Les deux journalistes de Gamekult ont coécrit Générations Mario chez Third Editions, dans lequel ils décryptent l’univers d’une figure intemporelle du jeu vidéo. Entretien (partie 1).
-Pourquoi avoir eu la volonté de rédiger un livre sur Mario, qui plus est en duo ?
Loup : Je vais peut-être casser la magie dès le départ, mais il s’agit en réalité d’une commande de l’éditeur, Third Editions. J’avais déjà collaboré avec eux pour l’ouvrage Générations Pokémon co-écrit avec Alvin Haddadène, mais ce projet, particulièrement exténuant, m’avait alors convaincu que je n’écrirais plus de livres à l’avenir. Quand Nicolas Courcier (co-fondateur de Third, N.D.L.R.) m’a appelé de nouveau, j’ai donc longuement réfléchi… mais je me suis dit qu’il s’agissait là de Mario, et que l’opportunité était bien trop grande pour passer à côté ! Je lui ai cependant spécifié que ce qui m’intéressait avant tout dans cette saga était l’univers, l’aspect créatif, et non le développement. De ce fait, je ne souhaitais pas écrire le livre seul et c’est à ce moment qu’il s’est mis en tête de chercher un co-auteur.
Alexis : J’étais en Italie quand Nicolas m’a contacté. Je le connaissais bien depuis plusieurs années, à l’époque où il avait créé son site Console Syndrome avec Mehdi El Kanafi, auquel j’ai d’ailleurs collaboré. On s’était un peu perdus de vue, mais je suis quelque peu réapparu avec les articles que j’écris pour Gamekult, ils ont dû se dire que j’étais un bon candidat ! J’ai alors eu la même réflexion que Loup : j’étais un peu intimidé pour me lancer dedans car il y avait déjà une documentation extrêmement riche sur la saga, notamment avec les ouvrages de William Audureau et Oscar Lemaire. D’un autre côté, je me suis dit qu’il s’agissait là d’une opportunité unique, et je ne souhaitais pas aborder Mario comme un personnage de jeu vidéo, mais plutôt comme un symbole de la culture populaire : tout le monde l’a en effet déjà croisé, joueur ou pas. Impossible donc ne pas y aller.
-Dans le premier jeu où il apparaît, Mario est totalement éclipsé par Donkey Kong, à tel point qu’il ne sera pas intégré dans l’opus suivant. Pourtant, Miyamoto avait déjà le projet d’en faire une mascotte indissociable de l’écosystème Nintendo, en témoigne son surnom éloquent de Mr Video. Comment l’expliquez-vous ?
Loup : L’idée à la base était d’avoir quelque chose de protéiforme, un héros passe-partout qui puisse faciliter l’identification du joueur, d’où le surnom de Mr Video. Derrière cette figure anti-glamour se cachait déjà la volonté de mettre Mario dans plusieurs situations différentes, un peu comme ce qui se fait dans d’autres médias à destination des enfants : les livres Martine, Le Club des 5… A l’époque, on considérait en effet les jeux vidéo comme quelque chose d’enfantin, et donc ce personnage répondait à une demande logique d’identification que l’on retrouve dans le principe de mascotte. Sa représentation n’était pas bedonnante au début, mais il y avait bel et bien le côté italien mis en avant pour le démarquer d’un simple amas de pixels. Je crois surtout que c’est dans le caractère de Miyamoto de vouloir imposer ses créations, et surtout qu’elles perdurent.
Alexis : Je pense aussi qu’il y avait une logique d’économie derrière : on crée un personnage et on le réinjecte dans tous les jeux. Comme les temps de développement étaient relativement courts comparés à aujourd’hui – quelques mois seulement – il fallait avoir un personnage qui puisse être dupliqué et apparaître partout. Au niveau du design, le résultat est un peu aléatoire : on n’a pas d’abord imaginé le personnage, mais il est devenu ce qu’il est parce que le jeu nécessitait qu’il soit comme ça. Chez Nintendo, c’est très souvent la fonction qui crée la forme, et non l’inverse.
-Vous donnez justement l’exemple de Super Mario Bros pour l’illustrer : avant de devenir le jeu que l’on connaît, Miyamoto et son équipe avaient conçu une aventure dans laquelle le personnage principal n’était qu’un rectangle…
Alexis : L’univers et le personnage arrivent en effet à la fin, car tout prend corps une fois que les systèmes de jeu sont établis. On va d’abord regarder s’ils fonctionnent, s’ils sont cohérents avec ce que l’on souhaitait faire, puis ensuite on crée des formes qui permettent de guider le joueur afin qu’il le comprenne : c’est l’exemple du Goomba sur lequel il va sauter instinctivement. Le rectangle n’a pas d’importance, ou du moins il l’est dans le sens où il a une taille précise, il définit l’espace que le personnage prendra dans le jeu, et c’est à partir de lui que le game-design va se décliner.
