient à recréer l’empathie qui existait alors grâce à la fiction. Pour autant, cette même fiction et la distance temporelle lui permettent de se placer sur le terrain de l’analyse, et elles créent une distance grâce à laquelle nous restons de simples spectateurs, non impliqués dans le cours du procès. Tout au contraire, Making a Murderer nous touche directement : en utilisant les mêmes outils, cette fois avec des personnes et des images réelles, elle joue sur l’émotion du spectateur et oriente son regard pour substituer l’empathie à l’objectivité requise lors d’un procès.  L’accusation a amplement critiqué le procédé ; aussi discutable soit-il, il n’en demeure pas moins que Making a Murderer a au moins deux vertus : efficace et passionnant, le travail de Moira Demos and Laura Ricciardi redéfinit la notion de documentaire, et il incarne surtout une forme de liberté d’expression indispensable à la démocratie, grâce à laquelle tout le système judiciaire peut être remis en question.

American Crime Story : The People vs OJ Simpson – FX.

À partir du 10 novembre à 21h00 sur Canal +.  

10 épisodes de 50 min. environ.

Making a Murderer – Netflix.

13 épisodes d’1 heure environ.

Disponible sur Netflix.

Crédit photos : HBO / Netflix / FX/ Netflix / FX.

About author

Traductrice et chroniqueuse, fille spirituelle de Tony Soprano et de Gemma Teller, Fanny Lombard Allegra a développé une addiction quasi-pathologique aux séries. Maîtrisant le maniement du glaive (grâce à Rome), capable de diagnostiquer un lupus (merci Dr House) et de combattre toutes les créatures surnaturelles (vive les frères Winchester), elle n'a toujours rien compris à la fin de Lost et souffre d'un syndrome de stress post-Breaking Bad
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