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Sherlock, Penny Dreadful…L’ère victorienne dans les séries

L’été est la période idéale pour revenir de grands genres des séries. On examine aujourd’hui l’ère victorienne dans les fictions télé.

Dans un épisode de Sherlock disponible en DVD. Intitulé The abominable bride , on a à faire un épisode qui présente la particularité de se dérouler durant l’ère victorienne, dans les années 1890. Un retour aux sources pour le personnage de Sherlock Holmes créé en 1887 par Sir Arthur Conan Doyle, alors que la série télévisée a justement modernisé ses aventures en les transposant à notre époque. Un choix surprenant mais qui s’inscrit dans la mouvance actuelle, de nombreuses séries récentes ayant pour cadre la fin du XIXème siècle / début du XXème siècle. On peut donc légitimement s’interroger sur les raisons d’un tel engouement : de Penny Dreadful à The Knick, en passant par Dracula ou Ripper Street,  pourquoi l’époque victorienne (qui s’étend de 1837 à 1901, dates du règne de Victoria) fascine-t-elle ?

En préambule, signalons que nous évoquons ici des créations originales qui, si elles s’appuient sur des personnages de la littérature ou des événements historiques, inventent leur propre récit et leur propre univers. Cependant, il n’est pas inutile de souligner que les romans victoriens ont souvent servi d’inspiration à la fiction – cinématographique comme télévisuelle ;  les adaptations de Thackeray (La foire aux vanités), Dickens (Oliver Twist,De grandes espérances), Jane Austen (Orgueil et préjugés, Raison et sentiments) ou encore Stevenson (L’étrange cas du Dr. Jekyll et de Mr Hyde) ont fait les beaux jours de la BBC.  Une proximité qui n’a rien d’étonnant si l’on considère qu’à l’époque, le roman jouait un rôle pas si éloigné de celui des séries TV actuelles. La mise en vente à grande échelle d’éditions de piètre qualité à bas prix et la publication des romans sous forme de feuilletons hebdomadaires dans la presse ont engendré une plus large diffusion des écrits, accessibles au plus grand nombre et en premier lieu aux classes moyennes et ouvrières, qui plébiscitaient les textes et leurs auteurs, donnant ainsi naissance à une culture populaire par opposition à la culture classique des élites. En marge d’ouvrages d’ordre pratique ou éducatif destinés aux masses, on assiste à l’essor d’une littérature sociale (dont Charles Dickens reste le fer de lance), des romans policiers (outre Conan Doyle, citons Wilkie Collins) et des récits fantastiques (comment faire l’impasse sur Bram Stoker ou Mary Shelley ?)

C’est dans ce contexte que naissent les Penny Dreadfuls, publiées chaque semaine et coûtant précisément un penny. Facile et sensationnaliste, cette littérature de série B s’adresse à une population peu cultivée voire à peine alphabétisée ; accompagnés d’illustrations racoleuses, les textes relatent en général des histoires criminelles avec en arrière-plan le thème classique de la lutte du Bien contre le Mal. Ne reculant devant aucune outrance, ils abondent en meurtres sanglants, scènes de torture, morts mystérieuses, fantômes malveillants, possessions démoniaques, créatures monstrueuses… dans une ambiance sombre ou le sordide le dispute au Grand-Guignol. Si qualitativement, il parait vain de comparer l’œuvre d’un Dickens ou d’un Trollope avec ces ouvrages, tous disent pourtant quelque chose de leur époque : les premiers en s’attachant aux problématiques sociales telles que l’exploitation des enfants, la misère ouvrière ou la condition féminine, et les seconds en reflétant l’atmosphère lugubre et entachée de surnaturel qui passionne les contemporains.

