Après The Handmaid’s Tale, une deuxième adaptation de Margaret Atwood arrive sur nos écrans : Alias Grace, un autre portait de femme au moins aussi complexe et passionnant.
C’est quoi, Alias Grace ? Canada, 1843. Grace Marks (Sarah Gadon), jeune immigrée irlandaise de 16 ans qui travaillait comme domestique, est condamnée à perpétuité pour le meurtre de son employeur, Thomas Kinnear (Paul Gross) et de la gouvernante Nancy Montgomery (Anna Paquin). A l’instigation d’un révérend méthodiste (David Cronenberg), l’aliéniste Simon Jordan (Edward Holcroft) est engagé afin d’obtenir la libération de la jeune femme, qui n’a aucun souvenir des événements et qui montre des signes d’hystérie. Face au médecin, Grace prend alors la parole pour retracer son parcours et raconter l’histoire de sa vie.
Après l’immense succès de The Handmaid’s Tale, un autre roman de Margaret Atwood est adapté à l’écran : la mini-série Alias Grace est tirée du livre éponyme publié en 1994, et l’auteure en a supervisé les 6 épisodes (et fait même une apparition). Bien qu’elle soit présentée comme une « série originale Netflix », signalons que Alias Grace est en fait une production canadienne, d’abord diffusée sur la chaîne CBC.
La comparaison avec The Handmaid’s Tale paraît incontournable, ne serait-ce que parce que les deux histoires mettent en scène le quotidien d’une domestique, dans un monde violent et brutal, où les femmes sont reléguées au second rang. Cette fois, la dystopie cède la place à la fiction historique, la série racontant l’histoire vraie de Grace Marks, une Irlandaise émigré au Canada au XIXème siècle, condamnée et incarcérée à l’age de 16 ans pour un double meurtre commis avec la complicité d’un palefrenier.
Pour écrire son roman, Atwood s’est appuyée sur les minutes du procès de Marks, sa correspondance et des coupures de presse; pour construire sa fiction, elle introduit le personnage de Simon Jordan, un aliéniste (c’est-à-dire un psychiatre) engagé afin de produire un rapport sensé dédouaner la jeune femme en prouvant sa folie. Pour se faire, le praticien va tâcher d’établir une analyse psychologique et de l’aider à se souvenir des événements qu’elle prétend avoir oubliés. Comme dans The Handmaid’s Tale, l’intrigue repose sur le récit de l’héroïne, à la première personne : c’est elle qui raconte son histoire. La voix off donne ainsi accès à son ressenti et ses pensées intimes, accentuant l’empathie et soulignant certaines contradictions. À travers les monologues intérieurs de Grace et les conversations qu’elle a avec le médecin, nous découvrons ainsi peu à peu sa vie, de son départ d’Irlande jusqu’au temps de la narration, en passant par tous les moments marquants de son existence.
Prise au premier degré, sans chercher à l’analyser, Alias Grace est déjà une série prenante, au dénouement surprenant. A la fois drama historique, série criminelle, thriller psychologique, elle s’avère vite passionnante et très fluide en dépit de l’alternance entre les différents temps du récit. Sans verser dans la grandiloquence ou le spectaculaire, la réalisation ne nous épargne aucune scène de violence physique ou psychologique, et elle délivre quelques moments inspirés en lorgnant du côté des contes d’horreur gothique, par le biais des rêves, fantasmes, images inconscientes et superstitions, dans un ambiance très sombre. Le tout avec d’excellents comédiens : Sarah Gadon (11.22.63) incarne Grace à la perfection, jouant magnifiquement de toutes les subtilités et l’ambiguïté du personnage ; Edward Holcroft (London Spy) soit le docteur Jordan ou Rebecca Liddiard (Slasher) dans le rôle primordial de Mary Whitney sont également très bons ; Anna Paquin (True Blood), Zachary Levy (Chuck) et le cinéaste David Cronemberg complètent le casting.
Tout cela suffirait déjà à faire de Alias Grace une excellente série. Mais il y a bien davantage. Riche, complexe et chargée de sens, autorisant différents niveaux de lecture, la série aborde une multitude de sujets : l’immigration, la psychiatrie, la pauvreté, l’exploitation des plus démunis, la fascination qu’exerce le crime, le rapport aux souvenirs…
Évidemment, ce qui saute aux yeux, c’est le statut de la femme dans la société de l’époque. Les différences socio-culturelles, l’injustice, la misère, la violence, l’oppression frappent les plus pauvres, mais particulièrement les femmes, en outre victimes d’un mépris paternaliste et d’incessantes agressions sexuelles. Mais aussi – et c’est très bien vu – de l’image duale dans laquelle les enferme l’inconscient collectif à l’époque (et aujourd’hui, dans une certaine mesure.) Dans son monologue introductif, Grace souligne elle-même cette ambiguïté : ange ou démon, victime ou coupable, naïve ou manipulatrice, sainte ou garce, sage ou folle. Ici, Grace est une femme condamnée pour meurtre, mais dont le sexe, l’allure et le niveau d’éducation servent d’arguments autant à ses défenseurs qu’à ses accusateurs : elle est si jolie, elle a l’air si doux et elle parle si bien qu’elle est incapable de commettre un crime aussi odieux; elle est si jolie, elle a l’air si doux et elle parle si bien qu’elle peut enjôler ses interlocuteurs et cacher sa perversité meurtrière.
Pourtant au final, Alias Grace est moins l’histoire d’une victime que celle d’une femme qui reprend le pouvoir grâce à la seule arme à sa disposition : les mots. Sorte de Shéhérazade qui tente de sauver sa tête en racontant une histoire (la sienne, en l’occurrence), Grace joue sur la perception que les gens ont d’elle, modifiant son récit en fonction de son interlocuteur. Décider quoi dire, comment le dire, et à qui : Alias Grace est aussi une analyse de la façon dont nous nous racontons et une illustration éclatante du pouvoir de la parole. Le docteur Jordan et le spectateur n’ont qu’une envie : entendre la suite de son récit. Grace n’est pas une narratrice fiable, mais qui pourrait l’en blâmer ? Pour la première fois de sa vie, elle contrôle son destin. A l’instar d’une autre servante – écarlate, celle-là.
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Vous avez aimé The Handmaid’s Tale ? Vous allez adorer Alias Grace. D’après l’œuvre de Margaret Atwood, comparables sur certains plans, les deux séries diffèrent surtout sur un point essentiel : Alias Grace est tirée d’une histoire vraie, ce qui la rend au moins aussi terrifiante. Prises ensemble, les deux fictions sonnent comme une mise en garde : en dépit des apparences et du chemin parcouru, les femmes restent les premières victimes des inégalités et des violences de la société. Oui, mais dans les deux cas, elles sont capables de reprendre le pouvoir…
Alias Grace
6 épisodes de 45′ environ
Disponible sur Netflix.
Captive de Margaret Atwood – éditions 10 18.