Alors que l’industrie des supers semble perdre de son élan créatif, l’univers ciné de Marvel Studios ajoute une corde à son arc avec Doctor Strange. Initiant son héros et son spectateur à des expériences sensorielles inédites, la méthode Feige fait une nouvelle fois mouche : c’est un grand oui.
Brillant chirurgien new-yorkais, le docteur Stephen Strange est privé de l’usage de ses mains suite à un accident de voiture. Après avoir essayé tous les traitements sans succès, il entame un pèlerinage au Népal à la recherche d’une guérison par l’esprit au sein de l’ordre Kamar-Taj. Faisant la rencontre de l’Ancien, il entame une rééducation psychique et physique qui le conduira à découvrir des nouvelles dimensions et de nouveaux dangers.
Baroque en scène
Sur le papier, le pari était loin d’être gagné. En projet depuis 1992, Doctor Strange compte parmi les œuvres les plus difficiles à adapter dans le répertoire Marvel. Née de la vague psychédélique de la fin des années 60 sous le trait de Steve Ditko et l’écriture de Stan Lee, l’odyssée baroque du Sorcier Suprême à travers les dimensions avait tout d’un projet méchamment casse-gueule. Et pourtant.
Qu’il s’agisse de Matrix, de la photographie de Christopher Nolan (Inception, Batman Begins) ou des astuces de Portal, Doctor Strange ne cache pas ses inspirations. Bien loin de la resucée, le réalisateur Scott Derrickson (L’Exorcisme d’Emily Rose, Sinister) s’approprie les grandes avancées stylistiques de ces dernières décennies pour mieux les dépasser et tracer son propre sillon. Par un habile jeu de références, le film guide l’œil du spectateur en terrain plus ou moins connu pour mieux le désarçonner quand vient le moment de franchir une nouvelle dimension. Contorsions, kaléidoscopes, perspectives renversantes… À la vue du résultat, on peut se réjouir que Marvel ait su attendre que l’imagerie numérique soit suffisamment maîtrisée pour en faire un terrain de jeu jubilatoire.
Rassurante étrangeté
Si le pari est largement relevé sur la forme, le script signé Jon Spaihts est d’un académisme rare. Sans jamais s’écarter du chemin balisé de l’origin story, Doctor Strange n’hésite pourtant pas à prendre quelques libertés pour proposer une intrigue lisible et cohérente. À ce titre, l’adaptation de l’itinéraire initiatique de Strange est très bien huilée. Initialement un vieux sage tibétain vivant dans une grotte, l’Ancien (Tilda Swinton) est ici une femme sans âge à la tête d’un ordre occulte où les sorciers étudient les arts mystiques. Arraché à ses racines transylvaniennes, Mordo (Chiwetel Ejiofor) devient un mentor placide et inflexible. Passés les effets visuels renversants, le troisième acte du film s’écarte des codes de l’action pure et dure pour proposer un twist intelligent qui relie l’ensemble avec une maîtrise certaine.
Assez inattendu lorsque l’on connaît la veine austère des comics, l’humour est également très présent. Ces ruptures de ton s’intègrent finalement plutôt bien dans l’entreprise de réécriture : tantôt orgueilleux et glaçant, Benedict Cumberbatch apporte une espièglerie élégante au Sorcier Suprême en devenir, ce qui laisse présager de belles interactions avec d’autres héros déjà hauts en couleurs (on ne vous le dira jamais assez : restez jusqu’à la fin du générique).
Transcendance macabre
Le parallèle avec Iron Man, père fondateur du Marvel Cinematic Universe, est évident : dans les deux cas, on retrouve un personnage au sommet qui, après s’être brûlé les ailes, doit repenser intégralement son rapport au monde.
Dans cette mesure, le récit s’écarte sagement du manichéisme propre au genre. En effet, tout le film s’articule autour de la remise en question de ses propres perceptions et de l’appréhension du cosmos. Détruire un monde, en construire un nouveau : abandonner ses préjugés, mais aussi perdre ses illusions. Une alchimie qui fonctionne particulièrement bien entre Strange et Mordo, duo que l’on a hâte de retrouver à l’écran.
On appréciera que Marvel propose – enfin ! – des méchants plus sinistres qu’à l’accoutumée. Bien au-delà des robots tueurs ou des extra-terrestres conquérants, les forces occultes prennent ici une dimension inédite, qui annoncent un vrai changement de perspective pour les épreuves qui attendent les Avengers. On regrettera cependant que Mads Mikkelsen, interprète magnétique de Hannibal et Valhalla Rising, campe un personnage bien fade en comparaison de son panel de jeu. La conclusion douce-amère annonce laisse néanmoins peu de doute : la croisade astrale ne fait que commencer !
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Bien loin de révolutionner les fondements du film de super-héros, Derrickson en épouse les codes pour se focaliser sur l’enjeu principal de l’œuvre : concrétiser l’abstrait et créer la surprise là où l’imagerie numérique n’avait pas encore osé s’aventurer. Guidant les sens du spectateur à travers une histoire simple et enchanteresse, Doctor Strange est une réussite qui répond sans forcer à un double challenge : relancer une machine en perte de vitesse depuis les médiocres Avengers 2, Suicide Squad et X-Men Apocalypse, mais surtout réveiller le goût du style dans un genre qui a encore beaucoup à prouver.