Ryan Murphy invente un passé à la tristement célèbre infirmière, dans Ratched qui concentre tout son univers. Pour le meilleur ou pour le pire.
C’est quoi, Ratched ? En 1947, l’infirmière Mildred Ratched (Sarah Paulson) sollicite un emploi à l’hôpital psychiatrique de Lucia en Californie, et elle ne recule devant aucune manipulation pour y parvenir. Sous la supervision de l’austère infirmière en chef Bucket (Judy Davis), elle intègre cet établissement et devient rapidement la collaboratrice privilégiée du Dr Hanover (Jon Jon Briones). Celui-ci cherche à obtenir l’appui du gouverneur (Vincent d’Onofrio) et de sa chef de cabinet (Cynthia Nixon) pour financer les protocoles atypiques qu’il met en œuvre afin de guérir ses patients. Parmi eux, le tueur en série Edmund Tolleson (Finn Wittrock) attend son évaluation psychiatrique. Son admission n’est pas étrangère à l’arrivée de Ratched dans l’hôpital…
Ratched, c’est American Horror Story : Asylum mâtiné de Bates Motel et de Alfred Hitchcock. Description lapidaire, mais qui donne une bonne idée de la manière dont Ryan Murphy s’empare de ce personnage honni, créé par Ken Kesey dans son roman Vol au-dessus d’un nid de coucou. Le livre et son adaptation cinématographique par Milos Forman (1975) racontent l’histoire de Randle McMurphy (Jack Nicholson) : accusé de viol, il simule la folie pour échapper à la prison et est interné dans un hôpital psychiatrique, à la merci de l’infirmière Ratched (Louise Fletcher). C’est elle qui devient l’anti-héroïne de la série qui porte son nom, prequel se déroulant 15 ans auparavant et dans lequel Murphy pose une question : comment cette femme est-elle devenue un monstre ?
Pour tenter de cerner le personnage, la série explore son passé et tente de lui construire une histoire crédible et une personnalité suffisamment complexe pour lui insuffler une dose d’humanité, en décalage avec l’image de l’infirmière sadique, brutale et sans pitié que nous connaissons. La Mildred de la série devient une femme fragile et abîmée, mais sans scrupules et pleine de secrets ; sympathique et maternelle par moments, prête à tout pour arriver à ses fins à d’autres ; une calculatrice capable de revirements inattendus en fonction des circonstances, et qui poursuit un but précis. La spirale de violence et de souffrance qui ont façonné Ratched sont clairement énoncées, son comportement souvent qualifié d’erratique par certaines critiques n’est pas forcément dénué de fondement ni de pertinence. Ratched n’est pas encore un monstre, mais elle s’en approche : c’est une figure ambiguë, aux multiples facettes.
Ce qui frappe, dans Ratched, c’est d’abord l’esthétique à la fois vintage et pop. Quelque chose qui oscille entre l’élégance des films noirs classiques de Hitchcock et la palette de couleurs de Wes Anderson, avec le contraste omniprésent entre le rouge et le vert (notamment dans le générique, au son de la « Danse macabre » de Camille Saint-Saëns) , les décors léchés comme l’hôpital qui ressemble presque à l’Overlook hôtel de Shining, une mise en scène étudiée, des costumes sublimes, des jeux de caméra inspirés… Et une musique typique des grands classiques de l’âge d’or hollywoodien, qui emprunte même directement les bandes originales de Psychose et de Les Nerfs à Vif.
S’y ajoute un casting remarquable, avec une Sarah Paulson parfaite dans le rôle de Mildred, mais aussi Sharon Stone, Judy Davis, Finn Wittrock, Vincent D’Onofrio, Amanda Plummer, Cynthia Nixon, Sophie Okonedo, Corey Stoll et Jon Jon Briones.
Cette histoire originelle, Murphy la met toutefois en œuvre à sa manière, avec son style particulier et les thèmes qui l’obsèdent. Nous l’avons dit, la série n’aurait pas détonné dans l’anthologie American Horror Story, elle présente même de nombreux points communs avec AHS : Asylum. Des scènes gore poussées à l’extrême (la séquence d’ouverture ou de sanglantes lobotomies), de l’hémoglobine, des amputations, toute une gamme de paraphilies sexuelles, une multitude d’intrigues parfois inutiles, des personnages outranciers qui vont et viennent (dont une Sharon Stone, singe sur l’épaule, lancée dans une croisade vengeresse contre le Dr Hanover) , un tueur en série entre Norman Bates et Hannibal Lecter, des traumatismes du passé…
En termes de thématiques, Ratched s’inscrit là aussi dans la lignée des séries de Murphy, avec son goût pour les personnages ostracisés en raison de leurs différences. D’abord l’homosexualité, à l’époque traitée comme une maladie mentale et « soignée » par des traitements violents et invasifs proches de la torture (et qui rappellent les thérapies de conversion actuelles). Mais il y a aussi une dimension féministe, la série montrant en majorité des personnages féminins forts qui se battent pour obtenir la reconnaissance qu’elles méritent, avec les armes dont elles disposent à l’époque. A ce titre, l’évolution de la relation entre Ratched et Bucket est particulièrement intéressante lorsqu’elle prend un tour inattendu, loin de celui auquel on pouvait s’attendre.
En résumé, Ryan Murphy fait du Ryan Murphy et il se donne à fond, avec tout ce que cela implique en positif comme en négatif. D’un côté, une identité palpable et un récit enlevé parcouru de scènes fortes ; de l’autre, un amas hétéroclite qui manque de cohésion, une propension au too much à la limite du ridicule et le sentiment que le showrunner se répète. D’où des réactions diamétralement opposées parmi la critique et le public : saluée et éreintée à parts égales, Ratched est toutefois l’une des séries les plus regardées sur Netflix en 2020, avec pas moins de 48 millions de spectateurs en un mois…
Ryan Murphy ne fait jamais l’unanimité, et Ratched ne fait pas exception à la règle. Concentré de l’univers du showrunner avec son esthétique puissante, son héroïne tourmentée par ses traumatismes mais aussi son manque de cohérence et des scènes gore et outrancières c’est une série éprouvante qui balance en permanence entre élégance, tension, grotesque, violence extrême et folie. C’est comme si Murphy avait pris tous les ingrédients de son œuvre et les avait passés au mixeur : le cocktail ne plaira pas à tout le monde, on le trouvera savoureux ou écœurant… et parfois les deux à la fois.