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1992 (OCS) : les nouveaux monstres

OCS rediffuse la série italienne 1992, créée par Stefano Accorsi, qui y joue aussi un des rôles principaux. Que vaut cette série? Pourquoi faut-il la redécouvrir?

1992 c’est quoi? A la fin de l’année 1991, la justice italienne lance une vaste enquête sur la collusion entre partis politiques et milieux économiques : c’est le début de l’opération mains propres, qui va mettre au jour la corruption généralisée au sein de l’appareil d’état. La vague d’auditions et d’interpellations qui s’en suit (dont celle de Chiesa, poids lourd du parti socialiste) provoque un véritable séisme dans la classe dirigeante et laisse le pays sous le choc. Pris dans la tourmente, six personnages voient leurs destins se croiser : un publicitaire au passé trouble, deux policiers membres du pool chargé des investigations, la fille d’un industriel corrompu, une jeune femme rêvant de devenir animatrice à la télévision et un ex-militaire qui se lance en politique. Le scandale politico-financier va changer leur vie à jamais…

L’année 1992 marque un tournant dans l’Histoire de l’Italie, non seulement à cause des répercussions directes de la tempête judiciaire qui dynamite les partis en place depuis l’après-guerre, mais aussi parce qu’elle engendre la prise de conscience du niveau insoutenable de la corruption et de la complicité entre le monde politique et celui des affaires, affectant durablement la société italienne et ses rapports aux élites dirigeantes. Comme l’indique son titre, 1992 couvre cette année particulière, en 10 épisodes linéaires. La période est recréée de façon minutieuse, jusque dans les moindres détails : les vêtements, les décors, les comportements, les références culturelles ou à l’actualité, la bande-son qui navigue entre pop italienne et rock indé (notamment REM, avec une superbe séquence au son de « Everybody Hurts »), posent un cadre soigné et une atmosphère crédible. Mais en dépit de cette reconstitution impeccable, 1992 ne vise pas la représentation hyperréaliste des événements et ne se pose pas en fiction documentaire. Il ne s’agit pas de rapporter les faits mais plutôt de raconter l’Histoire à travers les bouleversements qu’elle provoque sur le destin de six personnages qui n’ont, a priori, pas grand-chose en commun. L’arrière-plan pourra d’ailleurs sembler un peu confus à qui ne connaît pas déjà le contexte dans ses grandes lignes.

Sur cette toile de fond se mêlent personnages fictifs et réels – on citera Antonio di Pietro, Umberto Bossi, Marcello Dell’Utri ou Giovanni Falcone, pour les plus connus. Au premier plan se croisent nos six héros, tous affectés par les événements à des degrés divers. Au centre du récit, Leonardo Notte (Stefano Accorsi) est un publicitaire cynique, qui mène une vie de luxe et de débauche ; il perçoit immédiatement comment tirer profit de la crise que traverse le pays, en réinventant la communication politique. Luca Pastore (Domenico Diele) et Rocco Venturi (Alessandro Roja) sont deux policiers enquêtant au sein de l’équipe formée par le magistrat en charge de l’opération mains propres : le premier, atteint du SIDA après une transmission de sang contaminé, cherche des responsables tandis que le second, en apparence zélé et appliqué,  est en réalité un manipulateur retors. Après le suicide de son père, un industriel milanais compromis dans les affaires, Bibi Mainaghi (Tea Falco), doit assumer les conséquences et renoncer à sa vie tapageuse pour reprendre les rênes de l’entreprise familiale. Superbe jeune femme, Veronica Castello (Miriam Leone) est prête à tout pour réaliser son rêve et s’afficher en showgirl sur le petit écran – y compris à instrumentaliser son corps, qu’elle prête aux hommes susceptibles de faire avancer sa carrière. Enfin, Pietro Bosco (Guido Caprino), vétéran de la guerre d’Irak, a du mal à trouver sa place dans la société ; violent et en conflit avec son père, il trouve une échappatoire en s’engageant en politique auprès de la toute jeune Ligue du Nord, dont il devient l’un des députés.

