Entre réalité et fiction, cette oeuvre retraçant le voyage de Michel-Ange à Constantinople s’impose encore aujourd’hui comme un ouvrage emblématique de l’écrivain français Mathias Enard. Retour sur quelques éléments clés pour comprendre ce roman.
Qui est Mathias Enard ?
Mathias Enard, qui poursuit aujourd’hui sa carrière d’écrivain, de traducteur et d’enseignant, a vu le jour le 11 janvier 1972 à Niort, dans l’ouest de la France. Rapidement, sa passion pour le Moyen-Orient le pousse à suivre des études d’Arabe et de Persan à l’INALCO. Après plusieurs longs voyages (parfois de plusieurs années) à travers le Moyen-Orient, Mathias Enard s’est finalement établit à Barcelone, en 2010, où il enseigne à l’université en tant que professeur d’Arabe.
Au-delà de son choix de carrière, cet intérêt pour le Moyen-Orient l’a également influencé dans ses écrits. Écrivain talentueux, Mathias Enard a ainsi reçu plusieurs prix pour ses oeuvres, comme le Prix Goncourt des Lycéens de 2010 pour « Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants », ou encore le Prix Goncourt de 2015 pour « Boussole », qui traite avec brio de la façon dont l’Occident perçoit le monde oriental.
Un conte entre réalité et fiction
‘Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants’ retrace le voyage de Michel-Ange Buonarotti à la capitale de l’Empire ottoman. Le synopsis ? « En débarquant à Constantinople le 13 mai 1506, Michel-Ange sait qu’il brave la puissance et la colère de Jules II, pape guerrier et mauvais payeur, dont il a laissé en chantier l’édification du tombeau, à Rome. Mais comment ne pas répondre à l’invitation du sultan Bajazet qui lui propose — après avoir refusé les plans de Léonard de Vinci — de concevoir un pont sur la Corne d’Or ? »
Bien qu’il s’agirait d’une aventure fictive, cet épisode de la vie de Michel-Ange ne manque pas de s’inscrire dans une perspective historique, qui vient appuyer, tout au long de cette oeuvre, le récit de Mathias Enard et de ses personnages. Entre autres, l’invitation du sultan ottoman adressée à Michel-Ange, à l’origine de son voyage à Constantinople dans le roman, a été évoquée dans les travaux d’Ascanio Condivi, ami et biographe de l’artiste florentin. Autre exemple (parmi tant d’autres) : le dessin de Michel-Ange de son projet de pont sur la Corne d’Or, qui apparaît aux dernières pages du livre, aurait également été retrouvé dans les archives ottomanes, comme le précise Mathias Enard à la fin de son oeuvre.
« Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants » : d’où vient ce titre ?
Dès les premières pages de son livre, Mathias Enard indique que le titre de son oeuvre est directement tiré d’une citation de Rudyard Kipling, extraite de son livre ‘Au hasard de la vie’ (1891) : « Puisque ce sont des enfants, parle-leur de batailles et de rois, de chevaux, de diables, d’éléphants et d’anges, mais n’omets pas de leur parler d’amour et de choses semblables. »
Au-delà d’avoir inspiré le titre de ce roman, cette citation de Kipling fait ainsi l’objet d’une mise en abîme tout au long du roman, notamment à travers la parole du personnage de l’Andalouse. Un motif récurrent dans cette oeuvre qui pousse donc à plus ample réflexion sur l’importance du récit, non seulement en tant que moyen d’immortaliser l’histoire de chaque peuple et de forger leur identité, mais également en tant que l’unique réconfort que l’Humanité a su trouver face à l’inconnu et à l’inaccessible.
« [Les hommes] s’accrochent à des récits, ils les poussent devant eux comme des étendards ; chacun fait sienne une histoire pour se rattacher à la foule qui la partage. On les conquiert en leur parlant de batailles, d’éléphants, de rois et d’êtres merveilleux ; en leur racontant le bonheur qu’il y aura au-delà de la mort, la lumière vive qui a présidé à leur naissance, les anges qui leur tournent autour, les démons qui les menacent, et l’amour, l’amour, cette promesse d’oubli et de satiété. »
‘Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants‘ (2010), Mathias Enard
Au-delà de la légende …
Dans une critique réalisée pour Le Monde, Julie Etienne écrit ainsi que l’oeuvre de Mathias Enard parle avant tout « du coeur des hommes ». Une formule qui paraît d’autant plus pertinente qu’à travers ce roman, l’auteur dresse le portrait d’un Michel-Ange profondément humain : son obsession (presque maladive) pour atteindre la perfection dans son art, les cauchemars et les doutent qui le hantent, tout comme la confusion dans laquelle il est plongé, partagé entre son désir pour la chanteuse andalouse et les sentiments que suscite en lui la présence du poète Mesihi, sont ainsi autant de témoins de la vulnérabilité de Michel-Ange. Ici, il n’est plus seulement l’artiste célébré, emblème de la Renaissance italienne, mais un être colérique, orgueilleux, et surtout désemparé, confus, en proie à des craintes dont il ne parvient pas à se débarrasser et qui ne cessent de le déchirer tout au long du roman.
« Constantinople est une douce prison. La ville balance entre l’Est et l’Ouest, comme lui entre Bayazid et le pape, entre la tendresse de Mesihi et le souvenir brûlant d’une chanteuse éblouissante. »
‘Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants‘ (2010), Mathias Enard
Le pont de la Corne d’Or, un projet symbolique
Si l’on peut dire une chose de ce roman, c’est qu’il s’agit là d’une oeuvre Humaniste. Tout au long du livre, Mathias Enard confronte ses lecteurs comme ses personnages à la question de l’altérité, et de ce qui rend autrui différent de soi. Car en effet, Michel-Ange, de confession chrétienne, se retrouve plongé dans un univers drastiquement différent du sien. À cette époque, l’artiste débarque en effet dans un ville qui rassemble diverses peuples en son sein, balançant « entre Ottomans, Grecs, juifs et Latins ». Au-delà de la religion, c’est ainsi la rencontre de différentes cultures, de différentes coutumes, et finalement de différentes façons de pensée qui se font face et transforment progressivement le regard que porte Michel-Ange sur le monde.
Le projet de Michel-Ange de construction sur la Corne d’Or, à l’origine même de son aventure à Constantinople, prend ici une dimension beaucoup plus symbolique : plus qu’un pont entre l’Europe et l’Asie, il représente la création d’un lien tout aussi complexe que profond entre deux univers à première vue opposés.