En ce 72e Festival D’Avignon, Thomas Jolly a investi la Cours d’Honneur du Palais des Papes de la tragédie la plus extrême du dramaturge romain Sénèque.
Metteur en scène incontournable de notre siècle, Thomas Jolly explore les grands textes, les grands formats. Il se passionne pour la figure du monstre, se heurte à la difficulté de représenter l’irreprésentable. Avec La Piccola Familia, il pense le théâtre comme un art citoyen. Car le théâtre est populaire il doit s’adresser à tous, peu importe ce qu’il raconte. Et cette vision du théâtre s’inscrit pleinement dans la perspective du Festival D’Avignon.
Un théâtre de l’angoisse
Le sujet de Thyeste est la vengeance d’Atrée. Il faudrait remonter dans le temps pour comprendre sa source. En effet, deux frères, Atrée et Thyeste, se sont disputés le trône d’Argos laissé vacant par Tantale. Le roi serait celui qui détiendrait la toison d’or. C’est ce qu’avait établi Jupiter. Atrée possédait la toison d’or et aurait donc pu accéder au trône. Cependant Thyeste a séduit la femme de son frère afin que celle-ci aille voler la toison d’or dans les étables de son mari. Jupiter punit ce crime : Thyeste fut exilé et Atrée pu reprendre le pouvoir. Mais est resté en Atrée la haine profonde de son frère, et la volonté de le détruire. Thyeste a en effet commis un double vol : celui du pouvoir mais aussi celui de la femme d’Atrée. De plus, Thyeste n’est pas certain d’être le véritable père de ses enfants. Il va donc servir à son frère la chair de ses enfants lors d’un magnifique banquet.
Thomas Jolly a choisi de mettre en scène la tragédie la plus horrible, la plus extrême, la plus surnaturelle aussi de Sénèque. Cette pièce cannibale parle de sujets tels que l’adultère, l’infanticide, le vol. Elle donne à voir sur scène de véritables monstres*. Des êtres qui portent en eux une haine et une violence si fortes qu’elles les submergent entièrement. Qu’elles les transforment. Le fantastique de la pièce se voit d’ailleurs dans le fait que ces personnages soient soumis à des signes extérieurs. Ils invoquent les dieux, le climat, le temps (le soleil disparait et ne leur laisse qu’une nuit sombre et froide). Ces personnages sont également soumis à des signes extérieurs : leurs organes, leurs membres. Thyeste sentira en lui ses enfants lorsqu’il les aura mangé. Il les sentira vivre encore mais en lui. Toutes ces sensations, organiques, ne peuvent être montrées sur scène. Mais Sénèque use de descriptions monstrueuses, descriptions organiques presque scientifiques, pour nous montrer ces horreurs.
Représenter l’irreprésentable
La violence dans cette pièce passe par les mots. Rien du crime n’est montré. En effet, représenter l’infanticide aurait été impossible. Le cannibalisme également. C’est au moyen du langage que le spectateur peut se représenter l’horreur. Sénèque fait appel à notre imagination. Et cela est d’autant plus intense car chaque spectateur peut se figurer les massacres dans son propre imaginaire. Il peut imaginer le hors champs. Par exemple, la représentation du meurtre des enfants se fait au moyen des mots du Messager. Lors d’un long monologue ce personnage raconte le dépeçage des enfants par Atrée, la façon dont ce dernier les a ensuite cuisiné, ce qu’il ressentait en effectuant son crime. Sénèque se sert donc du hors champs comme solution dramaturgique.
La scène du banquet est affreusement magnifique. Thomas Jolly réussit parfaitement à porter le comble de l’horreur au sublime. Nous savons nous spectateurs que ce sont les enfants de Thyeste qui lui sont servis en banquet. Nous le savons tous puisque le Messager nous l’a dit. Ainsi, lorsque la grande table du banquet arrive sur scène et que nous voyons Thyeste boire le sang de ses propre enfants en pensant que c’est du vin, se régaler de la chair de ses petits, nous ne pouvons qu’être pétrifiés. Devant ce spectacle de l’horreur, ce qui est d’autant plus incroyable, c’est que nous sommes en réalité les complices d’Atrée. Nous regardons tous, en silence, avec Atrée, le malheureux Thyeste dévorer goulument la chair de ses enfants. Nous voyons sa joie, son ivresse. Nous ne disons rien, nous sommes complices, simplement. Et Thyeste est le seul qui est dans l’ignorance.
Thyeste est donc enceinte de ses enfants. Lorsque Atrée lui offrira la tête des enfants, qu’il avait gardés, Thyeste comprendra son crime et ne vivra plus que dans la culpabilité et la haine de son frère. Cette tragédie n’offre donc aucune solution.
L’amour du spectaculaire
On sent chez Thomas Jolly son amour du spectacle et du spectaculaire. Thyeste est un spectacle moderne, fantastique, dans lequel le surnaturel de la scénographie fait écho à la dramaturgie de Sénèque. En effet, lorsque la pièce s’ouvre, le fantôme de Tantale sort des ténèbres. Il est convoqué pour infester la maison de ses petits-fils afin que le crime qu’il avait lui même commis puisse se perpétrer dans le futur. Le surnaturel est donc présent dès le départ. Mais Thomas Jolly prend plaisir à relever le défis et à faire sortir un personnage des profondeurs de la terre.
La scénographie de ce spectacle est incroyable. Une tête et des mains (seules parties du corps des enfants qui ne sont pas mangées par Thyeste) sont posées sur le plateau. Ce sont des sculptures monumentales. Les mots de Sénèque merveilleusement bien traduits par Florence Dupont sont exprimés par des acteurs de grand talent. Des costumes magnifiques. C’est un spectacle complet qui interroge autant que ce qu’il fascine. Une véritable réussite !
Enfin Thomas Jolly termine son spectacle par une leçon de vie. « Une seule chose peut nous rendre la paix : c’est un traité d’indulgence mutuelle », phrase tirée de De la colère de Sénèque. Apparaît donc une lueur d’espoir à la fin d’une tragédie qui nous avait pourtant laissé dans les ténèbres.