Penny Dreadful emprunte directement son titre à ces parutions périodiques et ne cache donc pas sa source d’inspiration. Lancée en 2014 sur Showtime, la série de John Logan suit les aventures de Vanessa Ives (sublime Eva Green), jeune femme perturbée qui tente d’échapper à une emprise démoniaque en se réfugiant dans la foi. Grâce à des dons psychiques surnaturels, elle s’allie à Sir Malcolm Murray (Timothy Dalton), vieil explorateur richissime, et à Ethan Chandler (Josh Hartnett), un américain à la gâchette facile qui cache un lourd secret. Ensemble, ils vont lutter contre les forces maléfiques – sorcières, démons, vampires – qui s’en prennent à Vanessa, et tenter de retrouver la fille disparue de Sir Malcolm. Dans la Londres victorienne, leur route croise celle du docteur Frankenstein et de sa créature, mais aussi celle d ‘un certain Dorian Gray…

Excellente série, Penny Dreadful est à plus d’un titre la meilleure représentante de cette vague victorienne sur le petit écran, notamment parce qu’elle en décline tous les aspects, aussi bien dans sa trame principale et ses personnages (en grande partie empruntés aux classiques littéraires)  que dans l’arrière-plan sur lequel elle se raconte. Elle en illustre en fait toutes les contradictions, synthétisant l’ambiguïté qui fait de l’ère victorienne un terreau fertile pour la narration et un sujet d’étude passionnant sur le plan sociologique. On retrouve aussi bien les bas-fonds londoniens (avec Brona, la prostituée interprétée par Billie Piper) que la bonne société (Sir Malcolm et les cercles qu’il fréquente) ; la stricte morale pudibonde de l’époque (par exemple, la mère de Vanessa Ives ou l’épouse de Malcolm) que la débauche (Dorian Gray –alias Reeve Carney – en est le symbole) ; l’essor de la science que les craintes qu’elle suscite dans ses débordements (le docteur Frankenstein et sa créature Caliban incarnent les deux aspects) ; le poids de la religion et l’importance des croyances en des phénomènes surnaturels. S’y ajoutent encore des détails secondaires mais caractéristiques, comme l’émergence de la presse, l’impérialisme britannique, le développement d’une assistance publique, l’essor économique, l’innovation architecturale (avec par exemple le Cristal Palace, bâtiment emblématique)… Des éléments qui s’affichent dans le décor d’une Londres victorienne fantasmée, qui reprend tous les codes visuels qui lui sont en général associés. De l’obscurité glauque des rues tortueuses mal éclairées aux salons surchargés et illuminés de Dorian Gray, de l’austère et sombre manoir de Sir Malcolm à la lande froide balayée par les vents , du port sordide où les navires marchands déversent leurs marins avides d’alcool et de bagarres aux restaurants mondains d’une élite élégante, Penny Dreadful ne se place pas sur le terrain de la stricte reconstitution historique, mais bien dans celle de l’imaginaire commun.

Ce n’est pas un hasard. La série s’attache justement à l’une des dichotomies centrales de l’époque victorienne, qui voit s’opposer religion et rationalisme, résurgence d’une morale rigoriste et remise en question d’une foi contredite par les avancées de la science – par exemple avec la théorie de l’évolution consécutive aux travaux de Charles Darwin. Sur le plan religieux, l’évolution est complexe puisque, alors que la pratique recule, le courant de pensée évangélique imprègne l’ensemble de la société en imposant de strictes règles morales. Parfaitement intégré par la population, ce code puritain est donc cependant déconnecté de sa source religieuse. C’est ainsi que surgit une croyance en des manifestations extraordinaires, qui répondent aux questionnements d’une population en perte de repères. Le paranormal propose des explications paradoxalement plus crédibles et plus faciles à comprendre que celles avancées par une science hermétique pour la majorité des individus ; la naissance de mouvements centrés sur   le surnaturel se traduit aussi par l’apparition, dans l’imaginaire collectif, de mythes et légendes servant d’exutoires au non-assouvissement des pulsions refoulées. La symbolique sexuelle d’un Dracula, la bestialité larvée d’un loup-garou, la popularité dans la littérature de la figure du spectre ne font que traduire les névroses étouffées dans l’inconscient collectif. Dans le même temps, le mesmérisme (croyance en un transfert d’énergie entre deux corps en transe) et le spiritisme (tentative d’établir un dialogue avec les esprits par l’intermédiaire d’un médium) prétendent percer les grands mystères que le déclin de la religion et une science absconse ont laissé sans réponse.

