5h42-7h55 : c’est le temps que dure Victoria, mais aussi celui de l’action du film, celle de la nuit du personnage éponyme en temps-réel. Le scénario est simple : une jeune espagnole (Laia Costa) fraîchement arrivée à Berlin sort de boîte de nuit en pensant aller se coucher bien sagement, étant donné qu’elle doit ouvrir, quelques heures plus tard, le café où elle travaille depuis peu. Pourtant, la rencontre d’un groupe de quatre jeunes hommes berlinois va donner au reste de sa virée nocturne une toute autre trajectoire.
Victoria, long-métrage sorti dans nos salles le 1er juillet, est signé du cinéaste allemand Sebastian Schipper. Présenté au festival de Berlin et au festival international du film policier de Beaune, le film est loin d’être passé inaperçu avec comme récompense, pour le premier, l’Ours d’Argent de la meilleure contribution artistique, et, pour le second, le Grand Prix. Le long-métrage a également gagné le gros lot aux German Awards, avec 6 Lola remportés.
Une prouesse technique unique en son genre
C’est donc sur un fil conducteur assez simple que va se dessiner le plus long plan-séquence de toute l’histoire du cinéma, à savoir un plan équivalent à la durée exacte du long-métrage, c’est-à-dire 2h14. D’un point de vue technique, cette prouesse a le don d’interroger le spectateur : comment est-il possible que l’équipe du tournage ait pu suivre les acteurs dans leur cavalcade nocturne ? Comment le dialogue de ces derniers a-t-il pu respecter le fil conducteur du film, sachant qu’ils n’ont eu droit qu’à une prise ?
En réalité, le tournage du film a laissé une grande part de liberté à l’équipe de tournage et au groupe d’acteurs. Même si l’on sait que tout ce petit monde a du répéter dix jours en amont avant le jour J, la base du scénario est restée très imprécise. Le tournage se serait divisé en plusieurs temps de préparation de dix minutes chacun – par exemple : « action-dancefloor-rue-voiture américaine-marche-traversée de la rue-vol de bières-retour-police-monter sur le toit-coupez » pour la première partie du film – soit un découpage de 13 x 10 minutes au total. En somme, le metteur en scène Sebastian Schipper a joué la carte de l’improvisation, laissant libre cours à enchaînement de l’action au fil de l’escapade des acteurs.
Ces derniers n’ont pas été beaucoup plus préparés que l’équipe du tournage. Bien que les acteurs se soient préparés en amont avec un scénario d’une douzaine de pages, intégrant les grandes lignes du tournage – scènes, lieux, actions des personnages – celui-ci n’avait pas pour objectif d’être appris « par cœur », bien au contraire. D’autant plus que les acteurs s’étaient mis dans la peau des personnages, et que la consommation d’alcool était bel et bien réelle !
Place à l’impro!
Certes, le réalisateur, positionné juste derrière sa caméra, pouvait diriger ses acteurs à l’aide de gestes, mais une grande part d’improvisation a été laissée aux comédiens, qui ont dû parfois s’adapter aux joies du direct. Petite anecdote du tournage : si nombre de figurants « à répliques » étaient prévus pour être visibles dans le champ de la caméra, d’autres ont failli interrompre le tournage. C’est le cas de deux touristes russes bien éméchés qui, croyant à la crise de panique d’un des acteurs principaux, n’auraient pas hésité à en venir aux mains avec le réalisateur si les choses ne s’étaient pas calmées à temps.
Le film nous laisse très perplexe sur le rôle que devait tenir le metteur en scène lors de l’action des comédiens. On imagine que tourner caméra sur l’épaule en poursuivant cinq jeunes acteurs, à pied et en voiture, dans les rues à peine éclairées de Berlin devait être un exercice hautement sportif ! L’unique plan-séquence et l’absence totale d’arrangement donne à la relation personnage/caméra quelque chose de l’ordre de l’intime. Le metteur en scène n’a pas hésité notamment à focaliser sa caméra sur les visages des acteurs, laissant percevoir plusieurs émotions au fil du long-métrage et de ses dérapages presque invraisemblables.
Un réalisme bluffant
Pourtant, la part de mystère ne cesse jamais du début à la fin. Ce plan-séquence de plus de deux heures ne nous offre qu’un point de vue externe de l’histoire, des personnages. On ne connait rien du personnage de Victoria, on n’en connaîtra pas plus à la fin du film. Pourquoi la relation entre la jeune fille et le groupe de Berlinois va-t-elle devenir si rapidement fusionnelle ? Le film met en lumière un défilé d’actions sans une seule mise à distance de la part des personnages, et c’est justement cela qui fait toute l’authenticité de l’histoire.
La totalité du film, tant sur le fond que sur la forme, donne l’impression que l’effet de surprise est constant. En tournant ce plan-séquence de 2h14, Sebastian Schipper ne pouvait jamais concrètement savoir de quelle manière les choses allaient tourner, selon les faits et gestes des acteurs. De même, la caméra suit de manière lisse et naturelle la folle trajectoire nocturne du personnage de Victoria, qui ne sait jamais vraiment où elle se retrouva dans un futur proche. En fait, le scénario, assez « banal » à première vue va épouser une mise en scène, qui va lui laisser un champ de liberté inouï.
« Ce film renversera le monde » a déclaré Darren Aronofsky, metteur en scène du long-métrage Black Swan et président de la Berlinale cette année. Un peu exagéré ? Pas tant que ça lorsque l’on comprend à quel point Victoria joue avec les codes cinématographiques. D’habitude, le cinéma donne à voir une autre réalité du monde qui est mise en scène. A l’inverse, Victoria est sûrement un des premiers films où l’instantanéité du tournage devient le fondement même de la réalisation, épurée de tout artifice.