Pour son premier long métrage, Corporate, qui sort le 5 avril, Nicolas Silhol embrasse un sujet de société fort. Rencontre.
Pour son premier long métrage, Nicolas Silhol a choisi de traiter d’un sujet de société fort et qui avait notamment défrayer la chronique il y a quelques années au sein de France Télécom. Le suicide en entreprise et les méthodes de management qui poussent les salariés à bout. Porté par un casting prestigieux (Céline Sallette, Lambert Wilson, Stéphane de Groodt) le jeune réalisateur réussit parfaitement à décrire les rapports humains en entreprise et les pressions exercées avec l’air de ne pas y toucher par une hiérarchie qui ne fait pas de sentiment et pour qui le maître mot reste la rentabilité. Nous avons rencontrés Nicolas Silhol et lui avons demandé de nous raconter la genèse de son film, son travail de mise en scène et ses intentions. Conversation avec un jeune réalisateur qui maîtrise son sujet.
Mais c’est quoi déjà… Corporate ? Emilie Tesson-Hansen est une jeune et brillante responsable des Ressources Humaines, une « killeuse ». Suite à un drame dans son entreprise, une enquête est ouverte. Elle se retrouve en première ligne. Elle doit faire face à la pression de l’inspectrice du travail, mais aussi à sa hiérarchie qui menace de se retourner contre elle. Emilie est bien décidée à sauver sa peau. Jusqu’où restera-t-elle corporate ?
Quel a été le point de départ de Corporate?
C’est la rencontre de plusieurs paramètres qui sont notamment intimes. Mon père est consultant en ressources humaines donc les questions de management, les rapports humains en entreprise ce sont des questions auxquelles j’ai été sensibilisé depuis longtemps et que je trouvais passionnantes sur les rôles qu’on joue en entreprise et je trouvais ça vraiment intéressant et j’en ai longuement discuté avec mon père. Après il y a quelques années la découverte des suicides chez France Telecom et surtout de ce management dit de la terreur m’a fait découvrir que le management pouvait détruire des vies et des individus et puis il y a des envies de cinéma aussi. Une fois que j’ai décidé de m’intéresser à ce sujet-là, je ne voulais pas raconter l’histoire d’une victime de ce système et très tôt je me suis posé la question de la responsabilité de ceux qui mettent en œuvre ces systèmes de management, je sentais qu’il y avait là un schéma dramatique qui me plaisait bien et qui me renvoie à des films qui m’ont inspiré et qui m’inspirent encore, les polars sociaux américains des années 70, les films de Sydney Lumet où on a comme ça un individu qui appartient à un système et qui décide de se retourner contre ce système. Des raisons intimes, des envies de cinéma et un sujet d’actualité et donc on est partis là-dessus.
Cette notion de responsabilité qui semble vraiment être le cœur du sujet, elle était présente dès le début de l’écriture?
Absolument oui. Je n’avais vraiment pas envie de raconter l’histoire d’une victime, d’autres l’ont déjà fait et je ne me sentais pas d’adopter ce point de vue là même pour des raisons éthiques. En définitive, je ne saurais jamais pour quelles raison quelqu’un se suicide et ce n’est pas forcément ça que j’avais envie de raconter. En revanche, à l’époque déjà parmi les dirigeants de France Telecom, il y avait une forme de déni qui m’avait vraiment interpellé et il y avait une sorte de banalisation alors qu’on comptait les morts et que chaque semaine il y avait un nouveau suicide. Un livre avait été écrit à ce moment là qui s’intitulait Pendant qu’on compte les morts avec quelque chose de terrible dans ce décompte un peu macabre, comme si il y avait une sorte de fatalité. C’est à dire qu’on renvoyait au système, il y a une crise et une guerre économique qui fait qu’il faut s’accrocher et qui fait que les plus faibles doivent dégager. Cette banalisation de la souffrance au travail qui vraiment m’interpellait me faisait aussi dire qu’on a beau jeu de renvoyer au système, il y a des gens qui mettent en œuvre au quotidien ces méthodes de management. C’est ça qui m’intéressait le plus, ceux qui font le sale boulot au quotidien et très vite je me suis demandé comment faire pour qu’au niveau individuel on rende à nouveau responsables les gens. Il n’y a pas une fatalité à ça et que si quelqu’un dit « ça je ne le fais plus, je ne veux plus cautionner le système » et bien c’est une première rupture individuelle avec le système et ça ça peut faire boule de neige et enclencher d’autres ruptures. Il y avait aussi l’idée de raconter un parcours comme ça aussi compliqué et douloureux soit-il avec un personnage qui résiste à l’identification parce qu’il est longtemps antipathique, et bien malgré tout cette femme elle a un parcours exemplaire et je la montre en exemple pour dire « c’est possible, on peut le faire »
Vous avez écrit avec des acteurs en tête ou absolument pas?