Les deux aspects sont particulièrement bien mis en lumière dans Penny Dreadful. Les séances de spiritisme organisées par Lyle, le contact que cherchent à établir sir Malcolm et Vanessa avec la fille du premier, illustrent cette quête d’un lien avec l’au-delà. Mais ce sont surtout les névroses – et en particulier sexuelles – qu’explore la série au travers des mythes du vampire et du loup-garou, et plus encore grâce à Vanessa Ives et Dorian Gray. Elles sont criantes chez Vanessa, dans les nombreuses scènes d’hystérie qui ponctuent la première saison ou lorsqu’elle entre en transe au cours d’une séance de spiritisme ; plus subtiles dans la saison 2 où elles s’expriment par l’attirance physique qu’elle ressent pour Ethan Chandler et la manière dont elle renonce à leur relation, sacrifiant un bonheur possible dans sa lutte contre le Diable. En ce qui concerne Dorian Gray, Penny Dreadful reprend le grand thème du roman d’Oscar Wilde : le héros préserve sa jeunesse et sa beauté en dépit d’une vie d’excès et de débauche, ses pêchés se répercutant sur son portrait, hideuse image de son âme flétrie. L’histoire de Dorian Gray, qui oppose assouvissements des désirs et pureté, agit comme un miroir de la société victorienne : tout comme la beauté du personnage dissimule les flétrissures de son âme corrompue, l’apparente respectabilité morale dissimule les pulsions étouffées des lecteurs. On pourrait aussi reparler de Brona, prostituée ramenée à la vie par le Dr Frankenstein qui devient alors une tueuse implacable, assassinant les hommes qui succombent à ses charmes ; elle symbolise évidemment la fusion entre éros et thanatos, soit pulsion de vie et pulsion de mort.  Ce ne sont que quelques-uns des nombreux exemples de la transposition, dans Penny Dreadful, de la schizophrénie sous-jacente propre à l’ère victorienne, que la série illustre avec pertinence et justesse, sans jamais tomber dans un sensationnalisme racoleur et gratuit.

Présent dans Penny Dreadful, le personnage de Frankenstein est quant à lui représentatif de la double nature du progrès scientifique, regardé à la fois avec optimisme pour les avancées qu’il permet, et avec crainte en raison des déviances possibles. Outils à double tranchant, la science et les innovations techniques sont également dérangeantes dans la manière dont elles remettent en question la place de l’Homme dans le monde – un Homme progressivement dépassé par les machines et ramené à sa condition d’animal descendant du singe…
The Knick s’attache pourtant exclusivement à la science dans une perspective positive. Bien que se déroulant en dehors du Royaume-Uni, The Knick s’inscrit dans la même période, et l’on y retrouve les mêmes codes.

Au début du XXème siècle, le Dr John Thackery (Clive Owen) se retrouve à la tête de l’hôpital du Knickerbocker de New York, après le suicide de son supérieur et mentor. Alors que sa direction lui impose comme bras droit le DrAlgernon Edwards (Andre Holland), un jeune chirurgien noir ayant étudié en Europe, Thackery  s’entête à repousser les limites de la médecine, expérimentant sans cesse, avec ses collègues et les infirmières, de nouvelles techniques toujours plus audacieuses et risquées pour sauver ses patients. Opiomane, torturé par ses échecs, Thackery sombre peu à peu…

