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Thomas Piketty, de la première à la dernière lettre

   Loin des paillettes et des projecteurs, Thomas Piketty est directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et professeur à l’Ecole d’économie de Paris. Mais lorsqu’il quitte ces institutions d’excellence, c’est dans la peau d’une véritable rock star de l’économie qu’il s’exprime. 

    Après la publication du Capital au XXIe siècle, best-seller mondial vendu à plusieurs millions d’exemplaires et qui a fait de lui l’un des économistes les plus reconnus, Piketty a remis le couvert en 2019. Près de six ans après le triomphe de son précédent livre, il publie aux éditions du SeuilCapital et Idéologie, qui en constitue la suite. C’est dans ce cadre que l’économiste de gauche le plus en vue des médias est venu à l’université de Bordeaux présenter son nouvel essai si volumineux (1232 pages) à une assemblée bouillonnante d’étudiants venus en nombre écouter le prix Pétrarque 2014. 

   De la première à la dernière lettre (du titre), voici Capital & Idéologie résumé par Piketty lui-même lors de cette conférence. 

C comme Communisme 

   Très politisé, Thomas Piketty publie un texte de soutien à la candidature de François Hollande, en 2012, avant de dénoncer, ensuite, la politique économique menée par le corrézien. En 2016, il intègre les équipes de Benoit Hamon, une fois celui-ci vainqueur de la primaire socialiste. Un parcours qui ne fait guère de doute sur son orientation politique. Certains y voient, par conséquent, une proximité avec la pensée communiste. Durant sa conférence, Piketty ne s’est pourtant pas montré tendre envers l’idéologie prônée par Karl Marx : « le communisme est devenu le meilleur ami du capitalisme » explique-t-il, non sans une teinte d’ironie. Ou comment l’échec cuisant de l’idéologie communiste a servi l’avénement du capitalisme. Puis de montrer, à l’écran, comment la Russie est devenue le plus gros détenteur d’actifs financiers détenus via des paradis fiscaux … Ou le passage en Chine d’une absence de propriété privée, à aucun impôt sur les successions, privilégiant ainsi l’enrichissement des riches et l’appauvrissement des pauvres. Voilà le bilan du communisme dressé par Thomas Piketty. Eloquent. 

A comme Apaisement 

   Une sortie de la crise monétaire internationale de façon apaisée, voilà ce que préconise Thomas Piketty. Plus facile à dire qu’à faire. Pour lui, cela passera par un socialisme fédéraliste, avec une Europe fédérale. En résumé, une Union Européenne souveraine, semblable à un immense pays comportant de multiples Etats fédérés (Allemagne, Italie, France…) autonomes mais dépendants de l’autorité fédérale. Et par un socialisme participatif (voir ci-dessous), où tous les travailleurs participent à la gestion de l’entreprise et en élisent ses dirigeants, avec un droit de révocation. Un socialisme qui n’est pas sans rappeler, au niveau économique, une certaine souveraineté populaire… Après Jean-Jacques Rousseau, place à Thomas Piketty ? 

P comme Proposer

   Cela pourrait être le maître mot de son oeuvre, complété cette année par Capital & Idéologie. Proposer de nouvelles voies, des alternatives, un nouveau système. Sortir en tout cas de l’actuel système « qui contribue à l’accroissement des inégalités ». En commençant par fixer un taux directeur commun à l’Union Européenne, pour éviter son fonctionnement profiteur. Piketty, dans sa traditionnel chemise blanche, en profite non sans plaisir pour égratigner les traders, « avec leur rôle pervers et leurs marchés spéculatifs ». 

   Proposer, pour mieux prévenir. L’économiste ne se montre guère optimiste : selon lui, en cas de continuité dans le système actuel, il prévient la menace d’une nouvelle grande lutte sociale. Et cette fois, les protestataires ne porteront pas de gilets jaunes.

