Une étude de la RAND Corporation se penche sur la possibilité d’une guerre sino-américaine imminente : projections de rapports de forces, de pertes militaires, mais aussi importance des facteurs économiques, commerciaux, politiques et internationaux.
Les Etats-Unis et la Chine sont les deux géants mondiaux de ce début de XXIème siècle et ils se font face d’un bord à l’autre du plus grand océan du monde. Les raisons de discorde ne manquent pas, entre les tensions militaires dans la mer de Chine autour des zones de souveraineté et la rivalité commerciale et économique.
Une guerre sino-américaine est-elle seulement possible ? Il faut croire que oui, puisque les chercheurs de la RAND Corporation se sont sérieusement posé la question. Ils viennent de livrer leur analyse et leurs conclusions dans une étude publiée fin juillet 2016, intitulée War with China, Thinking Through the Unthinkable : « La guerre avec la Chine, penser à travers l’impensable ».
Les termes sont posés : une guerre opposant les Etats-Unis et la Chine est impensable… mais pas impossible. Si aucun des deux pays ne veut aujourd’hui la guerre, ils ne peuvent pas en ignorer la possibilité — et donc doivent s’y préparer. Le principal danger est celui d’une mauvaise gestion de crise qui dégénérerait en conflit ouvert. Il s’agit donc de penser la guerre avant qu’elle n’advienne.
Pour ceux qui voudraient lire l’étude en entier ou y jeter un coup d’oeil, c’est ici, c’est gratuit et c’est passionnant. Ce genre de document est fascinant, ne serait-ce que pour voir comment ce genre de cas, très complexe et propre à donner le vertige, peut s’étudier froidement depuis des faisceaux de données factuelles et des exemples historiques.
La possibilité d’une guerre longue
L’article explore les différentes facettes que pourrait prendre une guerre sino-américaine. La variable fondamentale est le « A2AD » chinois, un acronyme barbare qui signifie « anti-access & area-denial » : c’est-à-dire les capacités de déni d’accès et d’interdiction de zone. Le A2AD, comme l’explique très bien Lars Wedin sur son site, est une stratégie « dont l’objectif est d’interdire à une force de s’approcher d’une zone donnée et a fortiori d’y opérer. Autrement dit, on a affaire à une stratégie d’exclusion. Cette stratégie est en premier lieu virtuelle : elle cherche à dissuader toute approche ennemie. Si la dissuasion échoue, il faut évidemment être en mesure de vaincre l’intrus. »
C’est par le développement de ce genre de technologies que les Chinois pourraient opposer une résistance farouche aux forces américaines et faire durer la guerre.
« La confrontation terre-mer est une donnée centrale du jeu stratégique qui pourrait opposer la Chine et les États-Unis dans cette Méditerranée asiatique que constitue la mer de Chine. Ici se confrontent deux stratégies antagonistes : Anti-accès/interdiction de zone côté chinois et Contre-anti-accès/interdiction de zone côté américain. Les Américains parlent à ce sujet de A2/AD et contre-A2/AD – A2/AD étant l’abréviation de Anti-Access / Area Denial. » (Lars Wedin)
En clair, à mesure que les capacités des deux armées à frapper les forces ennemies se rejoignent et créent des « conditions de contre-force conventionnelle » — en clair, une guerre conventionnelle — on se dirigerait de plus en plus vers une première phase militaire qui consisterait à frapper l’ennemi vite et fort. Ce qui induit, selon les chercheurs du RAND, « des premiers échanges musclés, avec de grandes pertes militaires des deux côtés, jusqu’à ce qu’un côté prenne le contrôle. »
De lourdes pertes
D’après la situation de 2015, cette première phase serait plus mortelle pour les Chinois et finirait par avantager les Américains, qui pourraient prendre le dessus et garder l’avantage, en maintenant pour eux un différentiel de pertes largement positif.
Mais en se projetant seulement 10 ans plus tard, la situation est déjà bien différente. En 2025, le différentiel US-Chine serait considérablement réduit, c’est-à-dire que les pertes militaires tendraient davantage à s’égaliser.