Entièrement réalisée par Steven Soderbergh et diffusée sur Cinemax (OCS en France) depuis 2014, The Knick se centre sur les évolutions de la science, et plus spécifiquement de la médecine. Nous sommes à une époque où l’industrialisation des grandes villes modifie en profondeur la démographie et le tissu urbains, engendrant l’apparition de quartiers ouvriers, souvent insalubres, où s’entassent les plus pauvres. La crasse et l’indigence provoquent de nombreuses épidémies ; l’avancée des sciences représente donc un progrès majeur, sur le plan médical (découverte des antibiotiques et généralisation de la vaccination), hygiénique (mise en avant de l’asepsie) ou chirurgical (travaux sur l’anesthésie par exemple). Mais cette évolution se fait par à-coups, la théorie précédant comme toujours une pratique plus aléatoire, faite d’échecs et de tâtonnements successifs. Ce que The Knick traduit par la mise en scène, violente et choquante, d’opérations sanglantes hyperréalistes, parfois à la limite du soutenable : les médecins ont les mains couvertes d’hémoglobine, les sécrétions giclent, les organes sont à vif, les boyaux s’échappent des abdomens béants… Du point de vue médical, la série parait d’autant plus crédible qu’elle s’inspire, pour son héros, d’un personnage ayant réellement existé : le Dr William Halsted, pionnier de la chirurgie et fondateur du John Hopkins Hospital de Baltimore à la fin du XIXème siècle.  Ainsi, les expérimentations pratiquées par le Dr Thackery – hémostase, transfusions, etc. – sont-elles directement issues de la carrière de son illustre modèle. Tout comme, d’ailleurs, son addiction à la cocaïne et la morphine, ainsi que sa cure de désintoxication en saison 2…

Thème évidemment central, les progrès de la médecine se superposent à d’autres aspects inhérents à l’époque victorienne. A travers le prisme de la santé publique et des hôpitaux privés, The Knick livre aussi une image de la situation de précarité voire de misère à laquelle est condamnée toute une frange de la population, mais elle souligne surtout la fracture socio-économique existant ente élites fortunées et classe ouvrière en partie issue de l’immigration. La première saison, en particulier, se penche sur la question du financement de The Knick par les industriels et notables new-yorkais, au moment où se déclenche une épidémie de typhoïde dans les quartiers les plus pauvres. Les luxueuses demeures des plus aisés et les taudis infects des ouvriers et employés soulignent également la ségrégation croissante de l’habitat urbain. Se faisant, The Knick montre aussi la place de l’argent, dans une société de plus en plus orientée vers et par l’économie de marché, la loi de l’offre et de la demande. Tout s’achète, y compris la santé : les ambulanciers payent pour amener dans leur hôpital un riche mourant qui pourra régler les factures ; ils encaissent à leur tour des pots-de-vin pour accepter de transporter un malade. D’une certaine manière, The Knick dessine ainsi l’émergence d’un capitalisme sauvage, corollaire du développement industriel et générateur d’inégalités, et qui se traduit par la suprématie de l’argent-roi.

Tout comme Penny Dreadful, The Knick recrée parfaitement l’atmosphère de l’époque, en jouant notamment sur une photographie sombre dans les scènes d’extérieur, tandis que les scènes chirurgicales, surexposées dans une lumière blanche, ont quelque chose de clinique. Purement rationaliste, The Knick délaisse totalement l’attrait de l’ère victorienne pour le surnaturel et se borne aux questions scientifiques et sociales telles que la condition féminine (à travers les personnages de Cornelia, fille d’un mécène de l’hôpital, et l’infirmière Lucy), l’afflux migratoire ou le racisme. L’ensemble est en tous cas remarquable, et les quelques faiblesses du scénario sont largement compensées par la performance d’un Clive Owen habité par le rôle et surtout par la réalisation impeccable de Soderbergh.

Déjà moins indispensable, la série Dracula n’a connu qu’une seule saison, sur NBC en 2013. Sous le nom d’Alexander Grayson, Dracula (Jonathan Rhys-Meyers) s’établit dans la Londres victorienne afin d’y développer une nouvelle source énergétique qui supplantera celles existantes. En réalité, il est venu se venger de l’Ordre du Dragon, organisation secrète regroupant des notables de la ville responsables de sa nature vampirique et coupables d’avoir assassiné sa femme. Il entend bien prendre sa revanche, avec l’aide du Dr Van Helsing. Et tandis que l’Ordre envoie des tueurs à ses trousses, Alexander / Dracula tombe éperdument amoureux de la belle Mina Murray, portrait craché de sa défunte épouse…