Loup : Nintendo, c’est l’école du gameplay. Ils ont toujours fonctionné de cette manière-là, et cela perdure encore. Mario Kart ne devait pas concerner Mario à l’origine, idem pour Smash Bros. Ils ont d’abord créé ces jeux avant de leur accoler la licence.
-Vous soulignez là le rôle essentiel du level-design dans la compréhension du game-design. Cette approche didactique implicite se retrouve dès le premier niveau de Super Mario Bros, et semble alors diamétralement opposée aux didacticiels des jeux vidéo contemporains.
Alexis : Ce qui est intéressant avec ce premier niveau, c’est qu’il a en réalité été réalisé à la fin du développement. C’est un niveau simple en apparence, mais dans lequel toutes les mécaniques de gameplay ont été digérées par l’équipe de développement, et dépouillées suffisamment pour que le joueur puisse comprendre par lui-même l’ensemble du jeu qui va se déployer par la suite, sans boîte de dialogue. C’est ce que je résume dans le livre avec cette formule « la simplification est une sophistication ». Les tutoriels dans les jeux vidéo actuels sont hachés, très compliqués, et le joueur a souvent du mal à articuler l’ensemble. Avec Nintendo, on a l’idée de créer un monde où chaque difficulté est remportée par le joueur. C’est l’apprentissage par le « jouer », et non pas par l’« expliquer ».
-Revenons sur cette jolie phrase « La simplification est une sophistication ». Cette idée semblait partagée par Apollinaire, dans ses écrits à propos de l’œuvre de Matisse : « A vue d’œil, son art s’est dépouillé et malgré sa simplicité toujours plus grande, il n’a pas manqué de devenir plus somptueux ». Peut-on dire que l’art du design est proche de l’art pictural ?
Alexis : Pour l’anecdote, cette phrase n’est pas de moi, mais de mon ancienne professeure de japonais à l’université. Celle-ci me disait que la littérature japonaise n’est pas démonstrative, mais plutôt d’une « discrète perfection ». Elle ajoutait qu’au Japon, la simplification que l’on retrouve dans plusieurs arts, dont les haikus (bref poème japonais N.D.L.R.), est une sophistication. Je me suis alors demandé si cela pouvait s’appliquer au monde du jeu vidéo, et en voyant le premier niveau de Super Mario Bros cela m’a sauté aux yeux.
Loup : Je pense que toute production créative obéit à une mécanique que l’on retrouve dans n’importe quel art, d’où la possibilité de faire de nombreux parallèles L’art pictural fait forcément partie du jeu vidéo, car il y a une double dimension graphique : d’un côté le jeu doit être joli, et de l’autre compréhensible. Le jeu vidéo est toutefois un art particulier car il y a cette dimension d’interaction qui pousse certaines personnes à nier son caractère artistique, ainsi qu’une partie de divertissement qui en découle et que l’on peut retrouver dans l’art contemporain par exemple. Un art se définissant par sa singularité, on peut dire que ce qui est propre au jeu vidéo c’est le game-design, le gameplay, et Nintendo part de là. Je pense vraiment qu’ils sont l’orfèvre du jeu vidéo, et qu’eux seuls parviennent à produire des jeux aussi marquants tant d’années après. On connaît bien sûr tous Pac-Man ou Pong, mais ce ne sont pas des jeux qui ont su évoluer, personne ne va encore y jouer, contrairement à Mario qui a toujours une actualité.
Alexis : Alors que chez Nintendo tout est tourné autour du joueur, qui est un roi tyran, je ne suis pas sûr que dans l’art en général les artistes pensent au regardeur. Nintendo a une obsession de la personne qui reçoit, et Miyamoto se place comme son porte-parole. Lorsque Koizumi (le directeur du studio de développement à Tokyo N.D.L.R.) va faire des retours à Miyamoto, ce dernier va à peine les écouter ; mais lorsqu’il s’agit des game-testeurs, alors les retours seront pleinement considérés. C’est la force de Nintendo mais aussi peut-être sa faiblesse : le but étant de satisfaire les joueurs au maximum, tous les sentiments comme la crainte, la frustration et donc par extension le challenge doivent être évacués. J’ai récemment fait une interview du développeur de What Remains of Edith Finch, en lui demandant ce qui caractérisait les jeux Annapurna interactive. Celui-ci m’a alors directement pris l’exemple de Mario : « Je pense qu’à la différence des jeux Mario, où la satisfaction du joueur est primordiale, nous pensons qu’il puisse être trompé, et qu’il est donc possible de créer chez lui de la frustration, des sentiments ambigus. On forme une œuvre mais on ne lui donne pas totalement en somme, car nous sommes les chefs d’orchestre ».
A lire > La seconde partie de l’entretien.