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Narration et religion dans Supernatural

Depuis bientôt 12 saisons, la mythologie de Supernatural a évolué, passant des monstres folkloriques à la religion judéo-chrétienne. Avec à la clé un bouleversement de la structure et du propos de la série.

Pour les fans de Supernatural, le 13 Septembre est une date importante : c’est le Supernatural Day, jour choisi par la CW pour fêter l’une de ses séries les plus populaires en commémorant la diffusion du tout premier épisode, le 13 Septembre 2005. Car voilà 12 saisons maintenant que les frères Winchester sillonnent l’Amérique pour traquer vampires, spectres, farfadets et démons. Mélange improbable de Sur la Route de Jack Kerouac (référence revendiquée par le créateur Eric Kripke) et de X-Files, le voyage enrichit à chaque étape le bestiaire surnaturel constituant la mythologie de la série. Or, cette mythologie a progressivement changé, les goules et loups garous laissant de plus en plus la place aux démons – et aux anges, nouveaux venus dans l’univers de Supernatural. Avec un basculement très net dans les saisons 4 et 5, au centre de cet article – qui contient donc un certain nombre de spoilers. Vous voilà prévenus…

C’est quoi, Supernatural ? Traumatisés par la mort de leur mère, assassinée par un démon alors qu’ils étaient enfants, Sam et Dean Winchester (Jared Padalecki et Jensen Ackles) poursuivent désormais la croisade de leur père John (Jeffrey Dean Morgan) : au volant de leur voiture, ils parcourent les Etats-Unis pour éliminer les monstres et créatures surnaturelles qui vivent parmi nous et s’en prennent aux humains. Mais éradiquer les vampires, traquer les loups garous et empêcher l’apocalypse n’est pas une sinécure : s’ils peuvent compter sur l’aide ponctuelle d’autres chasseurs et sur le soutien de l’ange Castiel (Misha Collins), les deux frères risquent leur vie en permanence et mettent leur âme en danger, en naviguant entre enfer, purgatoire et paradis… [youtube id= »fdTZBxkiNsY »]

En octobre prochain, Supernatural revient sur la CW pour sa douzième saison. Avec une longévité aussi importante – plus de 240 épisodes – la mythologie de la série s’est évidemment considérablement développée. Mais dans le cas de Supernatural, elle ne s’est pas seulement étendue pour englober de nouvelles créatures, l’évolution s’accompagnant d’un changement de forme et de fond.

Les trois premières saisons présentent une structure quasiment identique et sont constituées d’épisodes fermés dans lesquels les frères Winchester chassent en quelque sorte le « monstre de la semaine ». Cette construction permet à la série d’étendre sa mythologie en piochant dans tous les répertoires et bestiaires imaginables, sans souci d’exhaustivité ou de cohérence. Elle aborde ainsi des mythes universels comme les poltergeists ou les vampires, les légendes typiquement américaines (Bloody Mary ou le wendigo) ou européennes (La Dame Blanche). En arrière-plan, une intrigue suivie est plus ou moins toujours présente d’un épisode à l’autre : Sam et Dean suivent la trace d’Azazel (Frederik Lehne), alias le « démon aux yeux jaunes », responsable de la mort de leur mère.  Un démon, donc, qui commande à d’autres créatures du même acabit, qui lui sont subordonnées. Une hiérarchie se dessine, dans laquelle Azazel occupe apparemment une place importante. Une fois vaincu, il cédera la place à Lilith, démon plus ambitieux qui cherche à déclencher l’apocalypse – rien que ça…

Le démon Azazel : yellow is the new black

Le démon Azazel : yellow is the new black

A ce stade, les démons de Supernatural nous sont familiers, parce qu’ils rejoignent l’idée véhiculée par le corpus judéo-chrétien qui a forgé notre culture : ils vivent en enfer, peuvent prendre possession du corps des vivants, et sont vaincus par l’exorcisme et les symboles traditionnels de la foi (croix, eau bénite, etc.) Toutefois, cette engeance infernale évolue dans un univers agnostique voire athée, où il n’est pas (encore) question de Dieu ou des anges, où même Lucifer (interprété plus tard par Mark Pellegrino) passe pour un mythe, une figure messianique (!) à laquelle croient certains démons, et d’autres pas. C’est ce qu’explique le démon Casey (3.4) : « Personne ne l’a jamais vu [Lucifer] mais on dit qu’il nous a fait tels que nous sommes, et qu’il reviendra. »