 I comme Inégalités 

 C’est l’éternel combat, le noble cheval de bataille qui guide le travail de cet économiste socialiste depuis ses débuts. Dans ce nouvel essai, Piketty continue à en analyser les formations, dans une démarche historique, leurs soubassements idéologiques et la façon de les combattre. Sans surprise, par une redistribution plus importante et plus juste.   

Piketty n’est pas dupe, ou du moins il prétend ne pas l’être. Lucide sur la logique de l’existence des inégalités, il explique comment il a souhaité dans son livre en retracer l’histoire afin de mieux les comprendre et les éradiquer. Il ne suffit pas de déplorer, explique-t-il, encore faut-il lutter. 

   Et d’évoquer, peu de temps après et non sans une certaine sévérité, le capitalisme contemporain. Difficile de ne pas faire de lien. 

comme Trump

Ils sont légions, dans les rangs des économistes français et internationaux, à se montrer réticents vis à vis de la politique économique menée par le Président américain, et plus généralement par son pays, depuis plusieurs décennies. Piketty ne fait pas exception à la règle, dénonçant notamment sa responsabilité dans l’adoption de réformes fiscales favorisant le dumping fiscal, en le comparant… à Emmanuel Macron, accusé par l’économiste des mêmes fautes.
   Au delà du personnage clivant de Donald Trump, c’est à l’Etat américain qu’il s’en prend. Mentionnant d’abord le taux d’imposition universel sur le revenu aux Etats-Unis, aux alentours des 30%, et le décrivant comme le parfait exemple du retour criant des inégalités outre-Atlantique.                  

   Dénonçant ensuite l’abus de puissance des Etats-Unis pour faire appliquer « de véritable tribus aux entreprises de l’Union Européenne ». 

   Evoquant enfin le reaganisme, qui les a conduits à revenir en arrière dans la lutte contre les inégalités. Reagan estimait alors être allé trop loin dans cette lutte, et a fait machine arrière en promettant ainsi d’engendrer une nouvelle croissance, qui allait également profiter aux moins fortunés. Selon les aveux de Piketty : « on attend toujours ». 

A comme Amélioration 

   Justement, il n’y en a pas, ou peu. Selon Piketty, rares sont les récentes bonnes évolutions économiques en France, malgré l’exercice du pouvoir par la gauche durant presque 20 ans ces quatre dernières décennies. Si l’on s’en tient à son discours, on ne peut guère citer que l’impôt progressif,qu’il tient comme un pilier incontournable de la lutte contres les inégalités. Rappelant au passage, pour ceux qui auraient négligé leurs cours d’histoire ou d’économie, que la France a été le dernier pays occidental à adopter l’impôt progressif. Mieux vaut tard que jamais ? 

L comme La méritocratie 

   D’accord, on a un peu triché sur le L. Mais difficile de passer à côté de l’avis tant attendu par certains étudiants bordelais, prêts à en découdre pour 10 secondes de paroles, de Thomas Piketty sur la méritocratie. Une idéologie souvent davantage prônée à droite qu’à gauche, où se trouve l’économiste. 

    Tout en soulignant les bienfaits de la méritocratieil alerte sur ses dangers. Rappelant au bon souvenir des plus littéraires de l’assistance le livre phare de Michael Yang, qu’il juge très réaliste, sur une société ultra méritocratique, et qui se termine par une révolution populiste, menée par les laissés pour comptes du système. Et insistant sur l’injustice, parfois, de la méritocratie à cause de la stratification sociale et éducatrice. Pour certains, difficile d’aller aussi haut quand on part de si bas…

& 

I comme Insoumis 

   Piketty ne se montre pas tendre avec les Insoumis, et en particulier avec leur leader, Jean-Luc Mélenchon. Il estime que, comme François Hollande à son époque, il n’a pas de propositions concrètes au niveau économique international. Et que se baser sur de simples promesses de bras de fer était insuffisant : « promettre qu’une fois qu’on y sera, vous allez voir ce que vous allez voir, ce n’est pas un projet suffisant ». Si la présence de Piketty dans les équipes de Benoit Hamon trois ans auparavant, lors de la dernière campagne présidentielle, avaient laissé entrevoir pour les Insoumis de la salle un rapprochement de leur parti avec l’économiste, c’est raté…

D comme Dette publique 

   Comme à son habitude, Thomas Piketty n’épargne rien ni personne qui se met en travers de sa route vers moins d’inégalités. C’est cette fois la dette qui en prend pour son grade. 

