Arde Madrid. Dans l’Espagne franquiste, l’arrivée à Madrid d’une Ava Gardner décomplexée bouleverse la vie de son personnel de maison.
C’est quoi, Arde Madrid ? En 1955, la diva hollywoodienne Ava Gardner (Debi Mazar) s’installe à Madrid. Ana Mari (Inma Cuesta) est envoyée par le régime franquiste pour espionner l’actrice, que l’on soupçonne d’entretenir des sympathies communistes. Elle se fait donc passer pour une employée de maison et épouse de Manolo (Paco León), autre domestique et petit escroc qui ignore tout de sa mission. Toutes ses certitudes vont être ébranlées au contact de la star, femme libérée et décomplexée.
Certaines stars du passé, devenues de véritables mythes, exercent une fascination qui semble éternelle. C’est le cas de la sublime Ava Gardner, au centre de Arde Madrid, comédie dramatique en 8 épisodes présentée lors du festival Séries Mania. Dans cette série espagnole entièrement tournée en noir et blanc, le couple Paco León (qui interprète aussi le rôle de Manolo) et Anna R. Costa prend quelques libertés pour raconter le séjour de la star dans la capitale espagnole à la fin des années 1950, juste avant le tournage du film les 55 Jours de Pékin. L’Espagne est encore soumise au régime d’extrême-droite du général Franco, mais elle commence à s’ouvrir aux influences extérieures malgré la stricte morale catholique et la politique isolationniste.
Dans ce contexte particulier, les scénaristes imaginent que l’actrice est mise sous surveillance en raison de sa réputation sulfureuse et de ses sympathies douteuses aux yeux du gouvernement (elle est notamment l’amie d’Ernest Hemingway, qui a combattu avec les Républicains durant la guerre d’Espagne). On envoie sous couverture Ana Mari, jusque-là chargée d’enseigner aux jeunes femmes les tâches ménagères et les comportements décents à adopter vis-à-vis des hommes. Se faisant passer pour une employée de maison, feignant d’être l’épouse de Manolo, un autre domestique, elle est donc chargée d’espionner la star.
On imagine le choc. Vieille fille morose et austère, Ana Mari n’est en rien préparée à la vie libérée (d’aucuns diraient dissolue) d’Ava Gardner, star volcanique et sensuelle. Cette confrontation est le moteur de l’histoire, quand Ana Mari (et dans une moindre mesure, la femme de chambre Pilar, jouée par Anna Castillo) découvre la vie sous une autre perspective et remet en question ses certitudes. Le spectacle permanent qu’offre l’actrice éveille en elle des envies d’épanouissement et de bonheur ; la proximité physique avec son prétendu mari, Manolo, provoque un choc émotionnel et sensuel encore plus grand.
D’autant que, pour Ava Gardner, Madrid est une fête. Une fête permanente, alcoolisée et érotisée. Un mélange de The Party, Diamants sur canapé, Gatsby Le Magnifique. Comme le héros de Fitzgerald, Ava trouve dans ces soirées dantesques un moyen d’échapper à sa solitude, une consolation à son divorce d’avec Sinatra. Tout y est démesuré et débridé : on boit, on danse nus sur le piano, on chante des chansons gitanes tandis qu’une chèvre déambule dans le salon sous le regard éberlué de la Guardia Civil, appelée au secours par Juan Perón, ex-président argentin et voisin au bord de la crise de nerfs.
Pourtant, Arde Madrid n’est pas une série sur Ava Gardner. La succession d’anecdotes (certaines réelles, d’autres fictives) sert de prétexte pour raconter l’histoire de ses domestiques. L’actrice est un détonateur : une femme divorcée et athée, dont l’audace et la sensualité font un épanouissement de ce que le franquisme qualifie d’indécence. Face à elle, le personnel de maison va vivre une évolution voire une épiphanie – romantique dans le cas de Manolo, charnelle pour Ana Mari. Et c’est finalement le cœur de Arde Madrid : le réveil sentimental, sensuel et sexuel d’une femme déconnectée de ses désirs par la société moraliste dans laquelle elle est enfermée.
Magnifiquement tournée en noir et blanc, la série s’inscrit ainsi dans son époque, gagne en poésie et onirisme mais traduit aussi la morosité d’une héroïne dont elle adopte le point de vue. Arde Madrid est un pur mélange de drama et de comédie, qui tient presque de la succession de saynètes. D’un côté, le récit mélange les registres (second degré, traits d’esprit, jeux de mots, décalage, situations rocambolesques, humour trivial) et ironise sur le sexe, la fracture sociale, le régime franquiste et la répression ; de l’autre, il dessine une Espagne qui opprime les femmes, les place au service de leurs futurs maris, les coupe de toute forme de désir, de tout élan émotionnel et sexuel. Le tableau est aussi subtil qu’ambigu, empreint à la fois d’ironie et de nostalgie douce-amère.
La série bénéficie en outre d’acteurs magnifiques. Inma Cuesta, Paco León et Anna Castillo s’adaptent au ton théâtral qu’exige parfois le scénario, mais savent aussi faire preuve de finesse dans les séquences plus introspectives. Ils sont pourtant totalement éclipsés à chaque apparition de Debi Mazar : son Ava Gardner est immense. Sublime et touchante ; glaciale et humaine ; envoûtante en reine de la fête et émouvante lorsque le lendemain, elle se retrouve seule dans son lit avec la gueule de bois. Elle incarne surtout la flamboyance d’un personnage qui prend valeur de symbole sans en avoir conscience : une star qui bouleverse la vie des autres par sa seule présence. Une femme qui, à son insu, met le feu à Madrid.
Arde Madrid, c’est une photographie en noir et blanc d’une Espagne en plein bouleversement, vue à travers le prisme de personnages dont la vie terne et grise se heurte de plein fouet à celle, libre et décomplexée, de la diva Ava Gardner. L’esthétique élégante, le rythme serré d’épisodes de 30 minutes, l’équilibre maîtrisé entre comédie impertinente et drama, les acteurs exceptionnels, une écriture ciselée et la tendresse avec laquelle elle traite ses personnages : tout cela fait de Arde Madrid un petit bijou. Ava Gardner a mis le feu à Madrid ; grâce à Paco León, elle embrase aussi nos écrans.
Arde Madrid (Movistar +)
8 épisodes de 30′ environ.
Inédite en France – présentée à Séries Mania.