Les premières versions quand je suis dans la phase enquête non pas du tout. Après très vite, sur les premières versions dialoguées j’ai pensé à Céline (Sallette NDLR) et à Violaine Fumeau. Ce sont les deux rôles auxquels j’ai pensé le plus tôt. Violaine Fumeau qui joue l’inspectrice du travail parce que j’avais déjà travaillé avec elle et j’avais envie de continuer cette collaboration et Céline très tôt parce que c’est une actrice que j’avais vue dans des tas de rôles très différents et qui m’avait beaucoup impressionnée par sa puissance de jeu, son regard, sa très grande mélancolie quelque chose que je trouvais vraiment très fort et très beau chez elle et il y avait aussi l’idée de lui proposer un rôle qu’elle n’avait pas déjà exploré parce que sur son début de filmographie, il n’y avait pas trop ce genre de personnage, loin d’elle aussi en tant que femme parce qu’elle est très libre, très expressive. Elle a lu le scénario assez tôt et elle a trouvé ça vraiment intéressant. C’était un personnage très fort sur lequel on s’est posés beaucoup de questions ensemble.
Lui adjoindre des têtes d’affiche comme Lambert Wilson et Stéphane de Groodt c’est venu très vite dans le processus ou plus tard?
C’est venu plus tard, c’est venu aussi pour des conditions de financement mais moi ce que j’aime c’est avoir des acteurs qui viennent d’horizons très différents et là on a une vraie star avec Lambert, une actrice qui en pleine ascension avec Céline, Stéphane qu’on a découvert plus à la télé et Violaine qui n’est pas du tout connu et ce qui est intéressant c’est de les distribuer chacun à un endroit où ça profite à leur rôle. Avoir Lambert Wilson dans le rôle du DRH ça me semblait assez juste parce qu’il en impose tout de suite avec son aura. Avoir Violaine Fumeau qu’on ne connait pas dans le rôle de l’inspectrice ça permet de croire tout de suite à son personnage, à sa fonction et ça permet d’avoir un rôle qui est très ancré dans le réel.
Au-delà d’avoir déjà travaillé avec elle, c’était délibéré de prendre une comédienne qui soit justement moins tête d’affiche?
Absolument oui pour qu’on croit tout de suite à son personnage. Elle a les qualités en tant qu’actrice d’être très ancrée dans le réel et comme on ne la connait pas en plus on croit tout de suite à son personnage et comme en plus au sein du film le personnage vient de l’extérieur et entre dans le monde de l’entreprise très sophistiqué où chacun joue un rôle ça marche bien. Pareil pour Stéphane de Groodt qui a tout de suite un capital sympathie fort avec le public, de lui donner ce rôle du collègue bienveillant qui a ce regard plus doux sur Émilie, ça fonctionne. J’étais très content d’avoir une distribution assez hétéroclite.
En terme de mise en scène quelles étaient vos intentions précises?
Avec mon chef opérateur Nicolas Gaurin nos intentions étaient de construire le décor de l’entreprise de manière assez sophistiquée, découpée, que chaque personnage soit pris dans son rôle, inscrit dans le décor en jouant sur la scénographie propre à l’entreprise c’est à dire des jeux de regards à travers des parois vitrées, des jeux de point de vue et que tout ça soit très découpé et que progressivement le personnage d’Émilie sorte du cadre et que cet univers très cloisonnant bouge petit à petit et que l’extérieur, sous l’impulsion du personnage de l’inspectrice , soit comme une bouffée d’air qui vienne faire bouger tout ça à l’intérieur de l’entreprise. Nous avions une formule avec Nicolas « C’est l’histoire d’une cadre qui sort du cadre ». L’extérieur d’une manière générale était beaucoup plus ancré dans le réel avec de la caméra à l’épaule, des plans qui durent plus donc on est beaucoup plus dans la vie. C’était la confrontation de ces deux mondes et comment la vie qui pénètre à l’intérieur de l’entreprise et qui fait tout bouger et qui accompagne le parcours d’Émilie qui elle, se réhumanise petit à petit.