   Il dénonce ses vicissitudes, en proposant une hypothèse qu’il a fait sienne depuis longtemps : l’annuler, purement et simplement. Rappelant à une assistance majoritairement dubitative l’exemple de l’Allemagne, qui avait annulé la sienne, avec un immense succès économique à la clé. 

   Si Thomas Piketty devient un jour chef de l’Etat français, cela va donner quelques sueurs froides aux banquiers ! 

E comme Education 

   Quand on vous dit que Piketty voit tout en noir, ou presque, on n’est pas loin du compte. Pessimisme ou réalisme ? A chacun de se forger sa propre opinion. 

   Mais là où beaucoup voient de sensibles améliorations, Thomas Piketty n’y voit qu’inégalités, une fois n’est pas coutume. Alors que les gouvernements successifs martèlent leur volonté de rendre l’éducation accessible à tous, l’économiste montre, à l’aide de l’un des nombreux graphiques présents dans son essai, que les inégalités d’investissement éducatif en France persistent, et même augmentent. Il balaye presque d’un revers de la main les investissements dans les ZEP, estimant que cet argent investi n’est rien en comparaison de la différence criante des professeurs selon les zones géographiques. Et qu’investir des millions dans des ZEP ne suffira pas, tant qu’on n’y laissera que des professeurs inexpérimentés. Ou comment montrer le revers de la médaille…

O comme Objectifs

   Impossible de tous les retranscrire dans cet article. Mais les objectifs de Thomas Piketty, dans le projet global de réduction des inégalités, sont clairs.
   Mettre en place des politiques de régulation économique, de façon urgente, afin de limiter notamment la volatilité des capitaux. 

   Augmenter l’impôt progressif, pour mettre les riches encore plus à contribution. Cela va, selon lui, dans le sens de l’histoire. 

   Une nouvelle Europe, plus juste, plus unie, et plus indépendante du reste du monde. 

   Et bien d’autres… à découvrir dans le livre ! 

L comme La Revolution française

   Beaucoup voient dans cet événement fondateur de la République française un succès économique triomphant, avec une économie bien plus égalitaire entre citoyens.
   Piketty, qui n’en est plus à son premier contre-pied, montre au contraire tout l’échec économique de la Révolution. D’après lui, qui agrémente une fois de plus ses affirmations par des graphiques, la Révolution française a poursuivi la dérive inégalitaire propriétariste. En confisquant les biens aux plus riches, mais en les redistribuant aux plus offrants, l’Etat français n’a fait qu’élargir les richesses à 20% de la population, tout en laissant les 50% les plus pauvres dans la même précarité.
   Une vérité historique qui nuance le tableau si idyllique que certains brossent de la Révolution française. Economiquement, elle n’aura donc pas changé grand-chose. Une petit mise au point historique qui a tout son intérêt. 

O comme Oligarchie

   Comme tout socialiste qui se respecte, Thomas Piketty se montre sans pitié pour l’oligarchie. Un système politique caractérisé par le pouvoir qui est attribué à un petit nombre d’individus. Une oligarchie française auparavant politique (l’aristocratie) mais qui tend à devenir économique.
   La définition même de l’inégalité ! 

