Série hilarante et novatrice, Seinfeld est toujours aussi drôle et pertinente et vous allez pouvoir le constater sur Netflix.
C’est quoi, Seinfeld ? Dans les années 1990 à New York, Jerry Seinfeld (lui-même) est un comédien de stand-up obsessionnel-compulsif , qui a une fâcheuse tendance à tout dramatiser. Son meilleur ami, George Costanza (Jason Alexander), est un névrosé, peu sûr de lui, qui accumule les échecs amoureux à cause de sa réticence à s’engager. Ex-petite amie de Jerry, Elaine Benes (Julia Louis-Dreyfus) détonne par son franc-parler et tombe systématiquement amoureuse de cinglés. Enfin, Cosmo Kramer (Michael Richards), le voisin farfelu de Jerry, débarque chez lui n’importe quand… Quand ils ne se réunissent pas dans le restaurant du coin, c’est du reste dans son appartement que se retrouvent les quatre amis, pour parler de leurs situations sentimentales chaotiques, se plaindre des soucis de leur vie quotidienne, sur-analyser de manière délirante la moindre situation.
Le 5 juillet 1989, NBC diffusait le pilote d’une nouvelle série : The Seinfeld Chronicles, dont le titre serait vite abrégé en Seinfeld d’après le nom d’un de ses personnages, Jerry Seinfeld ; c’est aussi celui du comédien qui l’interprète et qui a créé la comédie avec son ami Larry David (plus tard showrunner de Curb Your enthousiam). Neuf saisons ou 180 épisodes plus tard, Seinfled était devenue un phénomène télévisuel et culturel : couverte de récompenses, analysée et disséquée par les scénaristes et showrunners, elle a connu un succès colossal au fil des saisons. L’ultime épisode, diffusé le 14 Mai 1998, a été suivi par 90 millions de téléspectateurs aux États-Unis. Et Jerry Seinfeld a préféré en terminer alors que sa série était au sommet, refusant de continuer en dépit d’une offre de cinq millions de dollars par épisode…
Seinfeld, c’est d’abord un petit bijou de comédie. Une sitcom intelligente, cinglante et audacieuse, aux dialogues hilarants et souvent surréalistes. Grosso modo, chaque épisode commence par une séquence montrant Jerry Seinfeld sur scène dans son spectacle de stand-up. Vient ensuite l’insert servant de générique, puis une succession de situations apparemment déconnectées, où l’on suit chaque personnage en parallèle, jusqu’à ce que leurs parcours convergent pour former un tout cohérent. Les performances de Jerry sont l’un des éléments les plus caractéristiques de la première saison (qui ne compte que cinq épisodes) : ses sketchs traitent de sujets totalement anodins ou sont liés aux histoires de l’épisode qu’ils ponctuent, suggérant comment le comédien s’en est inspiré pour son spectacle. Cette approche sera toutefois abandonnée par la suite.
Pour résumer Seinfeld en une phrase, disons que c’est l’histoire de quatre new-yorkais qui sur-analysent les non-événements de leur quotidien. Dis comme ça, ça ne vend pas du rêve ; c’est pourtant tout l’intérêt de Seinfeld, une série brillante et innovante qui a dynamité les codes de la comédie.
En simplifiant grossièrement les choses, les comédies d’avant Seinfeld mettaient généralement en scène des familles (au sens large) ou des collègues de travail, dans un cadre convenu où ils interagissaient à partir d’un scénario plus ou moins linéaire. Les personnages, positifs et sympathiques, étaient confrontés à une difficulté ou un conflit engendrant gags et quiproquos, résolu de manière positive au bout d’une vingtaine de minutes au terme desquelles ils apprenaient de leurs erreurs, tiraient une sorte de leçon des expériences vécues. Il y avait une morale, voire une évolution des personnalités dans les fictions les plus élaborées. C’est du reste encore le cas, dans Modern Family par exemple. Avec Seinfeld, on en est loin.
Seinfeld s’attache à un groupe de personnes qui ne vivent pas et ne travaillent pas ensemble, sont à peine des amis, plutôt des connaissances. D’autres protagonistes apparaissent régulièrement en arrière-plan – Newman, un ami de Kramer qui déteste Jerry, ou les parents de George – auxquels s’ajoutent plusieurs acteurs qui nous sont familiers (Bryan Cranston, Courteney Cox, Jon Favreau, Teri Hatcher, Bob Odenkirk, Jon Voight ou encore Raquel Welch).
Le quatuor central (et les quatre acteurs de génie) reste toutefois le noyau principal de la série. Pour les créer, Seinfeld et David se sont inspirés d’eux-mêmes et de leurs proches : Jerry interprète une version légèrement altérée de lui-même ; Larry David a affligé George de toutes ses névroses ; Kramer est basé sur Kenny Kramer, qui travaillait dans le même bureau que Larry David (et qui a intenté – et perdu – un procès à NBC, réclamant 100 millions de dollars en dommages et intérêts); enfin Elaine est un composite d’amis et d’ex-petites amies de Jerry.
