Hommage, détournement, exploitation, saturation… Preuve s’il en fallait que la pop culture est tiraillée entre une nostalgie rassurante et la tentation de la table rase, l’accueil réservé à Ready Player One en avril dernier a mis en lumière les contradictions d’un écosystème pétri d’influences et d’aspirations hétérogènes. Pour Rafik Djoumi, créateur de l’émission BiTS sur Arte, le film de Steven Spielberg souligne avant tout l’urgence de se réapproprier les clés de notre imaginaire collectif.
Retranscription intégrale d’une interview effectuée avec Pierre-Jean Malye le 6 avril 2018 pour l’émission HyperLink.
À écouter : HyperLink #52 – La pop culture, mal nécessaire de la pop culture ? (avec Thibaud Gomes-Leal & Rafik Djoumi)
VL. – La pop culture est-elle dans une impasse ?
Rafik Djoumi – Non. Par sa constitution même, la pop culture se régénère là où s’est toujours générée : par la base. C’est un mouvement en mutation, ce n’est pas quelque chose de défini, de cadré. Il fut un temps où c’était la culture tout court avant qu’une culture institutionnelle soit installée par la royauté pour se distinguer de la masse. Aujourd’hui on fait la distinction, sous-entendu il y a une culture « noble » (terme choisi à escient) et une culture populaire. La vérité, c’est que la pop culture c’est la culture tout court.
Vous parlez quand même d’une culture « doudou » (terme initié par L’Ouvreuse) qui minerait un peu cette mutation, et dont certains disent que Ready Player One aurait pu jouer. D’où vient-elle et comment la pop culture s’est-elle enfermée là-dedans ?
Ready Player One ne joue pas de la culture doudou. C’est un signal d’alerte sur le dévoiement d’une certaine pop culture à l’encontre de ceux qui la génèrent, c’est-à-dire la base elle-même. Spielberg, tout comme ses camarades des années 1970, se considère un peu responsable d’avoir amené un esprit qu’on qualifierait aujourd’hui de « geek » dans un cinéma mainstream, là où elle se cantonnait dans un cinéma de série B à la marge. Il constate l’utilisation de cette culture eighties extrêmement séductrice à des fins de captation d’attention par les majors, par les publicitaires, par tout l’écosystème médiatique. Le capitalisme actuel est un capitalisme de la captation. Ce n’est plus la marchandise qui l’intéresse, mais ce qui se passe dans nos têtes. On met en place une machinerie extraordinairement puissante pour nous capter et faire de nous des consommateurs bêtes et méchants. Ready Player One nous rappelle précisément de quoi est faite cette culture, quitte à mettre les fanboys et les geeks les uns contre les autres : dans le film, des groupes de résistants versus ceux qui sont vendus à l’ennemi. Il suffit d’aller sur Internet et on reconnaîtra très vite les lignes de front. Mais ce n’est à aucun moment un film qui promeut la culture doudou.
En fait, Ready Player One me rappelle Tomorrowland (À la poursuite de demain en France, ndlr), film de Brad Bird qui avait essuyé un cuisant échec. Il nous parlait de la même chose : qu’est-ce qu’on fait de notre imaginaire ? Bird avait refusé de faire Star Wars VII pour faire ce film. C’était un message très fort adressé aux majors : « Je ne jouerai pas votre jeu ». Il y a d’ailleurs une scène très forte dans ce film, pendant laquelle une bombe temporelle explose dans un magasin de jouets. Les propriétaires de la boutique se retrouvent littéralement figés dans le temps, dans une boutique entièrement constituée d’éléments culturels dans lesquels baignent Brad Bird et ses copains. C’est une façon de dire : « on va mourir si on reste figés là-dedans ! » L’héroïne de Tomorrowland a un regard constamment porté vers l’avenir. Sa question permanente c’est : « Qu’est-ce qu’on peut faire ? » et Ready Player One va dans cette direction.
La pop culture se réfère à un langage de l’icône déclinable à l’infini, sur tous les supports et à travers de nombreux produits dérivés. Est-ce qu’il est possible d’en sortir ?
