Presque un an après le lancement de cette nouvelle maison, nous avons retrouvé Stéphane Ferrand à Japan Expo pour faire le point sur les éditions Vega.
Damien : L’an dernier nous assistions à la naissance de Vega en grande pompe à Japan Expo. Où en est Vega ?
Stéphane Ferrand : Vega en est à 9 mois de publication. On voulait ouvrir une veine seinen assez élargie et diversifiée, proposer dès la première année un certain nombre de titres (onze au total).
Si on fait un bilan économique on est dans la logique d’une maison qui débute, surtout dans un marché assez concurrentiel et plein. On a pas des chiffres pharaoniques, on est pas entré dans le top 50 des meilleurs ventes, mais on a la chance d’avoir des séries qui vendent régulièrement. Les gens nous découvrent petit à petit, ils nous lisent et nous suivent. Plus les mois passent, plus on élargit notre assiette. Nos mangas sont à 8 euros, mais les gens sont assez contents de notre travail, que ça soit la traduction, l’adaptation ou la fabrication.
C’est une petite entreprise qui fait son trou en gardant l’âme de départ qu’elle veut développer et en faisant ses ventes de manières tout à fait cohérente, pas à pas, et on espère passer sur une seconde année plus ambitieuse que la première et ainsi de suite.
D : Donc la maison a toujours la même ligne éditoriale ?
SF : On a toujours la même ligne éditoriale. On l’a dit dès le début : on veut ouvrir l’éventail du seinen. Partir de titres historiques comme Journal d’une vie tranquille ou Peleliu pour aller sur des titres “mass-market” comme Kamuya Ride de Masato Hisa, en passant par le thriller avec Le Bateau de Thésée ou bien un titre sur la réalité du métier de mangaka comme Kakushigoto, ou un autre qui va porter sur le maccarthysme aux USA comme Red Rat in Hollywood. À partir de là on peut commencer à poser autre chose que du seinen, parce que cette identité est bien posée. Sur cette Japan Expo j’ai eu la confirmation que nous éditerons notre premier shonen dès le début 2020 ! Donc sur la ligne éditoriale, on suit un peu le rythme qu’on s’était posé. Si le public est content alors moi aussi *rires*.
D : C’est encore un peu tôt pour en parler.
SF : Oui à Japan Expo on a les réponses, mais on ne signe pas les contrats ! C’est un shonen de Shôgakukan lancé en 2013 où, à mon goût, on retrouve un petit peu les tonalités d’un Evangelion, sans pour autant qu’il y ait de robot. C’est pas un titre mecha mais dans l’esprit, le travail des personnages, l’évolution dramatique, y’a vraiment quelque chose qui y fait penser.
D : Vous avez réussi à trouver un public, est-ce qu’il y a un titre que vous avez trouvé plus satisfaisant en terme de marché ?
SF : On a réussi à trouver plusieurs publics, mais je pourrais retenir deux titres. Peleliu se confirme volume après volume comme étant un pur chef d’oeuvre. C’est extrêmement touchant, humain, c’est une vision de la guerre qu’on a rarement l’occasion d’avoir : une vision japonaise mais aussi non-partiale. Contrairement à un certain manichéisme américain, le titre se positionne au niveau du soldat et je pense que c’est l’élément qui plait le plus au public qui l’achète et c’est ce qui fait le succès de ce titre.
À l’opposé je citerais Le Bateau de Thésée qui décolle véritablement et qui est un thriller assez extraordinaire, avec un tueur de masse, beaucoup de suspense… Il a un très beau succès au Japon, ils viennent de vendre les droits pour l’adaptation en drama, donc le titre bascule véritablement sur un schéma licence. Dans le même temps, comme beaucoup d’auteurs de sa génération, Toshiya Higashimoto garde une certaine maîtrise sur son format. Il vient d’ailleurs d’annoncer qu’il y mettrait un terme au dixième volume. Rien que sur les trois premiers tomes, plein de gens ont fait des comparaisons que je prends plaisir à citer parce que ça m’arrange bien *rires* : Urasawa, Stephen King, et même Twin Peaks !
Karel : Est-ce que la longueur d’un manga pèse sur le choix ou non d’éditer tel ou tel titre, est-ce que vous privilégiez les formats plus courts ou vous avez un éventail de longueur plus large ?
SF : C’est une bonne question parce qu’il est très complexe d’y répondre. Avant Vega j’étais chez Glénat, j’ai eu l’occasion d’y traiter différents cas. Quand on prend une série qui commence, on ne sait pas combien de volumes il va y avoir. Ça vaut pour nous comme pour le public, qui attend généralement que plusieurs tomes sortent. Est-ce que prendre une série qui n’a pas beaucoup de volumes est une bonne idée, alors qu’on ne sait pas comment elle va se développer ? Tu pars dans l’inconnu.
