Renforcer l’influence de l’Arabie Saoudite sur le monde arabe, tel est le mantra de Mohammed Ben Salman. Une méthode parfois hasardeuse, souvent brutale, mais toujours déterminée. Retour sur la stratégie d’un Prince peu traditionnel.
« Un ours lâché dans la nature », c’est ainsi que l’on qualifie le prince héritier de l’Arabie Saoudite dans le secret des ambassades, dévoile Christine Ockrent, journaliste sur France Culture, dans son récent ouvrage « Le prince mystère de l’Arabie. Mohammed ben Salman, les mirages d’un pouvoir absolu ». À seulement 31 ans, sa nomination en tant que prince héritier le 21 juin 2017 en a surpris plus d’un. Le Roi Salman, intronisé à 79 ans, a propulsé son fils favori à la tête du royaume. La monarchie islamique se refait une jeunesse dans un pays où les trois quarts de la population ont moins de 30 ans.
Sans la moindre expérience, nommé à 29 ans ministre de la Défense, MBS tient à réformer son pays ultraconservateur. S’écarter des traditions passe par l’éviction des clans familiaux qui tiennent les rênes du royaume. Au rythme de sourires enjôleurs et de colères noires, il s’approprie les pleins pouvoirs. En témoigne la symbolique rafle du Ritz-Carlton de Riyad, fin 2017, où 300 princes et hommes d’affaires se sont retrouvés enfermés trois mois durant, au sein de cette prison dorée, accusés de corruption.
« L’habit ne fait pas le moine »
Une fois la voie libre, MBS enclenche des réformes tout azimuts : autorisation de conduire pour les femmes, d’entrer dans les stades, réouverture des salles de cinéma … La jeunesse connectée réclame ce saut dans le XXIe siècle. Le jeune Prince l’a bien compris : des droits il faudra accorder, pour maintenir son autorité. Pendant ce temps, la répression se poursuit discrètement. Fin novembre 2018, Le Monde et l’ONG Amnesty International révèlent que six militantes féministes incarcérées ont subi des coups de fouet et des chocs électriques. Une main de fer dans un gant de velours.
Au caractère impulsif, le Prince d’Arabie applique une stratégie semblable sur le plan extérieur. D’une main, il caresse ses alliés au moyen de pétrodollars. De l’autre, il inflige de sérieux revers à ceux qui osent remettre en cause son autorité. Jamal Khashoggi, journaliste saoudien assassiné le 2 octobre dernier, en a fait les frais. MBS compte bien poursuive l’ambition historique de son pays : affirmer la domination de l’Arabie Saoudite sur le monde sunnite. Tous les moyens sont bons pour satisfaire les désirs du jeune Prince.
Iran : l’affrontement par guerre interposée
La haine envers son plus grand rival régional guide sa politique étrangère. Du Liban au Yémen, en passant par l’Irak et la Syrie, l’expansionnisme iranien menace les velléités du Prince. Craignant l’influence d’un tel « croissant chiite » mené par l’Iran, Riyad a fait du containment de son ennemi héréditaire sa priorité.
Encerclé jusqu’à l’étouffement, MBS cherche une porte de sortie. Ce sera le Yémen. En mars 2015, il déclenche l’opération Tempête Décisive pour contrer la rébellion houthi chiite soutenue par l’Iran. Après quatre années de guerre et le soutien de la coalition arabe, le Prince interventionniste n’est pas parvenu à ses fins. Pis, il a même reculé dans ses propres frontières, signe d’une faiblesse militaire. Et perdu de l’argent. Beaucoup d’argent. Taboue pour le moment dans son pays, cette gabegie financière finira par altérer sa crédibilité.
Isoler pour mieux régner
L’Iran n’est pas le seul à subir les foudres de la colère du Prince héritier. Même au sein du « Sunnistan » – les Etats arabes sunnites du Golfe – certaines divisions révèlent de profondes rivalités. L’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis, le Bahreïn, l’Égypte et le Yémen ont rompu le 5 juin 2017 leurs relations diplomatiques avec le Qatar, jusqu’à instaurer un blocus à son encontre. Une crise sans précédent, qui trouve sa source dans une « fake news » ! L’émir du Qatar aurait critiqué la volonté saoudienne d’isoler diplomatiquement l’Iran, tout en prenant la défense du Hezbollah et des Frères musulmans, suscitant une vive polémique. « L’enfant terrible du Golfe » s’est fait sévèrement réprimandé.
