Cent ans de solitude réussit un tour de force : l’adaptation réputée impossible d’un chef-d’œuvre de la littérature sud-américaine.
C’est quoi, Cent ans de solitude ? José Arcadio Buendía (Marco Antonio González Ospina / Diego Vàsquez) et Úrsula Iguarán (Susana Morales Cañas / Marleyda Soto) sont cousins, et ils sont amoureux. Malgré les mises en garde de leurs familles, le tabou de l’inceste et le présage d’une malédiction sur leur progéniture, ils se marient. Mais sous le poids du sentiment de culpabilité, ils décident de quitter leur village pour fonder un nouveau foyer avec quelques compagnons de voyage. Ce sera la ville de Macondo, qu’ils vont bâtir au milieu de nulle part et où va se jouer le destin de la famille Buendia que l’on va suivre sur sept générations.
«Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendía devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace ». C’est par cet incipit que s’ouvre Cent ans de solitude, monument de la littérature dans lequel Gabriel García Márquez raconte l’histoire de la famille Buendia sur près d’un siècle, de génération en génération. Un chef-d’œuvre adapté en série sur Netflix, avec une première saison de huit épisodes tandis que la seconde a déjà été confirmée.
Une fresque entre réalisme et onirisme
S’il semble inévitable de parler du livre, il faut d’abord s’affranchir de la tentation de la comparaison pour considérer la série en elle-même ; après tout, elle doit s’adresser aux lecteurs du roman mais aussi et peut-être surtout aux autres. De ce point de vue, Cent ans de solitude est une réussite : une saga familiale foisonnante, qui raconte l’histoire des Buendia sur près d’un siècle avec son lot de mariages, de naissances, de morts, de joies, de tragédies, d’amours contrariées, de rivalités, de guerres… Un récit riche, rempli d’événements et de personnages portant souvent le même nom d’une génération à l’autre – ce qui rend parfois l’ensemble difficile à appréhender. On vous conseille de vous munir d’un arbre généalogique.
Mais plus qu’une fresque familiale, c’est une réflexion sur des sujets universels incarnés par les Buendia : une histoire de destin, de malédiction, d’atavisme et de traumatismes générationnels, de souvenirs et d’oublis, des cycles de vie, de situations qui se répètent… et une histoire de solitude, inhérente à la condition humaine. Des sujets présents en permanence, qu’ils soient explicites ou suggérés. Parfois, les choses sont clairement dites (la malédiction originelle), parfois elles sont implicites (les obsessions de José Arcadio), parfois elles prennent une dimension allégorique ou métaphorique.
C’est un des éléments-clés du roman – nous y reviendrons. Dans la série, le magique et le surnaturel surgissent de manière inattendue : une résurrection, des prémonitions, des fantômes, une étrange maladie, une pluie de fleurs… Il y a des éléments surréalistes et / ou oniriques, présentés ici comme réels et tangibles. Aussi étranges ou baroques soient-ils, lorsque la magie du gitan Melquiades, l’alchimie, le miraculeux religieux, la prescience et le fantastique se produisent, ils sont réels à Macondo et ne sont jamais remis en question. Le pouvoir évocateur et imaginaire de l’histoire s’intègre alors naturellement au quotidien des personnages.
Visuellement, la série est magnifique. Grâce à des moyens financiers conséquents (ayant permis notamment la construction d’un village entier pour recréer Macondo), un soin méticuleux apporté aux costumes et aux détails, une photographie superbe, une direction artistique élégante, des scènes impressionnantes dignes de tableaux, c’est une fresque qui offre un cadre parfait à une histoire aussi riche et complexe. Le tout, porté par de formidables acteurs, en particulier un Claudio Cataño remarquable dans le rôle pourtant difficile de Aureliano.
Adapter l’inadaptable
La longueur, la densité, le style d’écriture, la construction circulaire du roman sont autant de paramètres en raison desquels on l’a longtemps qualifié « d’inadaptable ». Garcia Marquez y était d’ailleurs opposé, considérant que les lecteurs devaient avoir toute latitude pour imaginer ses scènes et ses personnages. L’entreprise soulève donc quelques questions : peut-on adapter en série une œuvre dont la quintessence repose sur les mots ? Comment montrer la dimension fantasmagorique du récit ? Traduire la profondeur du style, des métaphores, de l’onirisme avec lesquels l’auteur décrit ce qui se passe dans son Macondo imaginaire ?
La série a un énorme atout : un amour immense et sincère pour l’œuvre, qui transparaît à chaque instant. Si le roman est inadaptable en l’état, ce Cent ans de solitude prend un certain nombres de libertés et de décisions habiles et intelligentes. Le premier épisode s’ouvre ainsi par la première phrase du roman, prononcée par une voix off omnisciente qui servira de socle à toutes les scènes transcendantales et surréalistes, expliquant tout en montrant. Si l’on pouvait craindre que ce choix alourdisse le récit, il l’enrichit au contraire, en introduisant des réflexions poétiques qui emmènent le spectateur là où les images ne peuvent pas aller.
Entre fidélité et compromis nécessaires, le résultat est sans doute la meilleure adaptation possible : la série retrace un siècle d’histoire en structurant le scénario linéaire avec de grands moments comme points d’ancrage (mariages, naissances, mais aussi événements historiques comme la guerre des Mille Jours), réussissant aussi le tour de force de rendre tangibles à l’écran la magie poétique, la profondeur évocatrice qui caractérisent le roman. En particulier ce « réalisme magique », emblématique de la littérature sud-américaine et que la réalisatrice Laura Mora décrit comme « une relecture poétique de notre quotidien, une façon d’endurer dans la beauté nos propres tragédies. »
Peut-être plus que l’adaptation d’un classique, Cent ans de solitude est presque un hommage à un chef-d’œuvre de la littérature. Chaque épisode s’empare de la vie des Buendía pour l’entremêler au poids du passé et du destin, à la malédiction qui les condamne, et à l’irruption dans le quotidien d’une magie riche mais ineffable. Luxueuse et luxuriante, dense et intense, la série relève brillamment le défi réputé impossible de donner corps et vie au roman mythique de Gabriel Garcia Marquez.
Cent ans de solitude
Saison 1 – 8 épisodes de 60′ environ
Disponible sur Netflix