EDITO : Le phénomène Cuphead aura marqué bien au-delà de ses qualités intrinsèques de jeu. Il aura mis en émoi l’ensemble de la sphère vidéoludique, qui ne parle depuis un mois et demi, que d’une chose : la difficulté dans le jeu vidéo.
Avec les années 2000 et la sortie des très familiales Wii et DS, le jeu vidéo s’est très largement démocratisé. Au-delà des expériences de motion gaming introduites par la fameuse console de salon de Nintendo, les titres proposés ont vu leur difficulté globale diminuer. Choix du niveau de difficulté, récupération automatique de la santé du personnage, sont autant de moyens mis à la disposition du joueur lui permettant de traverser un jeu sans avoir à s’arracher les cheveux.
L’orée des années 2010 représente à ce titre, un tournant. Avec la sortie des délicats Dark Souls et Super Meat Boy, l’industrie et les médias tiennent deux références de jeux difficiles qui influenceront largement les années à venir. Sur la seule année 2017, au moins 4 jeux auront été comparé à Dark Souls (Nioh, à raison, Zelda Breath of the Wild, Crash Bandicoot et Cuphead, à tort).
Cuphead justement, aura été à l’origine du drame de la rentrée : un journaliste pas assez bon pour finir le tutorial, un autre critiquant le jeu pour sa difficulté, en qualifiant le titre de « ratage ». Il n’en aura pas fallu plus pour lancer des débats passionnés sur le rôle de la presse JV et la place de la difficulté dans un jeu.
Fais-moi (pas trop) mal
Le regain de difficulté dans les jeux n’est toutefois que très relatif. Dans un article consacré à ce sujet, les journalistes du Monde.fr listent des méthodes utilisées par les développeurs pour baisser le niveau de difficulté du jeu sans que le joueur ne s’en rende compte. On note, pêle-mêle : les meilleurs items quand vous êtes mal classés dans Mario Kart, les ennemis qui sont moins précis au fur et à mesure que vous approchez d’eux dans Far Cry 4, ou encore la dernière balle d’un chargeur qui fait plus de dégâts dans Bioshock.
La plupart des jeux proposent toutefois consciemment au joueur de modeler le niveau de difficulté par le bas en cas d’échec. Metal Gear Solid V vous proposera, non sans humour, une tenue vous rendant invisible aux yeux des ennemis. Dans Mario + Lapins Crétins, un mode Facile est proposé avant chaque affrontement, avec points de vie augmentés et force décuplée. Dans Fire Emblem, pas de perma death de vos personnages préférés dans les niveaux de difficulté les plus faibles. Certains jeux (comme Kid Icarus Uprising et Diablo III) synthétisent le tout en proposant une barre de difficulté que le joueur dose à sa guise.
God Hand, sorti sur PS2, proposait un système inverse : plus vous êtes bon, plus une jauge se remplit, qui permet de débloquer des niveaux de difficulté supérieurs. Ainsi l’on sort du schéma où le changement de difficulté se fait en dehors de l’expérience de jeu (« récompense par l’échec » à force de mourir, mode de difficulté débloqué une fois le jeu bouclé, etc).
Globalement, l’industrie du jeu vidéo cherche à retenir les joueurs par tous les moyens possibles, et le rebut de la difficulté est aujourd’hui délicat à intégrer. Imagine-t-on un film ou livre, arrivé au milieu duquel on serait obligé d’arrêter car pas assez bon lecteur ou visionneur ? Que le produit soit trop émouvant, trop violent ou trop ennuyant oui, mais trop dur, non.
Oops, I died again
La question soulevée par le journaliste qui qualifiait Cuphead de « ratage » du fait de sa difficulté touche à un autre domaine. Un jeu doit-il être facile d’accès pour être bon ? Un jeu dur est-il un mauvais jeu ? Ou tout du moins un jeu à réserver à une niche ?
Une manière d’interpréter les propos ci-dessus serait de faire la synthèse de l’évolution du médium sur les 20 dernières années : évidemment, Cuphead n’est pas destiné à la mère de famille qui a (re)découvert les jeux vidéo avec la Wii. Ceci dit, NieR Automata et Breath of the Wild non plus, la difficulté n’ayant rien à voir dans ce constat. Le drame particulier de Cuphead a trait à son look cartoon années 30, qui implique une accessibilité immédiate.
