À la uneActualitéInternational

2011-2016 : la guerre en Syrie vue à travers ses armes

Depuis plus de 5 ans, les armes règnent sur le territoire syrien. Les regarder en face, c’est un moyen de rendre à la guerre un peu de sa réalité.

La guerre syrienne dure depuis plus de 5 ans. Au printemps prochain, à l’heure des élections françaises, cela fera 6 ans que l’on se bat dans le pays — autant que la Seconde Guerre Mondiale, depuis l’attaque de la Pologne de septembre 1939 jusqu’à la reddition japonaise de l’été 1945.

La comparaison pourtant s’arrête là. La guerre syrienne ne ressemble pas au grand conflit mondial qui sert encore de référence à l’Occident. Rien n’y évolue aussi drastiquement. La Syrie semble être un champ statique de ruines et de combats, un Stalingrad semi-désertique. Par delà les ajustements sur le terrain, les détails des groupes rivaux et les fluctuations des lignes de front, l’impression majeure qui s’en dégage est celle de l’immobilité.

Le décompte des morts se poursuit de façon régulière, avec parfois des accélérations soudaines, pendant la prise d’une ville, un bombardement ou un attentat. Un demi-million de personnes ont été tuées. Les déplacements de population ont déjà entrainé l’exil de plus de 5 millions de personnes. La Syrie a perdu plus de 20% de sa population totale.

La guerre en Syrie est un de ces innombrables conflits qui essaiment depuis 1945 aux marges des régions développées. Ils mettent aux prises des acteurs locaux et, de manière différentes, les grandes puissances politico-économiques, les agences internationales, les organisations humanitaires. Le tout est capté et diffusé par les médias internationaux et, chose nouvelle, les réseaux sociaux.

Localisée, circonscrite dans une région devenue presque abstraite tant elle est l’expression d’un chaos permanent, la guerre parvient aux yeux occidentaux par des photos de reporters, ou sous la forme de vidéos tremblantes, celles des combattants et des civils, visibles sur Youtube. Les scènes finissent par se ressembler toutes, selon la loi de la dégradation matérielle : débris, ciment, poussière, sable, métal.

On imagine, mais sans pouvoir en saisir le détail, les échanges constants d’argent, d’armes, d’hommes et d’influences qui traversent la région en se croisant et en se juxtaposant, assombrissant la vue que l’on peut en avoir. Les données du conflit et ses mutations permanentes en font un exemple de complexité : c’est le genre de chose qui ne peut être compris réellement que par des spécialistes, ou au moins par une étude approfondie de la situation, ce qui demande du temps. Au niveau des médias, et donc pour virtuellement tout le monde, sa seule réalité reste celle de la violence, à laquelle nous sommes largement désensibilisés.

Pour nous la guerre se déréalise à mesure qu’elle dure, et qu’elle est diffusée par fragments. Pour tenter de l’aborder de façon concrète, en saisir l’urgence, on peut se concentrer sur les armes du conflit — se rendre compte des moyens de destructions et de mort.

Dans une étude détaillée, Ben Watson de Defense One passe en revue les catégories d’armes utilisées en Syrie, comme une « preuve de ce que des armées et des groupes militants peuvent apporter sur le champ de bataille ». Ces informations permettent de saisir l’importance des armes dans la violence et la persistance de cette guerre, et plus globalement de se faire une idée de ce qu’est une guerre dans la deuxième décennie du XXIe siècle.

Les armes de petit calibre et les armes légères étaient déjà très nombreuses avant la guerre, grâce essentiellement aux apports soviétiques puis russes. En 2011, le régime en possédait 2 millions, et 700 000 étaient dans les mains des civils. Les défections des soldats et les pillages des stocks ont ensuite considérablement rééquilibré la balance. Depuis, et jusqu’à maintenant, ce genre d’armes est régulièrement envoyé en Syrie par les Etats-Unis, le Qatar, la Turquie, l’Arabie Saoudite ; elles arrivent par la Jordanie, le Liban, la Turquie, l’Irak.

Il y aurait plus de 50 types d’armes différents, du pistolet aux mitrailleuses lourdes, des mitraillettes et des carabines : Kalashnikov, Famas, Dragunov, M14, Makarov, M4… Mais aussi des RPG (lance-roquette), des missiles anti-aérien portés sur l’épaule, comme le FN-6 chinois, qui proviendrait du Soudan, des Etats-Unis ou du Qatar.

Dès le printemps 2011, l’utilisation de tanks a fourni la preuve qu’une autre sorte de conflit avait commencé, les manifestations dégénérant en soulèvement puis en guerre civile. Des chars ont été utilisé dès avril 2011 contre des populations civiles à Dara’a, dans le sud du pays, l’un des premiers foyers de contestation.

Les chars syriens proviennent presque tous de Russie : ce sont des T-72 B, des T-62 et T-55.

