La caméra effleure les corps, elle s’attarde lentement sur les visages, les épaules, les sexes. Au plus près des peaux, l’odeur. Car c’est d’elle qu’il s’agit. Toujours prégnante, obsessionnelle. Certains en ont honte. Qu’importe, l’argent, « y’a qu’ça qui compte » dira Math, l’un des skateurs au visage impassible.À l’image des comédiens, le film est décousu, maladroit, brut, malsain. Ces jeunes, vains car trop libres, se perdent dans l’appât du gain. Ils se consument, à la vitesse d’une clope qui brûle. Cette fumée qui en émane leur monte à la tête, puis, s’envole. Elle nous intoxiquera un temps, avant de disparaître.
Dans The Smell of Us, Larry Clark saisit, une énième fois, la beauté d’une jeunesse à la dérive, éphémère et menacée. Depuis Tulsa (1971), ses premières photographies mettant en scène ses amis pris sur le vif, seringues d’héroïne dans le bras, son obsession vampirique pour la jeunesse à la dérive ne tarit pas. De Kids (1995), en passant par Ken Park (2002), à Marfa Girl (2012), c’est toujours cette même vision de l’adolescence qu’il nous livre sans pudeur. Quand il pose le pied dans la capitale en septembre 2010, c’est pour exposer au Musée d’art moderne. Kiss the Past Hello qui créer la polémique est un succès. Il y rencontre Mathieu Landais, poète nantais qui infiltrera le milieu du skateboard français pour écrire le scénario de jeunes à peine majeurs, paumés, qui traînent en meute sur le parvis du Trocadéro. L’ennuie de la glisse les amènent à vendre leur corps sur des sites d’escorts, au profit d’hommes et de femmes aussi dérangés qu’eux. Ce jeu les entraîne peu à peu dans une spirale de débauche et d’exploitation.
Larry Clark se met à nu
Derrière l’histoire qui se veut sociétale, le film prend des allures autobiographiques. Dans un entretient avec le plasticien Mike Kelley publié dans la revue Flash Art, Larry confiait : « Même à Tusla, quand je photographiais mes amis, ce que je voulais, c’était être mes amis – être n’importe qui, sauf moi-même ». À travers différents personnages, ce sont des bribes du cinéaste que l’on retrouve, éparpillées. Un cri de désespoir, l’un des plus déchirant qu’il n’ait jamais exprimé.
Lorsqu’il incarne Rockstar, ce sans abris îvre mort au milieu du parc, qui s’urine dessus, l’artiste médite sur sa propre fin. Jamais il ne s’était mis en scène de cette façon, jamais il n’avait exposé la vieillesse aussi crûment. Les corps flétris et pubères s’entremêlent, le contraste est d’une rare violence, pleine de sens. En se faisant tatouer d’une tête de mort, la même que porte Math (Lukas Ionesco), il s’identifie à cette jeunesse qui le fascine tant. L’horreur de ne plus avoir vingt ans. Cette angoisse qui l’habite transpire dans chaque image qu’il a de ses semblables, arrogants et durs envers la vieillesse. Complice, voyeuriste, Larry Clark sait filmer au plus près de ses sujets. Un client pervers, voilà ce qu’incarne le réalisateur de 71 ans, lorsqu’il devient ce fétichiste, suçant les orteils du chérubin aux boucles blondes. Ne chercherez-t-il pas à en extraire la substantifique moelle rabelaisienne ? On peut également y voir un alter-égo dans le personnage de Toff, ce gamin hyper-connecté qui filme les moindre gestes de ses camarades « Il m’a dit qu’il se reconnaissait dans mon personnage qui est un peu partout, qui est un peu comme Dieu » explique Maxime Terin qui tient ce rôle. En filmant le jeune homme qui enregistre sur son téléphone les scènes de sexe de ses amis, c’est de notre propre voyeurisme dont Larry rend compte.
Un tournage chaotique
Budget diminué de moitié, plans de travail réduits, scénario réécrit et improvisation, rien ne s’est déroulé comme prévu sur le plateau. Larry aurait provoqué le chaos sur le tournage et poussé ses acteurs à bout, jusqu’à ce que certains d’entre eux quittent le navire.
Larry Clark « détruit les choses pour en créer de nouvelles ». Il a créer son film sur les cendres du travail de son scénariste, « Scribe ». Celui-ci témoigne « Je voulais montrer la jeunesse dans son quotidien, son ennui, ses dérives, ses plans galères. Mais Larry en a fait un film sur le désespoir de vieillir dans un monde où la jeunesse et la beauté priment ». Cet « autre film », le poète nantais lui reconnaît une vertu cathartique : « Les sentiments négatifs que l’on ressent face au film sont des sentiments qu’on devrait ressentir face au monde ». Montrer les dangers d’Internet, un aspect moralisateur bien caché. Les acteurs ont vécu une relation d’exception avec le vieillard, devenu un membre du clan à part entière. Aussi, il pouvait se montrer colérique et impressionnant. Diane Rouxel raconte « Du jour au lendemain, Larry ne voulait plus voir JP, le personnage joué par Hugo Begar-Thinières. Par solidarité, le lendemain, Théo Cholbi et Lukas Ionesco ne se sont pas présentés sur le plateau. Larry ne l’a pas supporté et a imaginé la fin de leurs personnages. Ça a été un moment très difficile pour moi. » Imprévisible comme son oeuvre, car il faut le dire, si on ne comprend pas comment ça commence, on ne se souvient déjà même plus pourquoi ça s’est finit.
Provoquer pour provoquer ?
À la sulfureuse réputation, Larry Clark donne du grain à moudre à ceux qui voient dans son travail un enchevêtrement absurde de clichés obscènes, qui masquent un amateurisme patent. Sexe à gogo, inceste, prostitution, le malaise nous saisit plus d’une fois.
Rire ou détourner le regard, on ne sait plus. Ici, le sexe n’est pas beau, il est subit et payé. Les téléphones portable et autres caméras enregistrant les scènes participent à cette vision utilitaire d’un acte dépourvu de désir, pour un rendu cru et sans tabou. Difficile de penser qu’elles n’existent autrement que par provocation. Le salissement des personnages pousse certains des acteurs à bout. Lukas Ionesco, explique dans un interview aux Inrocks en quoi il ne sera jamais un de ses kids. Il revient sur une scène particulièrement éprouvante. « C’est devenu très bizarre, très crade : il m’a léché les pieds pendant deux heures, en murmurant “mon petit garçon, mon petit garçon”. Là, il a dépassé les limites. Je crois d’ailleurs que c’est ce que voulait Larry, il jouait avec mes émotions. En voyant le film, j’ai compris qu’il avait eu dès le départ l’intention de me manipuler. Mon personnage est un jeune paumé, triste, dur, qui vit dans ses rêves. Et Larry a tout fait pour me plonger dans cet état pendant la durée du tournage. Il m’a trahi, en fait. »
Est-ce là le portrait de la jeunesse dorée parisienne ? Cette vision très wild fantasmée par Larry, qui a déjà quelques années de route, commence à s’essouffler. Et si, la beauté du film ne résidait pas plutôt dans l’ardeur qu’il met à scruter les corps, à chercher à les comprendre encore un peu, tout en ayant un regard rétrospectif des plus malicieux ? Une chose est sûre, lorsque le film se clôt dans un énorme brasier, sur les paroles de Bob Dylan, « May you stay forever Young », on se dit qu’il n’est pas prêt de la prendre, sa retraite.