Un basculement radical s’opère à la jonction des saisons 3 et 4 lorsque Dean, précipité en enfer où il est torturé, est ramené sur Terre par un Ange nommé Castiel (4.1). A partir de ce moment-là, les épisodes auto-conclusifs sont certes toujours présents, mais ils deviennent anecdotiques ou au service d’un axe narratif transversal, centré sur la lutte entre anges et démons, l’approche de l’apocalypse et la lutte des frères Winchester pour empêcher la prise de pouvoir de Lucifer dans notre monde. Car tout compte fait, Lucifer existe bel et bien, et la menace qu’il représente est telle que Dieu a envoyé sur Terre une armée d’anges pour le combattre.

La stupeur avec laquelle les Winchester accueillent la nouvelle vaut bien celle du spectateur, qui s’était habitué à des épisodes indépendants et aux monstres dont on  se débarrasse en 45 minutes. La bataille épique qui s’annonce et qui a pour enjeu rien moins que le sort de l’humanité va au contraire s’étendre sur plusieurs saisons, donnant à la série un caractère entièrement feuilletonnant. D’inspiration biblique, ce nouvel axe prend appui sur le livre de l’Apocalypse et celui des Révélations (avec par exemple les quatre cavaliers), mais les auteurs ne renoncent pas pour autant à y inclure toutes les créatures chassées précédemment. Dès lors, Supernatural se place à la croisée du paranormal et du religieux, en revisitant les figures des vampires, loups garous, dragons voire Dieux païens, mais aussi en étendant sa mythologie à plusieurs concepts religieux (dans les saisons suivantes, on croisera la route des Léviathans et de Eve, tandis que s’ouvriront les portes du purgatoire.) Le résultat est un creuset biblico-surnaturel  au sein duquel la série réinterprète et mélange textes religieux, légendes urbaines et corpus mythologiques. Toutefois, les démons deviennent nettement prépondérants – tout comme les anges, dont Castiel n’était que la première représentation.

L’Ange Castiel, back in black

L’Ange Castiel, back in black

Les anges de Supernatural s’écartent considérablement de l’image que l’on s’en fait habituellement à partir de quelques notions religieuses de base. Ils se rapprochent davantage des anges guerriers de la Bible, mais ils présentent des caractéristiques bien particulières : ils ont des ailes noires, ont besoin de s’incarner dans un corps humain (comme les démons), ils mentent et ils ne sont pas forcément très sympathiques puisqu’ils vont jusqu’à fomenter des coups d’état au Paradis ! C’est ce que constate Dean lorsqu’il lance (4.2) : « Je pensais que les anges étaient censés être des protecteurs, avec les ailes, l’auréole et tout ça… Michael Landon, pas des connards. » Cette représentation décalée est symptomatique de la manière dont Supernatural se joue des codes de la religion traditionnelle pour brouiller les pistes : les vraies motivations des anges et même de Dieu restent floues, les démons sont parfois les alliés des Winchester et les anges leurs ennemis. Il ne s’agit pas simplement d’un renversement des valeurs, mais d’une annihilation de la dichotomie entre le Bien et le Mal : certains personnages agissent de façon négative pour une bonne cause (Croyez-le ou non, Lucifer a de bonnes raisons de vouloir renverser un Dieu qu’il juge injuste et cruel…), et d’autres font le Bien mais seulement dans leur propre intérêt (Le démon Crowley aide les deux frères à empêcher l’apocalypse, parce qu’il n’a rien à gagner au chaos général.) Et il y en a même qui font les deux à la fois et changent de camp d’un épisode à l’autre, comme l’Ange Balthazar ! Cette ambiguïté n’épargne personne, pas même les deux héros – Sam est transformé par le sang de démon qu’il doit ingurgiter pour acquérir certains pouvoirs.. Quant à Castiel, son comportement est fonction de son statut : ange gardien, ange déchu possédé par les Léviathans, « shérif » (selon sa propre expression) du Paradis…  

En utilisant des représentations religieuses connues qu’elle bouleverse en les sortant de leur contexte et en leur donnant un autre sens, la série Supernatural en vient à aborder des thèmes existentiels, qu’elle peut traiter en filigrane sur plusieurs saisons. Et dire qu’au départ, on croyait simplement regarder deux types trucider des démons !

