Daesh, État Islamique, ISIS… Si la variété des noms donnés au groupe terroriste qui fait trembler le monde est révélatrice de la difficulté de lui donner une identité, Daesh arbore néanmoins toutes les caractéristiques d’un régime totalitaire. L’explication au travers des regards de Juan José Linz et Hannah Arendt.
Juan José Linz, les trois caractéristiques du régime totalitaire
Juan José Linz était un sociologue et professeur émérite de sciences politiques à l’Université de Yale. Dans son ouvrage Régimes totalitaires et autoritaires (Armand Colin, 2000), ce père fondateur de la science politique espagnole moderne ambitionne d’éclairer la pratique de la démocratie en clarifiant tous les régimes qui ne relèvent pas de la démocratie. Juan J. Linz va ainsi établir une typologie qui permet de déterminer si le régime est plutôt de nature autoritaire ou totalitaire et retient trois critères.
- Le caractère plus ou moins moniste du pouvoir politique : le pouvoir est-il exercé par une seule entité ou par plusieurs entités ?
Dans un régime totalitaire, on trouve la présence d’un chef charismatique qui incarne le régime et le pouvoir. Généralement, la soumission au chef est totale et peut faire l’objet d’un culte. Ce dernier s’entoure d’individus sans notoriété qu’ils lui sont redevables d’une situation ou d’une carrière pour s’assurer de leur fidélité.
Le pouvoir de l’État Islamique est exercé par une poignée de personnes. Abu Bakr al-Baghdadi est à la tête du pouvoir exécutif et judiciaire, secondé par deux députés, Abou Muslim al-Turkmeni et Abu Muslim al-Khurasani, des anciens généraux irakiens. Il comprend également un cabinet consultatif qui conseille al-Baghdadi sur les décisions de l’État Islamique. On relève toutefois l’absence de pouvoir législatif, étant donné que seule la loi islamique est applicable.
D’un point de vue administratif, l’État islamique se répartit en sept provinces, chacune administrée par un gouverneur local. Celui-ci s’appuie sur des leaders locaux pour assurer les services publics et le maintien de l’ordre. Le pouvoir est donc verticalement hiérarchisé, structuré autour des deux députés et du leader.
• La place de l’idéologie dans le régime politique
Un régime totalitaire sacralise l’idéologie, qui est érigée au rang de religion politique. La finalité du pouvoir est d’imposer son idéologie à l’ensemble de la société afin d’exercer un contrôle social intense sur la population.
L’État Islamique se revendique d’une idéologie salafiste djihadiste. Rattachée au Salafisme qui compte plusieurs courants, elle en est l’expression la plus politique et surtout la plus violente. L’idéologie de l’État Islamique peut donc se définir à la fois comme :
– Une idéologie politique théocratique : c’est la suprématie d’une loi religieuse unique sur tous les hommes.
– Une idéologie anti-moderne (et donc progressivement anti-occidentale sans que cette opposition soit affirmée dès le début : rappelons que les Occidentaux ont fortement aidé les jihadistes dans leur combat contre l’URSS en Afghanistan)
– Une idéologie impérialiste : la soumission de toute la terre et de toute l’humanité à la loi islamique est pensée et souhaitée.
– Une idéologie révolutionnaire : par son rejet de tous les pouvoirs en place, de remise en cause des ordres établis et son choix de modes d’action violents.
(L’idéologie de l’État Islamique, par Cédric Mas, 30/08/15, Blog Médiapart)
Malgré la présence d’éléments de la religion musulmane, l’État Islamique ne fait qu’instrumentaliser cette dernière en l’établissant comme le fondement de son idéologie. Son application est largement dévoyée pour servir les intérêts de Daesh : répandre la peur, contrôler la population, éliminer l’opposition afin de maintenir en place le régime. Mais dans le même temps, Daesh vide la religion musulmane de toute substance religieuse en la réduisant à un objet idéologique et politique.
• La place donnée à la mobilisation de la population dans la vie politique
Dans un totalitarisme, on attend de la population qu’elle donne des preuves de son adhésion à cette idéologie. La population doit être largement mobilisée pour obtenir l’adhésion à cette idéologie. Le but est aboutir à un contrôle social fort afin de museler toute opposition. La dissidence ou l’anti-conformisme sont sévèrement sanctionnés quand le désaccord est criminalisé. L’association d’un contrôle social fort et d’une mobilisation politique puissante fait que chacun est engagé et agit en faveur du système, où chaque individu a le devoir de dénoncer les opposants, sous peine d’être considéré comme complice de l’opposition à l’idéologie.
Le reportage de cette française à Rakka illustre la mobilisation contrainte de la population à l’idéologie du régime. Les femmes doivent souscrire à la loi religieuse et se couvrir, sous peine de se voir sanctionné par la police religieuse. L’obligation de la prière étendue à tous, sous peine de voir son magasin fermé pendant un mois et que le propriétaire soit fouetté et emprisonné. De même, la distribution de la nourriture dépend de la volonté du régime, tout comme les loisirs sont interdits.
Hannah Arendt et les outils du totalitarisme
Daesh regroupe bien les caractéristiques d’un régime totalitaire. Outre la présence d’un leader charismatique, d’une idéologie puissante qui asservit la population et criminalise l’opposition, d’autres outils servent à renforcer et à maintenir la pérennité du régime.