Je ne pense pas qu’on aurait intérêt à se débarrasser de l’icône, c’est-à-dire devenir des iconoclastes : historiquement des fous de Dieu (sic), qui brisent les statues et décapitent les gens qui les ont érigées ! L’icône est un symbole. Elle a un pied dans notre présent et dans l’au-delà, dans l’immortel. C’est un moyen que l’on a de communiquer avec le spirituel et l’inaccessible. Le danger, dans la culture comme dans la religion, c’est de confondre l’icône avec l’objet qui la désigne. C’est précisément ce dont il est question dans la pop culture doudou : les gens s’en tiennent à des images (Robocop, Predator, Terminator), en oubliant ce qu’elles disent, en oubliant ce qu’elles sont. Ce sont des coquilles vides. C’est de cela dont parle Jean Baudrillard dans son livre Simulacre et simulation : le simulacre finit par précéder et déterminer le réel. Il a été conçu pour nous permettre d’accéder à une information et au réel, mais on devient tellement obnubilés par le signe qu’on oublie ce qu’il désigne. Il prenait l’exemple de la croix des chrétiens, multipliable à l’infini, qui finit par devenir elle-même Dieu, et qui finit par suggérer qu’à terme seule la croix existe. La pop culture traverse ce genre de phénomène. Il suffit de voir les fanboys applaudir à tout rompre juste quand ils voient passer le Faucon Millénium. Qu’importe que le film s’annonce être foireux en tout point, qu’importe que cela fasse 10-15-20 ans qu’on traîne une saga dans la boue : il y a la forme, donc on applaudit et on est heureux. Le Faucon devient l’emblème d’un univers qui a disparu. On est en plein délire baudrillardien.
Impossible de ne pas penser à Star Wars VIII, qui demande explicitement à son spectateur de brûler ce qu’il a adoré. Est-ce qu’il faut pour autant casser le jouet ?
Star Wars VIII résulte d’un bras de fer complètement schizophrène : d’un côté il sert la soupe, de l’autre il tente d’adresser quelques claques au public. La position de son réalisateur est intenable : l’ancien fan voudrait revenir aux sources du mythe, quitte à faire une table rase avant de reconstruire. Et en même temps, Disney n’a pas dépensé 4 milliards pour faire du situationnisme ! Ça a été un combat dont on connaîtra les coulisses sanglants dans 30 ans. On n’a pas besoin d’en passer par là, mais on a pu constater à travers l’histoire du cinéma qu’il fallait des périodes de crise pour que quelque chose puisse renaître. Ça ne peut se faire que de l’extérieur. Je ne crois pas à une prise de conscience qui vienne des studios de Hollywood. Il faudra que ça se passe comme à la fin des années 1960.
À l’époque de Woodstock, Hollywood produit La Kermesse de l’Ouest, comédie musicale dans l’Ouest où Clint Eastwood joue la farandole dans la forêt ! C’est un moment d’incompréhension totale de ce que la culture de l’époque était en train de générer. Il faut se mettre dans la tête des studios de l’époque : « Qu’est-ce qu’on va leur offrir ? Ah oui, ils aiment bien ce cowboy qui tourne dans des films italiens… » Et on s’étonne finalement que la production s’écroule au box-office ! La fin des 1960s à Hollywood est un cataclysme. Quand Spielberg est arrivé à la Warner, il a trouvé un désert. Ça venait d’être vendu à une compagnie minière, il devait y avoir deux projets en production dont un film de Francis Ford Coppola. Typique : tiens, un petit jeune a l’air d’en avoir sous le capot… Et ils lui donnent une comédie musicale avec Fred Astaire et des Leprechauns (La Vallée du bonheur, ci-dessous) ! Ils étaient à la ramasse, et c’est parce que le public avançait plus vite par rapport à eux que ça s’est écroulé… ce qui n’a pas l’air d’être le cas aujourd’hui. On a l’impression que le public suit la cadence imposée par le marketing, continue à s’extasier sur les trailers de Marvel qui ne leur promettent rien d’autre que la soupe qui leur est servie depuis dix ans. Je ne vois pas de changement venir de l’intérieur des studios. D’où va venir l’étincelle, ça reste une grande question.
Et quelle place donner aux prescripteurs, aux critiques, aux vidéastes ?
Ils répondent à la même mission. Ce qu’ils peuvent faire, c’est continuer à propager la même parole : rappeler de quoi sont faits les objets qu’on aime. Rappeler que derrière Robocop, il y a une histoire, un personnage, un univers. Donner aux gens les clés qui leur permettront de décoder eux-mêmes les films. Ceux que je préfère sur Internet, c’est non pas ceux qui disent ce qu’il faut penser de tel ou tel film, mais ceux qui donnent des outils. Allez-y, amusez-vous, c’est possible ! Et comme par hasard, Ready Player One est l’histoire d’un auteur décédé qui laisse derrière lui des indices en disant aux gens : soyez attentifs, c’est là, c’est autour de vous, cherchez bien, on ne vous le donnera pas !
