Vivre avec un cœur double c’est porter en soi l’amour des couleurs de deux cultures. Les cœurs doubles sont cette jeune génération française d’ici et d’ailleurs. Nés de parents immigrés, ils constituent la première génération née en France issue d’une histoire migratoire qui compose ce pays multiculturel. Ils ont entre 20 ans et 32 ans et sont nés d’un même phénomène tout en vivant la double culture d’une manière singulière, entre éducation culturelle et appropriation personnelle.
À l’occasion de ce troisième épisode, les cœurs doubles nous racontent leur quotidien en tant que français d’origine étrangère. Dans un contexte politique et social où les idées nationalistes tendent à nier la France multiculturelle et ses réalités, les cœurs doubles retracent leur rapport avec la France, un amour complexe et parfois conflictuel.
Un cœur en duel
Être un entre deux, un peu des deux et ni l’un ni l’autre, c’est ce que ressentent certains cœurs doubles ayant grandi entre deux cultures à la fois distinctes culturellement et croisées historiquement. Bien que la France soit leur pays de résidence et de naissance, et qu’ils soient français, l’histoire migratoire dont ils sont issus et l’éducation dans laquelle ils ont été bercés peut parfois relever la complexité d’une identité culturelle double.
« Finalement on a un peu notre place nulle part. »
Les cœurs doubles ont cette impression de n’appartenir pleinement à aucune des deux cultures, cette impression d’être étrangers quoi qu’il arrive dans ces deux terres qui les constituent. Se développe alors l’idée de différence et de marge. « Finalement on a un peu notre place nulle part » dit Rayan, « c’est impossible d’appartenir 100% à aucune des deux cultures » ajoute Linda, Thusika, elle, affirme se sentir « étrangère aussi bien en France qu’au Sri Lanka ».
Trouver pleinement sa place ni en France par un sentiment de marge, ni dans son pays « d’origine » car il incarne cette demeure lointaine qu’on ne connait pas ou seulement par parcelles. Cette éternelle complexité identitaire en font les enfants duels de deux cultures et d’une histoire migratoire.
« Est-ce que j’en serais là aujourd’hui, avec ce métier et ces amis si j’avais été plus attaché à ma culture d’origine ? » se demande Yanis d’origine algérienne. Il relève le « choix » qu’il a dû personnellement faire afin de mieux vivre en tant que « citoyen français ». Certains ont déjà ressenti la nécessité de choisir entre une des deux cultures qui les constituent, parfois simplement pour se sentir plus complet, parfois imposé par une société française qui tend à compliquer les choses pour quelques métis culturels.
« Plusieurs personnes m’ont accusé de renier mes origines » dit Nataël. Certains stéréotypes visant une couleur de peau ou origine, réduisent certains d’entre eux à une représentation réductrice, des attendus auxquels ils sont « supposés » correspondre. Pour la même raison, Linda explique ne correspondre à aucune communauté et se sentir différente de tout le monde par son éducation hybride. « Je ne me sens pas à ma place auprès des enfants d’immigrés maghrébins comme moi car j’ai eu une éducation souvent moins imprégnée par la culture maghrébine qu’eux ». « Je me sens aussi différente auprès des français d’origine, le décalage culturel est toujours là » ajoute-t-elle.
Se sentir à sa place ici ou ailleurs, avec eux ou avec d’autres ? Quelle identité adopter ou affirmer ? « Cette complexité là c’est typiquement français » comme le dit Yanis. Cette complexité est intrinsèque à cette double culture, en partie car elle implique la confrontation de deux cultures différentes, occidentale et non occidentale, ainsi qu’un rapport de pouvoir qui peut affecter directement l’expérience de cette double culture.
La France, une maison des cœurs déguisée ?
Face à un racisme systémique et banalisé, certains cœurs doubles issus de cultures devenues les cibles expriment leur malaise. Rayan, Linda et Yanis d’origine maghrébine ont plus particulièrement exprimé leur inquiétude face au racisme et l’islamophobie croissante en France. « Le climat est devenu hostile pour nous depuis les attentats de 2015 » dit Rayan.
Ce rejet est latent, profondément ancré dans notre société et de plus en plus banalisé ce qui en fait son danger. Ce sont ces personnes qui tendent à les « étrangéiser » ou leur faire sentir qu’ils n’ont pas leur place qui peut affecter leur sentiment d’appartenance à la France. « On te balance tes origines fréquemment, comme un rappel que tu n’es pas d’ici » dit Nataël.
« Je me sentirais 100% français si on ne m’avait jamais fait sentir que je ne l’étais pas. »
Ce rappel, dont parle Nataël, participe à les contenir dans une marge de discrimination. « Ici à part si tu es Zidane tu resteras toujours un arabe » dit Yanis. Cette marge de discrimination affecte l’épanouissement du cœur double dans son pays en étant cible de ce rejet. « On ne peut pas nous demander de nous sentir entièrement français quand on ne peut pas accéder aux mêmes postes qu’eux et qu’on est constamment stigmatisés » ajoute-t-il. « Je me sentirai 100% français si on ne m’avait jamais fait sentir que je ne l’étais pas » .
« J’en ai beaucoup souffert au collège mais beaucoup moins maintenant » témoigne Alice d’origine vietnamienne et thaïlandaise. L’école et son ambiance parfois cruelles ont souvent été les premières expériences de racisme des cœurs doubles. « Ça allait de la maitresse qui me tirait les cheveux jusqu’aux élèves qui m’insultaient pour ma couleur de peau » dit Linda. Ces micro-agressions relèvent d’un racisme ordinaire devenu quotidien pour certains.