• La terreur : c’est la crainte perpétuelle du régime et de ce que peut infliger le régime à l’individu. En 1972, Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme explique que dans un régime totalitaire, le contrôle social et la dénonciation sont si forts qu’il y a une forme d’autorégulation : il n’y pas besoin de beaucoup d’agents pour contrôler la société tant le système repose sur une crainte de ce que peut faire ou décider arbitrairement le régime. Pour Hannah Arendt, le totalitarisme est vu comme « une forme de gouvernement dont l’essence est la terreur » qui permet l’instauration et le maintien de celui-ci.
Sur son propre territoire ou sur un territoire étranger, Daesh sème la terreur. Elle passe par des punitions arbitraires décidées sans motifs particuliers, comme les crucifixions exposées en place publique ou les décapitations. Ces actions instaurent la peur et poussent les individus au respect de l’idéologie et à la délation de la dissidence, sous peine de se voir eux aussi punis.
• Les organisations de jeunesse : un régime totalitaire, comme le nazisme ou le stalinisme, cherche à produire des partisans du régime et à contrôler l’encadrement des familles. L’enfant est instrumentalisé par et pour l’idéologie du régime. Son embrigadement précoce permet d’en faire un élément servile et fidèle tout en instaurant un climat de pression idéologique car ils deviennent des outils de contrôle du respect de l’idéologie, notamment dans le cadre familial.
L’État Islamique forme les « lionceaux du djihad ». Il enlève des enfants dès le plus jeune âge afin de les former à l’idéologie, à la pratique du combat armé et fait d’eux des djihadistes en puissance.
• La concentration des monopoles économique, militaire et de communication
Cette concentration des monopoles permet au régime totalitaire d’exercer un contrôle toujours plus fort sur sa population, mais elle vise aussi à assurer la permanence du pouvoir par la répression armée et la manipulation des consciences.
En novembre 2014, les ressources financières de l’État Islamique s’établissaient 2. 906 milliards de dollars, dont 38% du commerce du pétrole, 17% du gaz naturel, 12% de l’impôt et des extorsions de fonds, 20% de l’exploitation de ciment et de phosphate et 7% de l’agriculture. Presque 40% de la production irakienne de blé et d’orge est exploitée par Daesh, soit une recette avoisinant les 220 millions de dollars (Source : Jean Charles Brisard, Damien Martinez, Rapport Reuters, Novembre 2014). L’État Islamique frappe aussi sa propre monnaie, le Dinar d’or.
Bien qu’il soit difficile de chiffrer le nombre de combattants exacts dans les rangs de Daesh, l’ONU estime qu’ils sont entre 65.000 et 80 000 hommes (Février 2015). Enfin, la communication prend une grande importance puisqu’elle sert la propagande du régime, c’est-à-dire qu’elle permet outre la diffusion de l’idéologie, de provoquer son adhésion. Daesh est un redoutable communiquant comme en témoigne ses vidéos filmées à la manière d’un blockbuster hollywoodien ou la parution du magazine Dabiq.
La troisième de couverture de la revue faisant suite aux attentas de Paris arborait un visuel glorifiant les auteurs des attentats de Paris et Saint-Denis. L’image est accompagnée d’une légende, « Just terror » (« Juste la terreur »). Plus récemment, des SMS envoyés directement sur des portables de jeunes résidants à Molenbeeck marque aussi la capacité d’embrigadement et de diffusion de l’idéologie.
• Un appareil répressif puissant, généralement une police politique
Dans un régime totalitaire, chacun devient un suspect potentiel. Il faut donc que chacun soit sanctionné si la culpabilité est avérée, ce qui suppose la présence d’une puissante police. L’État Islamique a mis en place la « Hisba », chargée de faire appliquer la charia et notamment le port du voile.
Ainsi, il est clairement établi que Daesh possède une grande partie des caractéristiques typiques d’un régime totalitaire. Mais malgré ses différentes structures et mesures bureaucratiques, l’État islamique n’est pas un État légitime. Comme le souligne le chercheur spécialiste du djihadisme, Romain Caillet, dans une interview à RT News :
« En dehors de la reconnaissance par le droit international, Daesh a tous les attributs d’un Etat. C’est ce qui manque pour qualifier clairement l’Etat islamique d’Etat. Daesh a une administration qui est bien plus développée que beaucoup de pays africains, en dehors des pays arabes. Il a une police, des tribunaux, collecte l’impôt, a un état civil et enregistre les mariages, les divorces, les indemnités d’après-divorce. Les membres de Daesh enregistrent les plaintes. Ils ont fait une vidéo récemment sur le code de la route et la pratique des feux rouges. Ils ont un diwan de la santé (NDLR: bureau ou administration), un diwan de sûreté générale, un diwan du pétrole, un pour l’agriculture et la pêche, un de l’enseignement et ils vont même produire des programmes scolaires et des manuels. Ils ont donc tous les attributs régaliens, sauf celui nécessaire à notre époque contemporaine du droit international et de la reconnaissance par les autres pays. »
Pour poursuivre la réflexion entamée ici, quelques références, universitaires et littéraires, traitant du totalitarisme :
Arendt, Hannah, Les Origines Du Totalitarisme (Paris: Editions du Seuil, 1972)
Aron, Raymond, Démocratie et totalitarisme ([Paris]: Gallimard, 1965)
Huxley, Aldous, and Jules Castier, Le Meilleur Des Mondes (Paris: Presses pocket, 1977)
Orwell, George, Nineteen Eighty-Four (New York: Harcourt, Brace and Co., 1949)