The road so far

The road so far

Se dégagent trois thèmes en particulier – déjà présents auparavant mais que des épisodes fermés ne permettaient pas de développer sur la longueur. D’abord, la question de la mort, omniprésente – et personnifiée par un grand et sinistre échalas vêtu de noir. Dans une série comme Supernatural, on meurt souvent, et en général violemment. Mais bonne nouvelle : on ne reste jamais mort très longtemps ! On ne compte plus le nombre de personnages passés de vie à trépas puis ayant fait le chemin en sens inverse, d’une manière ou d’une autre : Sam et Dean évidemment (Dean, en particulier, passant tout un épisode à mourir et à ressusciter – 3.11), leur ami Bobby, Castiel, leur grand-père Samuel (joué par Mitch Pileggi), et même leur mère  Mary Winchester…  La réversibilité de la mort touche à un fantasme réconfortant : la mort n’est pas la fin de tout, les morts existent encore quelque part et nous sommes donc susceptibles de les retrouver un jour. Mais se posent aussi d’autres questions : pouvait-on éviter ces morts ? Faut-il aller contre l’ordre des choses en ramenant les disparus à la vie (voir l’épisode 6.11, où Dean endosse provisoirement le rôle de la Mort) ? Ces deux interrogations se rattachent à un autre axe de réflexion, récurrent dans la série : celui du destin et du libre-arbitre.

Dean Winchester et la Mort : devine qui vient dîner ce soir ?

Dean Winchester et la Mort : devine qui vient dîner ce soir ?

Le thème est même présent dès le début de la série. Dans le pilote, Sam a abandonné la chasse au surnaturel pour étudier le droit et il vit avec sa petite amie. C’est à contrecœur qu’il accepte d’accompagner Dean, lorsque celui-ci sollicite son aide pour retrouver leur père, porté disparu. A son retour, Sam découvre sa fiancée en train de brûler vive, comme sa mère plusieurs années auparavant. Rattrapé par les démons et par la vie qu’il a tenté de fuir,  le plus jeune des deux frères reprend la route avec son aîné.

Dans Supernatural, les frères Winchester semblent incapables d’échapper à leur destin. A plusieurs reprises, on les qualifie « d’élus », on nous dit qu’ils ont été « choisis ». Par qui ? Pour quoi ? Le mystère n’est levé que progressivement et partiellement au fil des épisodes. Paradoxalement, Sam est plus enclin à accepter sa destinée que Dean, qui la conteste sans cesse – par exemple lorsqu’il se lamente (2.20) : « Pourquoi est-ce que c’est mon job de sauver ces gens ?  Pourquoi faut-il que je sois un héros ? Et nous, hein ? Quoi, maman n’était pas censée vivre sa vie ? Sammy n’est pas censé se marier ? Pourquoi doit-on tout sacrifier ? » De même, lorsqu’on apprend que Sam et Dean sont destinés à être possédés par, respectivement, Lucifer et l’archange Michel en vue d’un affrontement épique, Sam finit par se résigner, tandis que Dean refuse jusqu’au bout. La réaction des deux frères illustre deux attitudes opposées : accepter son sort et suivre un chemin tout tracé avec les sacrifices que cela suppose, ou remettre en question l’idée de destin pour prendre sa vie en main.