La montée de l’extrême droite aux élections présidentielles de cette année sont les prémisses des nombreuses dénonciations de racisme dans la société française souvent niées, passées inaperçues ou sous silence. Certains cœurs doubles en sont les victimes dans un pays pourtant indéniablement leur. Cette réalité n’est autre que le reflet de fissures aux origines profondément historiques.
Une nouvelle génération construite à travers des fissures
Français d’une seconde génération d’immigration, c’est le terme qui définit les cœurs doubles, cette première génération née en France et seconde car elle descend de parents immigrés. Parler encore de génération d’immigration pour certains cœurs doubles pose problème. « Il faudrait un terme plus approprié, on n’est pas des immigrés » dit Alice
Pour d’autres ce terme ne fait que relater la réalité d’une génération issue d’un phénomène migratoire à assumer. Selon Linda les cœurs doubles sont bien une « génération d’immigration ». « On est français mais on a des spécificités liées à l’immigration qu’il ne faut pas nier ».
Ces spécificités à l’immigration, l’histoire aurait voulu les effacer pour modeler cette seconde génération derrière un modèle français plus « conforme ». Ce terme de seconde génération aurait en fait une origine intégrationniste s’étant répandue dès que la présence des descendants d’immigrés était rendue plus visible dans l’espace public. Selon Abdelmalek Sayad, nommer cette génération avait pour but de marquer la rupture avec la génération des parents, leur attribuer une existence nouvelle en proie d’intégration et facilement modelables.
Encore aujourd’hui les questions d’assimilation et d’intégration de cette génération sont sources de débat. Pour la plupart des cœurs doubles, se détacher de son éducation culturelle n’est pas une option, car cette histoire leur appartient et constitue leur héritage. Elle est aussi ce qui fait d’eux des Français intégrés dans l’histoire d’un pays aussi construit autour l’immigration.
« Je ne laisserai jamais tomber cette partie de moi » dit Dienaba. « Ce n’est pas quelque chose à balayer, ce n’est pas parce que je suis né en France qu’il faut oublier que je suis issu de l’immigration » ajoute Rayan.
Pour d’autres, un effacement de cette culture s’est produit inconsciemment et malgré eux. « Je l’ai fait inconsciemment, c’est venu tout seul. Je m’en suis éloignée naturellement, mais je pense que c’est ce qui m’a permis de bien ‘m’intégrer’ » dévoile Linda. Parler encore d’intégration dans son propre pays relève la complexité identitaire des cœurs doubles généré par ce climat qui peut leur être hostile car ils portent en eux une histoire migratoire encore récente.
Cette immigration dont ils sont issus a été et continue d’être un phénomène source de controverse devenue obsession et grande peur de certains. Les théories de grand remplacement, de France non française, et d’idées de reconquête sont de plus en plus diffusées attaquant directement les fondements multiculturels d’un pays comme la France.
Quel rapport peut-on avoir avec une France où une partie de nous et de notre histoire devient sujet de débat aussi virulent ? Comment grandir dans une France qui a voulu faire de nous des pages blanches niant notre histoire familiale ? Comment évoluer dans un pays d’occident à la hiérarchie culturelle dénigrant notre héritage familial et culturel ainsi que nos façons de les arborer ? Une fissure s’est dessinée depuis des siècles dont les parents des cœurs doubles ont été victimes. Cette fissure continue de prospérer dans les racines déjà existantes et qui florissent aujourd’hui à travers le vécu des descendants d’immigrés. C’est alors que naît un malaise chez les cœurs doubles issus des diasporas victimes de ces discours. Ce malaise ne les empêche pas de s’affirmer individuellement dans une France aux couleurs multiples, loin des idées et débats violents.
Une hybridité affirmée
Les cœurs doubles, chacun aussi différent et unique les uns des autres, ont malgré toutes ces fissures un lien fort et affirmé avec la France. Sergio et Alice affirment se sentir plus français en France que colombien en Colombie ou vietnamienne au Vietnam. Cette France est et restera cette demeure des cœurs.
Les cœurs doubles vont au-delà de toute forme de rejet. Si Dienaba affirme se sentir française et passer au-dessus de tout ceux qui tenteront de lui faire ressentir le contraire, Nataël avoue que ce climat l’affectera toujours un peu, « Même si je dis que ça ne m’atteint pas, ça va toujours un petit peu m’affecter au fond ».
Cette génération, enfants d’immigrés, malgré les difficultés qui se posent sur leur chemin parviennent à embraser leur hybridité. Ils apprennent en grandissant à apprécier et mieux affirmer leur métissage culturel, leur singularité. Cette liberté d’être qui ils souhaitent être dessinent notre France, une France à la fois multiple et unie autour de cette pluriculturalité.
« C’est à nous de former notre propre culture, car personne ne le fera pour nous » comme le témoigne Rayan. Des mots qui résonnent et aspirent les cœurs doubles à dépasser toutes idées préconçues et réductrice d’un seul modèle français et républicain à adopter. Des mots qui prônent nos diverses façons d’être français, permettant à tous d’arborer les couleurs de leur héritage, éducation et la réappropriation qu’ils souhaitent en faire. Cette génération n’est pas modelable, elle est maître de porter les couleurs de son histoire et choisir celles de son futur.