A ce stade, néanmoins, la Chine ne serait pas assurée de pouvoir prendre l’avantage, ce qui conduit les chercheurs à envisager l’hypothèse d’un conflit destructeur qui se prolongerait durablement.
Dans tous les cas, les pertes militaires seraient très lourdes. En 2015, les pertes américaines seraient une assez petite fraction des forces mobilisées et seraient moindres que les pertes chinoises, qui compteraient pour une plus grande part des forces mobilisées. En 2025, ce différentiel se serait déjà grandement réduit grâce essentiellement aux avancées de l’A2AD chinoise. Les pertes américaines seraient plus lourdes tandis que les pertes chinoises seraient un peu moindres qu’en 2015. Le développement de l’A2AD chinoise empêcherait les Etats-Unis de dominer le terrain et ultimement de remporter la victoire, même au cours d’une guerre longue.
Les facteurs économiques, politiques et internationaux
C’est alors que le facteur militaire pourrait commencer à laisser la place à d’autres considérations, telles que les coûts économiques de la guerre, les effets politiques internes et les réactions internationales.
L’étude montre comment l’action des leaders politiques des deux bords pourrait s’avérer cruciale pour limiter la sévérité du conflit : en clair, ils pourraient ordonner à leurs forces militaires de ne pas engager de premières mesures de « contre-force conventionnelle » trop lourdes. Ils devraient pouvoir disposer d’options autres que des frappes immédiates de destruction.
Le conflit se ferait alors par des combats plus délimités et sporadiques, ce qui aurait pour effet de limiter les pertes militaire et les coûts économiques. Une action politique qui présuppose « un ferme contrôle civil sur les décisions de guerre » et une bonne « communication entre les capitales ».
Les économies des deux pays pâtiraient de la guerre, mais les dégâts causés à l’économie chinoise seraient bien plus graves, étant donné la structure de cette économie. Le Pacifique-Ouest deviendrait une zone de guerre. Les échanges entre la Chine et le reste du monde, qui soutiennent l’économie chinoise, et qui passent par des routes maritimes, déclineraient drastiquement. Ainsi le moteur du décollement et du début de maturité économique chinoise se gripperait violemment. La baisse du ravitaillement d’énergie par la mer, notamment, serait très dommageable. L’accès à l’Asie de l’Est deviendrait plus difficile pour la Chine que pour les Etats-Unis.
Un conflit long exposerait la Chine à la possibilité de divisions internes, bien plus qu’aux Etats-Unis, compte tenu de la nature essentiellement fermée et autoritaire de l’élite politique chinoise et du mécanisme de prise de décision.
L’influence du Japon et de son activité militaire en plein renouveau serait cruciale, autant pour la Chine, son ennemi potentiel et aujourd’hui son rival, que pour les Etats-Unis, son plus grand allié et partenaire.
Les facteurs économiques, de politiques internes et internationaux pourraient donc décider de l’issue du conflit, et auraient tendance à favoriser les Etats-Unis dans l’éventualité d’une longue guerre.
Ce que doivent faire les Etats-Unis
Les Etats-Unis pourraient se préparer à une longue guerre de ce type en cherchant se prémunir contre les capacités d’A2AD chinoises, en investissant dans la force de frappe sous-marine et dans le contre-A2AD comme les « missiles de théâtres » (portées entre 300 et 3 500 km).
Ils devraient également élaborer des plans spécifiques pour s’assurer que les conséquences économiques et internationales feraient pencher la balance de leur côté, notamment en se concertant avec des alliés-clés comme le Japon, en encourageant les partenaires d’Asie de l’Est et du Sud à installer des défenses solides sur leur territoire, et en développant l’inter-opérabilité entre ces armées. Les Etats-Unis devraient aussi, selon les chercheurs de la RAND, améliorer et approfondir la compréhension et la collaboration entre les armées américaine et chinoise, pour prévenir les erreurs de jugements et les mauvaises perceptions.
Ils devraient également se préparer à interdire à la Chine l’accès à des biens et des technologies nécessaires à la guerre, tout en prenant des mesures pour être capables de répondre à l’interruption de produits critiques venant de la Chine.
Bref, se préparer à un autre monde.