En reprenant les personnages créés par Bram Stoker, Dracula brode un scénario autour de l’histoire du célèbre vampire. La série, inventive et intrigante, n’accomplit pas toutes ses promesses et souffre d’intrigues secondaires faiblardes qui plombent son récit, qui se perd dans des péripéties inintéressantes. Pour autant, elle offre une vision pertinente de Londres à l’époque victorienne en déclinant plusieurs des grands thèmes déjà abordés dans ces pages, car traités par Penny Dreadful avec davantage de finesse, comme la place de la femme dans une société dominée par les hommes, la symbolique sexuelle du vampire, le surnaturel comme contrepoids au rationalisme. Toutefois, Dracula aborde aussi, à sa manière, l’essor de l’industrialisation. Les usines et les machines prennent rapidement l’ascendant sur l’artisanat et la production traditionnelle et, en dépit de crises sporadiques, l’Angleterre entre dans une période de prospérité sans précédent qui annonce son hégémonie sur la scène internationale et préfigure ce que l’on a coutume de considérer comme un  âge d’or britannique. Encore une fois, ce progrès demeure mystérieux voire déstabilisant pour la majorité de la population, qu’elle ne comprenne pas le fonctionnement des innovations ou qu’elle s’interroge sur la portée éthique des avancées. Dracula a l’intelligence de faire de son héros un industriel capable, prétend-il, de créer de l’électricité à partir de rien ; il réunit ainsi les deux éléments, apparemment inconciliables, que sont science et surnaturel.

Mais si Dracula nous intéresse ici, c’est aussi pour son esthétique steampunk. Issu de la science-fiction, le steampunk est une sorte de rétro-science-fiction, une uchronie qui superpose à la période victorienne des inventions technologiques dérivant d’un développement imaginaire des techniques industrielles. D’où le préfixe Steam (vapeur), en référence aux sources énergétiques qui prévalaient à l’époque. En terme d’image, le steampunk se situe quelque part entre gothique et post modernisme industriel, déclinant (si l’on caricature) cet improbable mélange à grands coups de métal, vapeur, rouages, engrenages, laiton, boiseries sombres et grosses machines cuivrées. Si elle ne fait que flirter avec le steampunk, la série Dracula lorgne bien, dans son esthétique, vers une atmosphère gothico-industrielle, revendiquant ainsi son ambiance irréelle  et proposant une déclinaison modernisée et totalement fictive de son cadre historique.

Retour au réalisme avec Ripper Street, apparue en 2012 sur BBC One. Nous sommes à Londres en 1889, quelques mois après la série de meurtres perpétrés par celui que l’on a surnommé Jack l’éventreur. La vie a repris son cours et la ville, terrorisée par le mystérieux tueur, a retrouvé un semblant de paix en dépit de la criminalité ordinaire. A la tête du district de police de Whitechapel, le détective Edmund Reid (Matthew MacFayden) met tout en œuvre pour tenter de maintenir l’ordre dans ce quartier défavorisé et résoudre les affaires qui lui sont confiées. C’est alors qu’on découvre le cadavre d’une jeune femme portant des marques similaires à celles laissées par l’éventreur : la psychose renaît de plus belle…

Ce n’est pas dans la littérature que Ripper Street trouve sa source d’inspiration, mais dans l’Histoire criminelle – ou plus exactement dans la légende urbaine attachée à l’une des grandes figures de celle-ci : Jack l’éventreur (Jack the ripper en Anglais), tueur en série mythique de l’ère victorienne. Rappelons que l’homme a sauvagement mutilé et assassiné au moins 5 jeunes femmes, en majorité des prostituées, dans le quartier londonien de Whitechapel au cours de l’année 1888. Il n’a jamais été arrêté et, aujourd’hui encore, son identité demeure un mystère bien que toutes sortes de théories aient été avancées, de la plus crédible à la plus farfelue.

