TRIBUNE
En annonçant la création d’une compétition européenne indépendante, douze clubs de football de renom ont fait trembler la planète football, creusant la division entre les défenseurs du football populaire et les businessmen du ballon rond. Un peu moins de 48 heures après son officialisation, le projet « Super League » est à l’agonie. Le départ de dix des douze membres fondateurs semble signer, déjà, la fin de ce concept polémique. L’occasion de constater qu’avec ce coup d’arrêt, c’est le football qui a gagné. Un succès qu’il doit avant tout à ses passionnés.
Une rumeur de plus en plus insistante se propageait sur ce projet depuis plusieurs mois, comme un souffle glacial auquel personne n’accordait de crédit, ou plutôt auquel personne n’osait vraiment croire. La création d’une compétition, en concurrence avec l’actuelle Ligue des Champions, uniquement réservée à ses illustres membres fondateurs, du Real Madrid à la Juventus, en passant par le FC Barcelone, cadors du football européen. L’actuelle coupe d’Europe, organisée par l’Union des associations européennes de football (UEFA), était jugée trop peu rentable et devenue inadaptée par les clubs dissidents, qui voyaient dans la création d’une « Super League » l’occasion de « satisfaire les fans de football et de pérenniser les clubs », dixit le président de ce projet, l’espagnol Florentino Pérez. L’occasion, également, de se remplir les poches allègrement – plus de 3 milliards d’euros à se répartir chaque saison entre les participants – sur le dos d’un sport pourtant historiquement populaire. Gary Neville, illustre joueur de Manchester United et désormais consultant pour la télévision anglo-saxonne, avait justement relevé l’ironie de cette situation, rappelant que son club de cœur, adhérent au projet de Super League, avait « été fondé par des travailleurs ». Belle ironie, en effet, que celle de voir les plus grands club du vieux continent, ceux qui écrivent chaque année les plus belles pages de l’histoire du foot européen, tirer un trait sur leur passé et les valeurs que celui-ci défendait pour porter une compétition qui s’apparente davantage à un petit tournoi privé entre écuries fortunées plutôt qu’à une innovation fidèle aux traditionnels valeurs du sport.
Il fallait bien s’assoir pour ne pas tomber de sa chaise en écoutant les propos de Florentino Perez, tenus hier dans l’émission espagnole El Chiringuito, où le président du Real Madrid a notamment justifié cette initiative en expliquant que « les jeunes ne s’intéressent plus au football ». À force d’être déconnecté des gens, non pas des superstars ou des richissimes sponsors, mais bien des gens d’en bas, ceux pour qui le football est une simple passion et non une affaire d’argent, on finit par ne plus les entendre. Et ne plus les comprendre. Difficile de penser que l’optique d’enlever à tous les autres clubs l’opportunité de créer l’exploit en se faufilant dans les derniers tours d’une compétition célèbre pour les nombreuses surprises qu’elle a offerte était, pour les passionnés de football, petits ou grands, une occasion de pouvoir mieux profiter de leur sport.
Le mur de boucliers
Mais alors que le projet prenait forme de plus en plus, au fil des jours, avec la transformation dans leur palmarès des Ligues des champions remportées en Super League par les clubs « séparatistes », tout s’est écroulé tel un vulnérable château de cartes. Moins de 24h après que le meneur du projet Pérez ai confirmé, coûte que coûte, que la Super League aurait bel et bien lieu, le projet vient de faire plouf, comme tombé aux oubliettes aussi vite qu’il est apparu. Nul doute que l’orage qui s’est abattu sur lui, avant même son officialisation qui avait été précédée par diverses fuites dans les médias et immédiatement condamné par l’UEFA, a eu un rôle prépondérant dans le départ de dix des douze membres fondateurs, sans doute bientôt rejoints par les deux derniers, le FC Barcelone et le Real Madrid. Dans un même élan, instances sportives et politiques s’étaient liguées pour faire front sans délai à ce projet de ligue fermée, condamnant unanimement les écueils sportifs, moraux et économiques d’une telle perspective. Si la réponse, immédiate et sans tergiversations, est louable, elle ne doit pourtant pas nous faire perdre de vue qu’elle aurait été inutile si l’UEFA, l’instance responsable du foot européen, avait joué son rôle correctement et n’avait pas participé à provoquer par sa gestion hasardeuse ce cupide projet de Super League. Depuis trop longtemps, l’instance dirigée par Aleksander Ceferin semble consacrer son action à la recherche de gains, ne manquant pas elle aussi de cupidité. Le nouveau format de la Ligue des Champions, qu’elle vient d’officialiser, instaure plus de matchs et donc plus d’argent à la clé, quitte à faire perdre de son prestige à une telle compétition avec des confrontations bien loin de son habituel standing. Quand l’UEFA ne semble pas s’évertuer à remplir ses caisses, elle consacre son énergie à laisser le champ libre aux clubs les plus fortunés en ne fixant aucune règle, aucune limite, au développement à outrance du football business, qui a permis l’émergence de la Super League, composée de clubs ayant acquis assez de puissance financière pour avoir la prétention de vouloir désormais faire bande à part. L’arrêt du fair-play financier, provoqué par l’absence totale de sanctions face à l’irrespect de cette règle qui demeurera comme un gigantesque fiasco, la principale illustration de cette inaction, doit notamment rappeler que l’opposition de l’UEFA au projet de Super League ne masque pas ses errements à répétition.