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Le duo MBS-MBZ (Mohammed Ben Zayed, le mentor émirati du Prince saoudien), font ainsi d’une pierre deux coups. Depuis longtemps, ils aspirent à couper les vivres de Doha, le dernier pays de la région à financer des groupes liés à Al-Qaida en Syrie. Ils éteignent aussi la flamme islamiste avant son arrivée dans le Golfe, alors que le Qatar espérait que les révolutions finiraient par atteindre la région, grâce à la percée des Frères musulmans.
A cette liste, se greffe un énième rival, cherchant à asseoir son leadership régional : le Président turc, Recep Tayyip Erdogan. Alors que le Raïs a mis des années à se forger une solide réputation, il assiste à l’ascension du jeune fils favori, le pouvoir offert sur un plateau d’argent. À l’issue ce bras de fer inégal, Erdogan tiendrait-il sa revanche grâce à l’affaire Khashoggi ? Au Parlement turc, le 21 octobre, il fait la promesse de tout mettre en oeuvre pour révéler « la vérité nue ». Jusqu’à louer « la Turquie qui, en tant que représentant de la conscience internationale, doit aller jusqu’au bout » de l’enquête. Une véritable aubaine qui lui permet de redorer son image auprès des Occidentaux, et d’entamer des négociations avec son puissant rival. Le Raïs exulte. Grinçante ironie lorsque l’on considère que la Turquie détient le plus grand nombre de journalistes emprisonnés au monde.
L’Amérique de Trump, un allié de poids
Une fois Trump élu président, MBS se sent pousser des ailes. Ces tourtereaux ont en effet beaucoup en commun. D’abord sur le plan politique, Trump rompt avec la distance tracée par son prédécesseur américain, partageant la vision de l’Iran comme ennemi numéro un. Auteur de l’historique accord nucléaire iranien, Obama fût perçu comme un traître par l’Arabie Saoudite. Ensuite sur les plans économiques et militaires, au moyen de contrats mirifiques.
Le soutien inconditionnel du locataire de la Maison Blanche, inaugurant ses voyages officiels avec le royaume, n’a fait que renforcer la détermination de MBS. Jusqu’à imaginer qu’il pouvait faire assassiner en tout impunité un journaliste saoudien, éditorialiste au Washington Post, un peu trop critique à son goût. À la suite de l’affaire Khashoggi, Trump lui assuré son soutien indéfectible, dans un communiqué daté du 20 novembre: « Les Etats-Unis entendent rester un partenaire inébranlable de l’Arabie saoudite ». Dès lors, rien ne dit que le Prince sera amené à calmer ses ardeurs.
Le dessin du jour. Entre Khashoggi et le pouvoir saoudien, Trump a vite choisi https://t.co/5NwHoLVcrs pic.twitter.com/t2T6JEyBrI
— Courrier inter (@courrierinter) 21 novembre 2018
« Les ennemis de mes ennemis sont mes amis »
C’est certainement un tournant dans la diplomatie saoudienne : un rapprochement discret, mais réel, avec Israël. En témoigne la reconnaissance de l’État juif dans une interview donnée par MBS à la revue américaine The Atlantic, en avril 2018. « C’est comme deux danseurs qui dansent un slow, et se rendent compte qu’il n’y a pas besoin de contact physique pour se rapprocher » a soufflé un diplomate européen, affirme Christine Ockrent.
Mais quand le Prince fait un pas de côté, son père n’est jamais bien loin pour le rattraper. Selon les révélations du New York Times, fin 2017, MBS a proposé au président de l’autorité palestinienne de renoncer à Jérusalem-Est comme capitale du futur État palestinien, provoquant un tollé dans le monde arabe. Deux faux pas, que son père s’est empressé de corriger, le désavouant publiquement. Le Roi mène la danse.
« Des jeux et du pain »
Pour son royaume, le Prince a de grandes ambitions, que sa politique étrangère incertaine pourrait remettre en question. À travers son plan Vision 2030, il souhaite diversifier son économie, reposant essentiellement sur la manne pétrolière. Un État rentier et clientéliste, marqué par l’oisiveté. La fonction publique aujourd’hui surchargée emploie 70 % des salariés saoudiens, à travers de faux emplois parfois. Son objectif : s’attaquer au syndrome « Tufush », terme utilisé par les jeunes saoudiens pour décrire leur mal-être. Ce mélange de vide, d’ennui, et de ras-le bol tend à les conduire sur les chemins de la radicalisation ou de la drogue.
Toutefois, les rêves de transformation de MBS sont assombris par les conséquences de sa politique impétueuse et hasardeuse, qui donne des frissons aux investisseurs. Le magazine Forbes a relevé que les investissement extérieurs en Arabie Saoudite ont chuté, passant de 12,2 milliards de $ en 2012 à 1,4 milliards en 2017. C’est bien de donner des jeux, Prince, encore faut-il désormais donner du pain.