Leurs portraits, loin d’être flatteurs, sont radicalement différents des ceux auxquels on était alors habitués. Les quatre héros partagent une vision cynique des relations sociales et du monde absurde dans lequel ils évoluent, n’ont aucune volonté de changer, ne tirent aucune leçon de leurs mésaventures. De fait, ils n’évoluent pas et restent les mêmes, du pilote au final. Jerry souffre d’une série de compulsions (il est germophobe) et d’obsessions ridicules (pour Superman, par exemple) et trouve toujours des excuses futiles pour rompre une relation. Pour ses sketchs, il n’hésite pas à se servir du malheur de ses amis (« Your misery is my pleasure », explique-t-il à George).
George, justement, est un type mesquin, menteur, envieux… Bref, un mec tout à fait méprisable, en qui certains voient le premier antihéros populaire avant Sipowicz (NYPD Blue) ou Tony Soprano. Kramer, qui vit dans l’appartement contigu à celui de Jerry, s’immisce continuellement dans la vie de son voisin ; avec sa coupe de cheveux hirsute, il a toujours les idées les plus saugrenues qu’on puisse imaginer mais c’est aussi le personnage le plus sympathique, grâce à son côté enfantin et naïf.
Enfin, Elaine accumule les problèmes à cause de sa grande gueule et de sa propension à l’ouvrir dans les pires moments, et elle foire toutes ses relations amoureuses parce qu’elle craque pour des types encore plus dingues qu’elle. Signalons que le personnage n’était pas censé exister au départ ( elle n’apparaît pas dans le pilote) : c’est sur l’insistance de NBC que David et Seinfeld ont accepté d’intégrer une femme au groupe originellement exclusivement masculin quand, de leur propre aveu, ils ignoraient comment « écrire un bon personnage féminin ». C’est peut-être justement cette lacune qui leur a permis de créer l’une des plus belles figures féminines du petit écran. En traitant Elaine comme ses homologues masculins, ils lui ont épargné le rôle (classiquement dévolu aux héroïnes) de pôle de tension sexuelle ou amoureuse , tout en lui donnant une indépendance enthousiasmante, une liberté de parole et une émancipation sexuelle totale (Elaine n’hésite pas à parler de masturbation, d’avortement ou de menstruations).
Seinfeld se démarque aussi par sa vision du concept d’intrigue – ou plutôt l’absence de celle-ci. On connaît l’anecdote selon laquelle Larry David et Jerry Seinfeld ont vendu la série à NBC… sans trop savoir ce qu’ils vendaient ! Mais en présentant leur projet comme «une série sur rien» (a show about nothing), ils ont presque involontairement définit le dogme de leur série. C’est effectivement une série sur rien, si ce n’est sur la banalité et l’absurdité de la vie quotidienne. Et c’est donc une série sur tout.
Dans Seinfeld, pas d’histoire à proprement parler, pas de rebondissement haletant, pas de cliffhanger, pas d’intrigue à laquelle s’accrocher (comme la relation entre Ross et Rachel dans Friends, ou l’identité de la mère dans How i met your mother). Sur le papier, les situations racontées n’ont même aucun intérêt, les épisodes s’ancrant dans des moments de la vie quotidienne ridiculement dérisoires. Se sortir d’une discussion barbante, mettre un terme à une relation parce qu’un infime détail chez l’autre vous insupporte, passer une demi-heure à chercher une place de parking, attendre au restaurant qu’une table se libère, examiner la disposition des boutons sur une chemise, savoir comment commander une soupe… On vous l’accorde, il y a des scénarii plus palpitants ! Ici, ce qui donne du sel et de l’éclat à ces non-événements, ce sont les comportements des personnages pour qui tout prend une proportion démesurée, qui sur-analysent le moindre détail dans des dialogues absurdes, délirants et complètement hilarants, avec une ironie et un ton sarcastique qu’ils retournent le plus souvent les uns contre les autres… voire contre eux-mêmes.
Cerise sur le gâteau, chaque saison comporte deux ou trois épisodes tout simplement parfaits, avec une construction millimétrée, un rythme formidable et des dialogues irrésistibles. Évidemment, l’esthétique, la technique et certaines références sociales sont datées, mais peu de séries peuvent se vanter d’avoir aussi bien vieilli. Les thèmes, l’humour et les personnages sont encore pertinents aujourd’hui, il y a quelque chose de purement intrinsèque à Seinfeld qui lui donne une valeur universelle et intemporelle. Il y a trente ans, Seinfeld arrivait sur nos écrans ; aujourd’hui encore, on peut dire merci à Jerry Seinfeld et Larry David. Thanks for all… and thanks for nothing !
Comédie sur rien, avec des personnages tristement banals quoi que totalement excentriques et pas forcément sympathiques, Seinfeld est une série redoutable d’intelligence et d’une drôlerie irrésistible, et reste l’une des meilleures comédies de l’histoire de la télévision. Même Spielberg le dit : le réalisateur a déclaré que, alors qu’il était submergé par l’émotion après le tournage de La liste de Schindler, seuls les épisodes de Seinfeld avaient pu le sortir de la dépression. Masters in their domain ! (Les fans comprendront…)