Deux épisodes se confrontent directement à cette thématique et illustrent cette ambiguïté. Titanic (6.17) nous plonge dans une réalité alternative, où le célèbre paquebot n’a pas coulé ; la Destinée s’en prend aux descendants des passagers, qui n’auraient pas dû naître. Castiel, responsable de cette anomalie, doit finalement revenir dans le passé pour rétablir les faits historiques ; mais dans le même temps, il explique aux Winchester : « C’est grâce à vous que je sais qu’il est possible de maîtriser son destin. On n’est pas tenu de se plier à la fatalité, on peut choisir la liberté. » Plus pertinent encore, dans The Monster at the end of this book (4.18 – Le Prophète), Sam et Dean découvrent que leur vie toute entière fait l’objet d’une série de romans, intitulés Supernatural (!!), et que toutes leurs actions sont dictées par ces livres écrits avant que les événements ne surviennent. L’auteur, Chuck (Robert Benedict) nous est présenté comme une sorte de prophète, écrivant sous la dictée de Dieu. (ALERTE MEGA-SPOILERS : On découvrira plus tard qu’il s’agit en fait de Dieu lui-même.) Il y aurait beaucoup à dire sur ce seul épisode – notamment sur l’intertextualité et l’auteur vu en tant que démiurge – mais ce qui nous intéresse ici, c’est la manière dont les deux frères tentent de faire dévier le cours du récit sans jamais y parvenir – jusqu’au moment où Castiel révèle à Dean une information lui permettant d’agir contre le texte du roman et de reprendre le contrôle… Supernatural joue donc en permanence avec l’idée qu’il existe quelque part un marionnettiste qui tire les ficelles, que nous avons tous un rôle déterminé à jouer ; mais dans le même temps, elle laisse entendre qu’il n’y a pas de fatalité et que nous pouvons toujours exercer notre libre-arbitre.

Supernatural he wrotes : Chuck, le… prophète

Supernatural he wrotes : Chuck, le… prophète

Au-delà de ces problématiques, pertinentes parce qu’universelles, Supernatural a un autre mérite – et non des moindres : en posant la religion au cœur du surnaturel, en bouleversant les concepts traditionnels sur lesquels elle repose (représentations des anges, frontière entre Bien et Mal…), la série développe une réflexion terriblement actuelle sur la religion dans notre société, et sur l’ambivalence qu’elle suscite chez certains. Tout en affirmant l’existence d’une instance supérieure, Supernatural remet en question son autorité et son omnipotence, voire même son implication auprès des Hommes. Dean en fait le constat quand il s’exclame, amer, à propos de Dieu : « Encore un père qui n’est pas à la hauteur et qui laisse tomber. Ça va, j’ai l’habitude ! » (5.16), et un autre personnage explique plus tard : « Votre Père vous a créés, puis Il vous a abandonnés. Du coup, vous priez. » (6.16) Cet abandon, qui va de pair avec la notion de libre-arbitre et le refus de la fatalité, est peut-être finalement ce qui est le plus effrayant dans la série. Et c’est Castiel qui résume le dilemme en une seule phrase, lorsqu’il demande à Dean : « Qu’est-ce que tu préfères ? La paix, ou la liberté ? » (5.22)

Au départ série procédurale aux épisodes auto-conclusifs, Supernatural a considérablement évolué au fil des saisons, en diversifiant une mythologie centrée sur les légendes folkloriques et urbaines pour y ajouter tout un univers biblique et religieux. Saturée de représentations mystiques, la série s’est appuyé sur ces éléments pour complexifier et intensifier une intrigue devenue feuilletonnante. Les concepts religieux, réinterprétés et revisités, servent également de support à de grands thèmes récurrents et universels, qui entrent en résonance avec les interrogations d’une certaine partie de la société sécularisée mais qui cherche pourtant des réponses en se tournant vers la spiritualité et les religions. C’est la raison pour laquelle cette expansion fait sens, en donnant à Supernatural une profondeur inattendue au vue des tout premiers épisodes. Et on ne peut qu’être d’accord avec Sam lorsqu’il lance à Dean, dans un soupir  (5.21) : « Tu te rappelles quand on chassait les wendigos ? Tout était tellement plus simple ! » On ne saurait mieux dire….

Supernatural – 11 saisons – 242 épisodes.

Saison 12 à partir du 13 Octobre sur la CW.

Saison 9 sur M6 à partir du 3 Septembre

Saison 11 sur Série Club à partir du 5 Septembre.

Crédit photos : CW / Crédit vidéo : Warner Bros. UK

About author

Traductrice et chroniqueuse, fille spirituelle de Tony Soprano et de Gemma Teller, Fanny Lombard Allegra a développé une addiction quasi-pathologique aux séries. Maîtrisant le maniement du glaive (grâce à Rome), capable de diagnostiquer un lupus (merci Dr House) et de combattre toutes les créatures surnaturelles (vive les frères Winchester), elle n'a toujours rien compris à la fin de Lost et souffre d'un syndrome de stress post-Breaking Bad
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