Au tout début de la guerre, l’armée possédaient en tout 2500 tanks. On estime qu’environ 1000 ont été perdus au cours de la guerre.

Les tanks ont été particulièrement utiles contre les barrages routiers dressés par les rebelles à mesure que ceux-ci gagnaient en puissance et s’organisaient. Ces barrages, en bloquant les voies de communication, peuvent freiner considérablement une avancée dans un milieu urbain. Entre 2012 et 2013 il y aurait eu par exemple jusqu’à 1 100 barrages dans la ville d’Alep.

L’artillerie a été utilisé contre la ville d’Homs dès 2012. Le régime syrien possède un important dispositif d’artillerie, composé de pièce uniques fixes mais aussi de rocket launchers montés sur des camions. L’utilisation de l’artillerie a permis les bombardements systématique et imprécis de villes, augmentant drastiquement le nombre de morts civils et le déplacement de populations.

Le régime d’Assad s’est par la suite servi de missiles balistiques, dont ceux de type SCUDS — le genre qui ressemble à des fusées et qui sont tirés à la verticale, non seulement très puissants mais terrifiants.

L’artillerie a aussi été vite utilisée par les rebelles, avec les moyens du bord : des bonbonnes de gaz ou des pièces bourrées d’explosifs propulsées dans des canons de fortune.

Un "Hell Cannon" monté sur un bulldozer. bellingcat.com

Un « Hell Cannon », monté sur un bulldozer pour le déplacer et ajuster l’angle de tir. bellingcat.com

Les armes aériennes

Le régime avait 500 aéronefs au début de la guerre — des jet, des avions de transport, des hélicoptères — presque tous russes, à l’instar des MIG 21 et MIG 23.

Ces avions se servent de munitions très variées : des missiles, guidés ou pas, de toutes tailles,  dont le très puissant S-25 OFM, ainsi que des munitions théoriquement interdites par la Convention sur les armes conventionnelles de 1980 (que la Syrie n’a pas signée), comme des bombes incendiaires larguées sur des zones de population civile.

https://twitter.com/bm21_grad/status/746728917642452992

Des bombes incendiaires sur Alep, en juin 2016.

Des bombes incendiaires sur Alep, en juin 2016.

Les barrel bombs, ou bombes à barils, sont des réservoirs métalliques (des tuyaux ou des barils ou même parfois des citernes) remplis d’explosifs et largués depuis des hélicoptères. Ils ont été utilisés une première fois en 2012 à Alep. A ce stade il devenait nécessaire aux forces du régime de voler à plus haute altitude, à mesure que les rebelles acquéraient des armes de défense aérienne. Depuis leur usage est systématique. Les barrel bombs sont rudimentaires dans leur fabrication et leur utilisation. Il n’y a aucun système de visée, leur impact est largement arbitraire. Elles servent aussi à terroriser. Selon un réfugié syrien, elles sont tellement grosses qu’elles « aspirent l’air et tout s’écroule, même des immeubles de quatre étages ». Elles peuvent aussi contenir des armes chimiques.

Les armes chimiques ont été utilisées en aout 2013 à Ghouta, où des bombardements de gaz sarin auraient tué plus de 1000 personnes, surtout des civils. Le régime a accusé l’opposition, la Russie et l’Iran l’ont suivi. Humans Rights Watch notamment a pu prouver que les missiles avaient été envoyé depuis des quartiers tenus par les forces d’Assad.

L’usage de ces armes était pour Obama une red line à ne pas franchir, mais il n’a finalement pas entrainé d’intervention américaine. Depuis, cet usage n’a pas cessé, même si le régime avait accepté, grâce à la négociation russe, de détruire son arsenal. A la fin 2015, un représentant des Etats-Unis auprès de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) (à laquelle la Syrie a adhéré en 2013 comme preuve de sa bonne volonté) affirmait que l’usage d’armes chimiques était devenu « une routine » en Syrie. Du gaz moutarde et du gaz de chlore sont utilisés par le régime mais aussi par les rebelles. Aujourd’hui encore, des armes chimiques servent à l’Etat Islamique près de Mossoul en Irak.

A cela se sont ajouté les frappes aériennes de la coalition depuis septembre 2014, visant les soldats et infrastructures de Daech. La coalition aurait largué plus de 41 000 bombes, ce qui oblige même les Etats-Unis à ponctionner leurs stocks dans d’autres régions comme l’Europe et le Pacifique. Avec les frappes aériennes Daech aurait perdu 40% de son territoire, même si l’organisation a pu se replier sur des points stratégiques qui tiennent encore bon. Les exhortations à arrêter ces frappes sont devenues courantes dans les messages de Daech, surtout ceux justifiant des attentats en Europe.

Depuis septembre 2015, les Russes mènent aussi des campagnes de frappes aériennes, celles-ci ciblant très majoritairement les rebelles syriens opposés à Assad.