« Crée par les pauvres, volé par les riches », sauvé par les fans
Bien davantage qu’à l’UEFA, qui a tant bien que mal défendue ses intérêts, tout comme aux instances politiques qui avaient tout à perdre dans cette histoire si la Super League devait aboutir, c’est aux passionnés de football que l’on doit l’abandon prochain de cette initiative aussi indigne que peu déontologique. Aussi divisés puissent-ils être sur tant de sujet, de la VAR au boycott de la Coupe du monde au Qatar, sans compter les profondes divisions liées aux rivalités entre équipe, les amoureux du ballon rond ont initié depuis lundi une formidable mobilisation, s’accordants pour l’immense majorité d’entre eux à désapprouver la tenue d’un tel événement.
Les incompréhensibles résultats du sondage commandé par les membres fondateurs de la Super League, qui estimaient à 66% les fans de football favorables à ce projet, ont bien vite été démentis par toutes les autres enquêtes d’opinion et par la mobilisation, inédite, de tous les passionnés de football en Europe et ailleurs. Comme un signe de ralliement, la célèbre phrase « created by the poor, stole by the rich » – comprendre « crée par les pauvres, volé par les riches » – popularisée par un tifo tunisien déployé en 2017 lors d’une confrontation face au PSG, est devenue le symbole de la colère populaire face à ce projet pharaonique qui présentait pour principale innovation celle de garantir à ses membres des sommes astronomiques chaque saison, aux dépens du divertissement dont profitent les simples supporters. À l’image, en son temps, du panache blanc de Henri IV derrière lequel se ralliaient ses troupes, cette formule est devenue le leitmotiv de centaines de millions de passionnés de foot à travers la planète. Multipliants les pétitions à l’encontre de la Super League, dont certaines qui ont recueilles plusieurs centaines de milliers de signatures, affichants leur mécontentement sur les réseaux sociaux et s’unissant dans une même clameur, tous ces anonymes, dont la passion avait été balayée par les aspirations financières de quelques ingrats, ont pu provoquer la chute de la Super League. Les clubs adhérents à cette dernière ont du faire face à un vent de protestation sans précédent, opposition qui a incontestablement joué un rôle prépondérant dans les premiers retraits de certains d’entre eux, à commencer par Manchester City. C’est notamment ce qu’a reconnu Arsenal, autre ex-membre fondateur, dans un communique publié dans la nuit de mardi à mercredi : « nous vous avons écouté, vous (les fans) et la communauté du football (…), nous avons fait une erreur et nous nous en excusons ». David contre Goliath et, une fois de plus, David en ressort vainqueur. Tout comme Lyon peut vaincre Manchester City, en quart de finale de la Ligue de Champions. Dans une action collective, chaque passionné a sa part de responsabilité dans l’annulation prochaine de la Super League, dans la préservation du football tel qu’il fait vibrer, chaque semaine, des millions de gens. « Crée par les pauvres, volé par les riches », sauvé par les fans, le football doit une fière chandelle à tous ses passionnés.
LE DÉBUT D’UNE NOUVELLE ÈRE ?
L’histoire retiendra que de simples passionnés ont fait échouer le projet de quelques oligarches occupants les principaux postes à responsabilité du football européen. L’histoire servira sans doute de leçons à ceux qui s’imaginaient, dans leur tour d’ivoire, que le sport le plus populaire du monde pouvait s’acheter à coups de milliards, quitte à travestir l’identité même du football. Si des grandes fortunes ont réussi, depuis bien des années, à faire des principaux cadors européens leurs propriétés, il n’étaient pas encore parvenus à faire main basse sur les compétitions qui sont, du nom du stade de Manchester United, le théâtre des rêves (Old Trafford). Ce ne sera pas pour aujourd’hui et, espérons le, pas pour demain. Mais, pour éviter la survenance d’une nouvelle menace pour l’avenir même du football, il faut désormais prendre les mesures qui s’imposent. Les quelques dissidents qui, faisant fi de la tradition et des valeurs d’un sport qu’ils prétendent pourtant défendre, mettent en danger la pérennité du football populaire, ou du moins ce qu’il en reste, doivent payer le prix fort. Les présidents de la Juventus et du Real Madrid vont probablement perdre toute crédibilité sur la scène européenne, et certains clubs ont payé par le départ de certains de leurs sponsors leur volonté séparatiste, comme Liverpool. Mais ce grand « ménage de printemps » ne doit pas s’arrêter là. Si la réalité économique du football, fatalement, ne peut conduire à ce que le système soit transformé de l’intérieur, il est néanmoins indispensable de se prémunir contre d’autres tentatives de « meurtre » sur le football populaire. L’hypothèse de créations d’instances spécialisées et même une ingérence croissante, bien que tout de même limitée, des États européens et de l’Union européenne, n’est pas à écarter. Aucune mesure n’est à proscrire lorsqu’il s’agit de défendre les valeurs d’un sport qui, sans elles, n’aurait plus aucun sens.
Un sport qui, heureusement, appartient encore un peu à ses passionnés. Et qui (sur)vit grâce à eux. Les supportes doivent, à leur tour, jouer un rôle dans « l’après Super League » et continuer de s’unir pour conserver l’âme du football, bien trop souvent mis à mal par les prérogatives grandissantes de certains dirigeants qui s’accaparent ce sport, en n’hésitant pas à sacrifier le bien commun pour quelques billets. Pour que le football populaire, espérons-le, ai encore de beaux jours devant lui.