C’est donc cette affaire qui sert de point de départ à Ripper Street, et son titre y fait clairement référence. Cependant, Jack l’éventreur n’est que la clé d’introduction, le prétexte choisi par la série pour s’aventurer dans le quartier sordide de Whitechapel, paradigme des bas-fonds londoniens crasseux et misérables. Sur la base d’une trame policière classique – crime / enquête / résolution durent en général un épisode – Ripper Street expose les exécrables conditions de vie de la masse ouvrière. Le crime n’est une question ni de race, ni de genre, ni de religion, ni de classe sociale : il ; est universel. La fiction policière, en disséquant son origine et ses ressorts, est donc un excellent subterfuge pour dépeindre la société dans laquelle il se produit. C’est exactement ce que fait Ripper Street, chaque épisode étant l’occasion d’aborder un thème différent : exploitation des enfants dans les usines, gangs de rue, homophobie, viols, prostitution, toxicomanie, mouvements nationalistes, avortements illégaux…

Par rapport à The Knick, qui se contente de montrer la misère, Ripper Street souligne également la prégnance, à l’époque, de l’idée de déterminisme social. Pour résumer grossièrement, l’ouvrier pauvre est alors considéré comme un criminel par essence, condamné à la violence et à la criminalité pour des raisons génétiques et généalogiques. N’oublions pas qu’on pensait que la tendance à la délinquance se traduisait par des caractéristiques physiques et Sherlock Holmes lui-même est un adepte de la phrénologie (théorie selon laquelle le caractère d’un individu est déductible des bosses de son crâne.) Si elle était loin de faire l’unanimité, cette stigmatisation a accentué la rupture entre les classes sociales, en ajoutant à la fracture économique une division morale. En se cantonnant majoritairement au quartier de Whitechapel, poche de misère au cœur d’une Angleterre par ailleurs prospère, c’est bien cette rupture artificielle mais ancrée dans les mentalités que met en lumière Ripper Street. Mais elle la dénonce en même temps par l’attitude des enquêteurs, qui s’affranchissent de ce dogmatisme, mais aussi – et sans doute n’est-ce pas volontaire – en se plaçant sous l’égide de Jack l’éventreur. En effet, de nombreuses théories font de l’éventreur un bourgeois voire un aristocrate ou même un noble, soit un homme de la haute société assassinant des femmes issues de cette classe populaire stigmatisée. Ce renversement des valeurs, telles qu’on les pensait alors, invalide ainsi les théories déterministes de l’époque.

On aurait pu parler de bien d’autres séries, comme Les enquêtes de Murdoch, Copper, The Frankenstein Chronicles, ou l’un des innombrables voyages dans le temps du Dr Who. Les quatre séries que nous avons choisies offrent déjà un large panorama de l’ère victorienne. Déclin de la foi, attrait pour le paranormal, fracture sociale et économique, sensation de déclassement social, hausse de la criminalité, suprématie du capitalisme, accélération du progrès technologique, optimisme et crainte à parts égales face aux évolutions de la science…  En regardant ces tableaux successifs, on finit par avoir l’impression de contempler notre propre reflet dans le miroir que nous tend la fiction. « Tout art est à, la fois surface et symbole. Ceux qui cherchent sous la surface le font à leurs risques et périls. (…) C’est le spectateur, et non la vie, que l’Art reflète réellement. » écrivait Oscar Wilde… en préface du Portrait de Dorian Gray ! 

Crédit photos : BBC / Showtime / Cinemax / NBC / BBC America.

Penny Dreadful : 2 saisons de 8 et 10 épisodes – Saison 1 disponible en DVD
The Knick :  2 saisons de 10 épisodes chacune – Saison 1 disponible en DVD.
Dracula : 1 saison de 10 épisodes – Disponible en DVD.
Ripper Street : 3 saisons de 8 épisodes chacune – Saison 4 à partir du 15 Janvier 2016 – Saison 1 disponible en DVD.
Sherlock – The Abominable Bride Disponible en DVD

About author

Traductrice et chroniqueuse, fille spirituelle de Tony Soprano et de Gemma Teller, Fanny Lombard Allegra a développé une addiction quasi-pathologique aux séries. Maîtrisant le maniement du glaive (grâce à Rome), capable de diagnostiquer un lupus (merci Dr House) et de combattre toutes les créatures surnaturelles (vive les frères Winchester), elle n'a toujours rien compris à la fin de Lost et souffre d'un syndrome de stress post-Breaking Bad
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