Chez Glénat j’avais pu signer des séries déjà très avancées, comme Dream Team qui avait 30 tomes au compteur. Mais je me suis aperçu que si un titre a trop de volumes devant lui, ça peut effrayer le public. Grosso modo, l’idéal, c’est de commencer une série au 6 ou 7ème tome. Ça laisse assez de développement pour élaborer un positionnement, une presse, un marketing.
De manière générale, le répertoire seinen engrange moins de tomes. Ce choix éditorial de Vega nous permet de calibrer plus facilement le travail. Alors oui, du point de vue business, on cherche tous la série qui se vendra sur plusieurs années pour rentrer des fonds qui permettent d’acheter d’autres titres. C’est toujours pareil, l’argent rentre bien après que tu l’ais sorti *rire*.
Du coup, je pense pas que y’ai une vraie réponse à la question. C’est difficile de prendre une série très longue, mais si ça marche c’est le jackpot. Et en même temps aujourd’hui on est dans une logique de concurrence qui fait qu’on achète de plus en plus tôt. On en est arrivé à un schéma caricatural puisque cette année on a vu un titre proposé avant même sa prépublication, uniquement sur la réputation et le nom de l’auteur ! On achetait à 1 ou 2 volumes publiés, puis on a glissé à la prépublication du premier volume et maintenant on commence à être sollicité avant même la prépublication. Ça veut dire qu’on est susceptible d’acheter quelque chose qu’on a pas lu. Moi je ne rentre pas là-dedans, ça me posera toujours problème.
D : Vega a sorti plus de 10 titres en quasiment un an, est-ce que la maison continue sur le même rythme ou est-ce que la publication va ralentir ?
SF : Il faut éviter la surchauffe. Quand on a 10 titres il faut pouvoir les suivre. Respecter son public c’est aussi avoir la capacité de mettre entre 3 et 6 volumes par an par série, et je pense qu’on a déjà pas mal à gérer : Peleliu arrive au 7ème, Survivant s’est achevé en 5 tomes, 3 pour Deep Sea Aquarium Magmell qui parait tous les 6 mois au Japon. Il y aura du lancement en 2020, mais clairement pas autant qu’en 2019… sinon on va exploser ! *rires* Le marché devient de plus en plus concurrentiel, si le public est trop sollicité il n’arrivera pas à tout suivre.
D : Déjà des annonces donc ! Quels sont les prochains titres et quand doivent-ils sortir sur 2019 et 2020 ?
SF : Sur 2019 là on s’apprête à proposer dès ce mois d’août Chiisako Garden de Yuki Kodama, un one-shot pour le coup, un titre assez différent, josei si je puis dire, qui convient à un public assez large. Est en septembre on va passer sur un lancement complètement différent avec Natsuko no Sake, un immense classique du manga.
D : C’est patrimoine quasiment.
SF : Années 90, donc pas encore patrimoine mais pas loin ! Il y a un dessin très joli qui fait penser à du post-Adachi, c’est une histoire assez fabuleuse. Je trouve qu’il y a un engouement particulier depuis un an ou deux autour du saké, et on a quand même le salon du saké à Paris en octobre, c’est pas rien. C’est un titre qu’on va proposer en 6 volumes de 450/460 pages, avec des petits éléments éditoriaux pour permettre aux gens de se repérer plus facilement dans le vocabulaire spécifique du saké.
On terminera 2019 avec le lancement de Zozozo zombie, un gag manga beaucoup plus pour jeune enfant, typé shonen, imaginant la destinée loufoque d’un enfant zombie dans le monde des humains. Le zombie est toujours un peu à la mode mais là on est dans un traitement burlesque, humoristique, un peu trashouille avec un petit côté Les crados, un peu comme Dr. Slump, un côté pipi-caca assez drolatique qui fait beaucoup rire les gamins. On le présentera assez fortement au festival de Montreuil, parce que c’est un titre qui vise un public plus familial.
Enfin, notre shônen mystère sera lancé début 2020. On vise 2 volumes dès janvier, pour le reste je ne peux pas faire d’annonce. On devrait être entre 4 et 5 nouveaux titres sur l’année prochaine. Le reste est entre les mains des éditeurs japonais qui ont reçu mes demandes et, en toute logique concurrentielle, celles de mes chers collègues éditeurs qui repèrent aussi les bonne choses quand elles sont là ! *rires*