La majorité des jeux ne demandent qu’un temps d’adaptation court pour pouvoir être appréciés. Le rôle d’un tutoriel est de demander quelques minutes au joueur pour lui apprendre les bases d’un titre et pouvoir s’y plonger. C’est la fameuse maxime du « facile à apprendre, dur à maîtriser ». Overwatch en est un très bon exemple. Un joueur débutant pourra facilement enchaîner quelques frags durant ses premières parties, mais le jeu demandera des centaines d’heures avant d’être parfaitement maîtrisé, à la différence d’un Battlefield 1 où les premières parties pourront être fastidieuses.
Cependant, au-delà de ces titres, il existe des jeux compliqués destinés à un public demandeur. Cuphead en est probablement un, Dark Souls également. Mais pas que.
Certains jeux indépendants, principalement, sont basés sur la difficulté, voir sur le fait de mourir en boucle. Il ne s’agit pour autant pas de ratages. Des studios tels que From Software (les Souls) ou Firaxis Games (XCom, Civilization) sont connus pour proposer des expériences corsées.
Super Meat Boy, précédemment cité, nécessite de très bien connaitre ses niveaux pour les réussir. Rogue Legacy vous demandera de mourir en boucle pour pouvoir progresser dans l’aventure. The Binding of Isaac vous permet de débloquer à chaque run (donc mort) de nouveaux objets pour aller toujours plus loin. La mort (et l’essai) y représente un élément de gameplay à part entière : c’est le die and retry. L’objectif recherché est la satisfaction procurée quand un boss est vaincu ou un pallier atteint.
Élite dangereuse
Dès l’origine, les jeux vidéo ont été classés dans une catégorie d’affrontement, de « tests » de ses capacités. Qu’il s’agisse des premières torgnoles sur Street Fighter II, au slogan de Sega invitant au duel (« c’est plus fort que toi »), le gamer a toujours été testé, créant une sorte d’élite qui se manifeste parfois sous des formes peu ragoutantes (le gamergate en étant une émanation visible). Certains joueurs qui auront saigné leur enfance sur d’horribles jeux Super NES estimeront que cela fait d’eux de vrais gamer, et que si vous êtes nuls, vous n’avez aucune légitimité : c’est le skillshaming.
La valorisation de la performance est au centre de ce phénomène. Cela conduit même à déconsidérer certains jeux très techniques comme étant des titres enfantins et qui n’ont pas leur place dans la sphère compétitive. Les jeux Nintendo, notamment Super Smash Bros. et Splatoon souffrent de ce déficit en légitimité. Ils sont considérés par certains comme des jeux de « noobs » et sont relégués à la marge.
Certains jeux compétitifs proposent des options de communication entre joueurs qui peuvent aller jusqu’aux insultes, voir au harcèlement, si un joueur est considéré comme défaillant. Pour éviter de dégoûter les joueurs débutants, les développeurs mettent en place des stratégies permettant de réduire cet écart de niveau (le skill gap).
Introduire une dose de hasard permet de réduire le skill gap (appelé RnG : par exemple, l’apparition aléatoire d’armes dans les jeux types Battle Royale). Toujours dans une optique de réduire ce skill gap, le jeu peut demander au joueur vétéran une prise de risque particulière (un combo dans un jeu de combat peut être dévastateur, mais expose le joueur à de sévères contre-attaques en cas d’échec). L’asymétrie de gameplay et l’équilibrage sont des éléments inhérents aux jeux compétitifs et qui peuvent permettre aux moins bons joueurs de performer (les meilleurs joueurs d’Overwatch auront du mal à gagner face à des débutants s’ils jouent tous un personnage ayant des caractéristiques similaires), etc. À ce sujet, on vous conseille l’excellente vidéo de core-a gaming :
Space Invaders, Ghosts’n Goblins et Castlevania n’ont rien à envier à la série des Souls en termes de difficultés. Quand le premier jeu de la série est sorti, il a été salué pour ses graphismes, son ambiance sombre, son style narratif et son système de combat novateur de gestion de l’endurance. Sa difficulté est devenue iconique, mais il ne s’agissait que d’un aspect parmi d’autres. Si la saga a remis le sujet de la difficulté au cœur des discussions gaming, c’est en partie car le medium a très largement évolué pour s’adresser à différents publics. Que certains accordent qualité et difficulté est une chose, mais le jeu vidéo dans son ensemble ne peut s’y réduire. Chaque joueur mettra le curseur sur l’aspect qui lui importe le plus. Beaucoup de pains pour des jeux !