Selon un rapport du Conseil de l’Atlantique, « La Russie a mené ses frappes avec un très peu de souci pour les règles de la guerre. Des vidéos open source montrent l’usage répété de munition cluster interdites, et des frappes sur des cibles qui incluent des mosquées, des hôpitaux, des centres de traitement de l’eau.. La campagne militaire russe a permis aux forces d’Assad de reprendre du terrain perdu, une tâche dont ils se sont acquittés avec une grande brutalité et une immense souffrance humaine. Ça n’a presque pas entamé le groupe terroriste ISIS, dont les récentes pertes territoriales ont été largement dues aux milices kurdes soutenus par la coalition menés par les Etats-Unis. Loin d’écourter la guerre, ça l’a exacerbé — et ce faisant, ça a envoyé toujours plus de vagues de réfugiés en Turquie et en Europe. »

https://youtu.be/94rKrwdUUok?t=18s

Les Russes utilisent des bombes « cluster » (à sous munitions) et des bombes au phosphore, et n’hésitent pas à viser des quartiers entiers tenus par les rebelles, en désignant la population civile qui soutient ces derniers comme des « terroristes ». L’entrée de la Russie dans la guerre a permis à l’armée d’Assad de se réorganiser et d’acquérir de nouvelles armes et équipements, ainsi que de profiter d’une couverture aérienne.

4_9

Une sous-munition non explosée, au sol après une attaque

Les frappes aériennes provoquent des pertes civiles très lourdes : plus 19 000 tués par les frappes syriennes, mais aussi plus de 2000 par les frappes russes et peut-être jusqu’à 1000 tués par les frappes américaines.

L’étude de Ben Watson se penche aussi sur les bombes placés dans des voitures ou sur les routes (IED), et aussi aux vestes explosives portées par les kamikazes. Les attaques de suicide-bombers ont été d’abord le fait des djihadistes d’al-Nusra à Damas, contre des hauts dirigeants proches d’Assad, en 2011. Puis la pratique s’est répandu à mesure que le pays s’enlisait dans la guerre, que les populations se radicalisaient, que les groupes djihadistes émergeaient et s’organisaient. Pour le seul mois de juin 2016, Daech a revendiqué 40 attaques de ce type en Syrie et 100 en Irak.

Une veste chargées d'explosifs, en Syrie

En Irak, les attaques suicides sont utilisées de façon « traditionnelle », dans la logique de l’insurrection et de l’attentat : tuer et semer le chaos dans des villes tenus par les forces ennemies. Des attaques ponctuelles, extrêmement violentes et symboliques. En Syrie, les attaques kamikazes sont davantage utilisé de façon tactique, intégrées dans les offensives de plus grande ampleur. Celles-ci se déroulent le plus souvent par vagues successives : barrage d’artillerie, attaques suicide, tirs d’armes lourdes, puis déploiement de l’infanterie légère pour enfoncer la défense ennemie.

« L’Afghanistan du XXIe siècle — sous stéroïdes. »

Dans une conférence en avril dernier, Charles Lister du Middle East Institute, rappelait que le conflit en Syrie avait été un vacuum socio-politique. L’insurrection a embrasé de l’intérieur un pays dont l’armée officielle, celle d’Assad, se préparait depuis des décennies à affronter un ennemi spécifique et désigné : Israël. Une armée moderne, sophistiquée, qui possédait des missiles balistiques, des armes chimiques, une flotte aérienne… « C’est le genre de conditions que les djihadistes sunnites ne peuvent qu’espérer rencontrer. Et c’est exactement ce qu’ils ont trouvé en Syrie dans les cinq dernières années. »

« La Syrie, poursuit Lister, c’est l’Afghanistan du XXIe siècle — mais sous stéroïdes. »

« Le nombre de djihadistes en Syrie est une chose ; la capacité qu’ils ont acquis en est une autre. A mon avis, c’est sans précédent dans l’histoire moderne. »

Selon Lister, les dégâts causés par le conflit demanderont une reconstruction de 30 à 40 ans — si la guerre s’arrêtait maintenant.

Et il ne s’agit que du seul aspect matériel. Comme le rappelle Watson, la violence a participé à la radicalisation des combattants et des populations dans tout le pays. Il faudra plus d’une génération pour sortir vraiment de la guerre.

Related posts
À la uneSéries Tv

"Montmartre" : TF1 réunit un casting impressionnant pour sa nouvelle mini série

À la uneEconomie

Quel est le prix du permis de conduire en 2024 ?

À la unePop & GeekSéries Tv

[Spoilers] Quelle grosse surprise pour les fans de Superman & Lois ?

À la uneMédiasPolitique

Jordan Bardella à Pascal Praud : "Si je ne viens pas chez vous, je m'adresse au système" ?

Retrouvez VL. sur les réseaux sociaux