Il y a une phrase qui m’a marqué dans le film, et qui n’est à ma connaissance pas dans le bouquin : « Personne ne passe au-dessus de King Kong ». Je ne vous raconte pas la scène, vous la découvrirez. C’est une phrase précieuse car Spielberg est un enfant de la figure du King Kong, un moment clé dans la réaffirmation de l’imaginaire dans le cinéma international à une époque où il était en train de disparaître. C’est un film qui porte en lui quelque chose de presque mystique. Pourquoi les monstres, pourquoi la fascination ? Les gens de sa génération étaient tous des lecteurs avides de la revue Famous Monsters of Film Land de Forrest J. Ackerman, le « geek n°0 » comme je l’appelle : on parle d’un type qui faisait du cosplay dans les années 1930 ! Ackerman, énorme collectionneur de props, accueillait tous les jeunes fans de fantasy et des genres honnis par la culture classique. Sa maison était le musée fantasticophile par excellence, que Guillermo del Toro a d’ailleurs refait à sa façon. Spielberg et ses amis sont des enfants de ce personnage. La culture de King Kong renferme tous les secrets de la culture pop pour celui qui voudra être attentif et aller les chercher. Cette idée de rappeler que personne ne passe au-dessus de King Kong, ce n’est pas de dire que ça a déjà été fait et qu’on ne pourra plus jamais atteindre ce niveau, mais de dire « cherche le moyen de contourner ».
Prise de recul, marche arrière ou les deux ?
Encore une fois, il n’y a pas de marche arrière ni de bond en avant. C’est une culture mutante. Il faut être attentif à toutes ses formes, qui sont généralement surprenantes. Souvent, elles ne se présentent pas sous les atours de la bourgeoisie honnête. Je n’ai pas vu Grave, qu’on présente comme un objet contre-culturel. Mais par son origine même, il n’est pas du tout contre-culturel. Sa réalisatrice (Julia Ducournau, ndlr) est issue d’institutions bien en place, a été immédiatement acclamée par ces mêmes institutions… Ça nous vient du haut. Elle voulait peut-être l’inverse, mais son projet vient d’une sphère qui va du haut vers le bas… alors que la contre-culture vient d’en-dessous. Elle ne viendra jamais d’un magazine, d’une institution d’État, ni d’une major hollywoodienne. Ça se fera dans un garage : on scratche des disques, des informaticiens montent des pièces… Elle n’est jamais où on l’attend, et elle n’appartient à personne, n’en déplaise aux majors qui ont mis la main sur des objets qui ont cinquante ans. Ils ont dépensé un fric fou pour s’accaparer des histoires qui datent d’un demi-siècle, mais seraient bien incapables de capter ce qui peut être en train de germer.
Et le jeu vidéo est-il victime de cette même mécanique ?
Non. Ce qui à mon avis sauve le jeu vidéo pour l’instant, c’est qu’il a tardé à être reconnu comme un média noble. L’intérêt d’être considéré comme de la merde, c’est que les instances directives ne se préoccupent pas tellement de savoir ce qu’il se passe, et donc le média fait un peu ce qu’il veut. C’est ce qui a permis à un Grand Theft Auto d’exister, alors qu’on sait bien que les instances dirigeantes ne veulent pas entendre parler d’un truc pareil ! C’est la pop culture dans ce qu’elle a de plus sale et de revendiqué, de contre-culturel, et c’est le jeu le plus vendu de tous les temps. Je sais que beaucoup de gens ne seront pas d’accord avec moi, car ils se battent depuis des décennies pour que le jeu vidéo soit reconnu à sa juste valeur comme le média du XXIème siècle. Mais en attendant, la pop culture est d’autant plus puissante qu’elle est invisible. Quand on ne se préoccupe pas des choses, c’est là où elles ont lieu, c’est là où elles germent.
Quand Star Wars a pris tout le monde de court en 1977, les gens qui sont allés le voir en masse dès le premier jour étaient déjà là, c’est juste qu’ils étaient passés complètement sous le radar des studios ! À la Fox, le marketing a eu un choc par rapport à ce film. Ils avaient des catégories de population : tel CSP, ingénieur, ouvrier… Quand Lucasfilm a proposé de faire des comic books autour de Star Wars, ça leur échappait complètement. L’idée qu’une même communauté puisse être avide d’imaginaire, de science, de technologie, d’informatique, de fantaisie… Ils ne voyaient absolument pas le rapport. Encore aujourd’hui, ils peinent à saisir les fondamentaux de ce qu’on appelle la « culture geek » mais ça faisait depuis la fin des années 1960 qu’elle existait et qu’elle bouillonnait. Donjons & Dragons était déjà dans les facs de science ! Ce n’est qu’avec Star Wars qu’on a commencé à étudier ces gens. Dans les années 1970, la contre-culture était quelque chose de voyant : le mouvement punk, tout en lui te dit « je suis contre ». Alors que le geek est avec ses lunettes et ses copains, plus discret. La contre-culture n’est pas forcément ce qui fait du bruit dans la rue. C’est ce qui est dans l’ombre, ça ne pose pas de problème, et grandit à son rythme sans emmerder personne. Sauf que quand on est plusieurs, chacun nourri de notre propre passion, ça finit par devenir une force.
Ready Player One est disponible en DVD, Blu-ray et VOD. Le film est réalisé par Steven Spielberg et distribué par Warner Bros.