G comme Gauche

    La gauche française a connu de nombreuses évolutions. Mais elle vit sans doute, depuis plusieurs années, la plus importante de son histoire. L’expression peut paraître crue, mais Thomas Piketty n’a pas pour habitude de mâcher ses mots : « la gauche se caviardise ». Et de le prouver, une fois de plus, par l’un de ces graphiques dont on se régale au fur et à mesure de la conférence. Qui montre sans appel comment la gauche est passée du parti des bas travailleurs, non qualifiés, à celui des classes intellectuelles.
   La métamorphose ne s’est pas faite en un jour, et n’est pas totale. Mais elle n’en reste pas moins incontestable. Le phénomène est bien connu : Piketty n’a cette fois-ci rien inventé. Mais il se méfie à haute voix de cette évolution qu’il juge inquiétante sous certains aspects et positive sous d’autres. 

I comme Impôt

   C’est la clé de voûte du projet anti-inégalités économiques de Thomas Piketty. L’impôt. Mais pas n’importe quel impôt : l’impôt progressif et l’impôt sur la fortune sont particulièrement visés par le professeur d’économie. 

   Il défend d’abord la progressivité de l’impôt, en montrant qu’il a permis à la France de se reconstruire au sortir de deux guerres (celle de 14-18, et celle de 39-35), même s’il regrette qu’il ait fallu une guerre pour la mettre en place. Il invoque à nouveau la lecture de l’Histoire pour démontrer que progressivité de l’impôt et croissance ne sont pas contradictoires. On peut également lire sur l’écran de l’amphithéâtre son propre barème d’impôt progressif ! A découvrir dans le livre… Et n’oublie pas d’adresser un conseil, à nouveau teinté d’ironie, à destination de ceux qui voudraient prouver qu’éliminer la progressivité de l’impôt améliorerait la croissance : « travaillez bien vos démonstrations, car pour prouver quelque chose de pareil, vous en aurez besoin ! ». 

   Il soutient ensuite l’impôt sur la fortune (ISF), supprimé par le Président Macron, en estimant que, pour sortir de l’impasse, les riches doivent être mis à contribution, encore plus qu’à l’heure actuelle. 

   Non, Piketty ne va pas se faire que des amis !

E comme Ecologie

   Impossible de passer à côté d’un tel sujet, surtout pour ceux qui estiment que le capitalisme est l’ennemi du capitalisme. 

   Pour Thomas Piketty, c’est tout l’inverse : écologie et économie doivent fonctionner de pair, et il observe une convergence de lutte entre les deux. Il se montre très clair à ce sujet : aborder l’écologie sur des enjeux strictement verts, c’est aller droit à l’échec. Approuvé par une salle acquise à sa cause sur ce sujet, l’économiste décrit comme impossible une sobriété énergétique sans une sobriété dans les inégalités économiques. Pour lui, pas de doutes : écologie et économie vont de pair.
   Dans ce cas, au vu de l’état de la planète, l’économie a encore de beaux jours devant elle ! 

   

Dans la continuité de son best-seller le Capital au XXIe siècle, Thomas Piketty aborde un grand nombre de sujets économiques dans le cadre de sa lutte contre les inégalités économiques. Entre analyse historique, critiques et propositions, il livre avec Capital et Idéologie un essai complet et très réussi. Mais également très bien présenté, à l’université de Bordeaux.

    Piketty évoquait au début de sa conférence, non sans humour, la prouesse d’un journaliste, qui était parvenu (ou a tenté de parvenir) à résumer son livre de 1232 pages en 1232 caractères. Nous avons fait (légèrement) plus…

   Il ne nous reste plus, pour conclure, qu’à retranscrire les propos de l’auteur lui-même, après avoir résumé son ouvrage de la première à la dernière lettre : « je vous conseille d’acheter mon livre, plutôt que les précédents, car c’est mon plus réussi ! Et même si mon éditeur m’en voudrait sûrement que je vous dise cela, je crois qu’il est également disponible gratuitement sur Internet si vous cherchez bien ». A bon entendeur…        

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