Il y a une scène où Lambert Wilson et Céline Sallette ont un échange dans une salle de réunion et on a l’impression que la caméra les épie…
C’est un plan séquence de très loin. L’idée c’était de jouer avec les décors de l’entreprise et de pouvoir créer ce climat de paranoïa à partir du moment où elle a le sentiment que tout le monde est en train de se retourner contre elle et que ça va être elle le prochain fusible, il y avait comme ça l’idée de changer de point de vue alors qu’on est la plupart du temps très proche d’elle, de créer comme ça des ruptures où on puisse être beaucoup plus loin, y compris en décrochant le son et l’image. A plusieurs reprises, on est à l’extérieur d’un bureau et on entend ce qui se passe à l’intérieur du bureau ou on est très loin et on a les voix très proches et ça participe de ce climat de paranoïa où on est vraiment dans la tête d’Émilie où on entend les voix qu’elle pense entendre et ça donne cette sensation d’espionnage.
On a l’impression que dès que le film pourrait basculer vers le thriller vous le ramenez au réel?
Moi je n’en parle pas comme d’un thriller. Pour moi c’est plus un polar social parce qu’il y a une enquête. Il y a un mort donc une enquête avec un personnage d’inspecteur et on cherche des preuves ça ce sont les codes du polar. On a construit ça avec un peu de suspense où on découvre petit à petit ce système de management et on le dévoile progressivement. Mais je ne voulais surtout pas céder à des effets de genre, on n’est pas dans un thriller, je voulais vraiment rester très ancré dans la vérité, le réel, la complexité des choses, donc je ne voulais pas de raccourci non plus et pour moi le parcours d’Émilie se termine quand elle prend cette décision, elle arrive à un point de dilemme où elle a un choix à faire et pour moi le principal suspense il tient à ce dilemme et au choix qu’elle va faire. Je ne voulais pas basculer dans un film de genre.
La bande-annonce le vend pourtant un peu comme ça ?
Je pense que même dans la bande-annonce on voit quand même que ce sont des enjeux sociétaux, soit éthiques et pas l’histoire d’un serial killer dans une entreprise. Effectivement la bande-annonce muscle un peu, après ce qu’il faut c’est qu’on soit assez forts pour ne pas créer nous mêmes la déception et ce que j’espère c’est qu’on emmène le spectateur vers des enjeux qui soient plus complexes mais pas moins forts, universels, et j’espère que ça renvoie plus les spectateurs vers des polars sociaux américains tout comme l’affiche d’ailleurs.
Dans le cinéma français y’a t-il des réalisateurs qui vous ont inspirés? On pense notamment au cinéma que pouvait faire Yves Boisset, mais peut-être aussi des cinéastes plus récents?
Les films d’Yves Boisset m’ont effectivement beaucoup marqués même si je pense que mon film n’est peut être pas aussi radical que ses films à lui. Dans la génération qui me précède immédiatement il y a des cinéastes comme Lucas Belvaux ou Pierre Schoeller qui font des films très différents et je m’inscris très très modestement dans leur lignée, mais ils m’inspirent dans le rapport qu’ils ont au réel et dans le rapport qu’ils ont à des sujets de société et qu’ils essayent de restituer dans leur complexité. L’Exercice de l’État par exemple c’est vraiment un film vraiment complexe et qui réussit à faire du cinéma. Les sujets choisis par Belvaux et la manière dont il les traite, même si je pense qu’il est lui aussi plus radical que je ne le suis, ça m’inspire énormément. Plus récemment dans ma génération, il y a eu un film l’année dernière de Nicolas Pariser qui s’appelait Le Grand Jeu que je trouve remarquable aussi. Traiter de sujets politiques, de réussir à les traiter dans leur complexité, sans schématisation, sans caricature, sans pathos tout en y insufflant un vrai souffle de fiction, un vrai élan dramatique avec des personnages forts, ça c’est inspirant et ces réalisateurs là, oui ils me parlent.
Propos recueillis par Fred Teper
Un très grand merci à Marie Queysanne et Charly Destombes
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