1992

On l’a dit, 1992 est une année charnière en ce qu’elle symbolise un changement radical de paradigme au sein de la classe politique italienne : l’opération anti-corruption est sensée mettre à bas un système défaillant reposant sur les ententes illégales, les pots-de-vin, les trafics d’influence et les relations incestueuses mais lucratives entre sphères publique et privée. Sous les coups de la magistrature, c’est l’ensemble de la classe politique traditionnelle qui s’effondre, laissant un espace vide dans lequel vont s’empresser de s’engouffrer de nouveaux leaders – pas forcément plus éthiques ou recommandables que leurs prédécesseurs.

L’un des principaux fils conducteurs de 1992, c’est la création de Forza Italia, le parti grâce auquel Silvio Berlusconi accédera au pouvoir à peine quelques mois plus tard. A l’origine de la formation, les responsables de Publitalia – Marcello Dell’Utri (personnage réel) et le Leonardo Notte de la fiction – se démarquent par leur manière d’envisager la politique comme n’importe quel objet de consommation : le candidat devient un produit, le débat est un show et les idées des concepts marketing. On fait campagne de la même manière que l’on vend les pâtes de Giovanni Rana, en misant sur un visage plutôt que sur un programme, et le charismatique homme de médias qu’est Berlusconi apparaît comme la tête d’affiche idéale. Et c’est ainsi que des décombres surgit la politique-spectacle, dans une société mûre pour la prédominance de l’image sur le fond, comme le montre bien l’omniprésence sur les écrans télévisés d’émissions joyeuses et colorées, mais creuses et inconsistantes. En parallèle, la Ligue du Nord de Bossi s’impose dans le paysage en s’appuyant sur un discours populiste de rejet et sur  une remise en question de l’intégrité et de la solidarité nationales ; c’est dans ce parti régionaliste voire extrémiste que Pietro Bosco trouve un exutoire à la colère et au désenchantement qui ont fait de lui un marginal dans l’Italie de 1992, mais il apprendra vite qu’intérêts personnel et général ne peuvent se concilier sans compromission. Avec en arrière-plan les attentats perpétrés par la mafia de Toto Riina et les suicides de chefs d’entreprise touchés par les investigations, 1992 retrace l’apparition d’un nouvel ordre politique résultant de l’écroulement des structures partisanes traditionnelles. Mais si les acteurs changent, la pièce reste la même…

La phrase-clé, qui sous-tend le propos et éclaire la démarche de Notte et de ses acolytes, est énoncée dès la fin du premier épisode par Dell’Utri : « Il faut sauver la république bananière », lance-t-il au publicitaire. C’est-à-dire prendre exemple sur la United Fruit Company en Amérique du Sud, et devancer l’inévitable évolution politique pour mieux la contrôler, conserver une influence au plus haut niveau et sauvegarder les privilèges qui vont avec. Cette vision cynique n’est jamais que l’application pragmatique d’une des plus célèbres citations de la littérature italienne, prononcée par le Prince Salina dans le roman Le Guépard de Giuseppe di Lampedusa : « Il faut que tout change pour que rien ne change. »

1992 2

Et finalement, la corruption financière et politique révèle en creux celle – morale cette fois – d’une société en crise. L’Italie des années 90 est présentée ici comme un pays en proie à une sorte d’hystérie, dominé par la dictature de la consommation et des apparences. La course au profit et à la jouissance se répercute sur toute une génération privée de repères et de valeurs, et aucun des personnages de 1992 n’en sortira indemne : Luca Pastore instrumentalise son enquête pour mener une croisade personnelle ; Rocco Venturi se révèle un redoutable maître-chanteur ; Pietro Bosco sacrifie son idéalisme sur l’autel du réalisme ; Veronica Castello est confrontée à un choix déterminant lorsque sa grossesse met en péril sa carrière naissante. Et ce sont probablement Notte, requin que n’étouffe aucun scrupule, et Bibi, qui poursuit les arrangements louches de son père, qui s’en tirent le mieux.

1992 propose donc une peinture au vitriol de la société italienne de l’époque. Elle n’épargne aucune de ses héros, et il est bien difficile de s’attacher à un seul d’entre eux tant ils apparaissent tous antipathiques – qu’ils soient violents comme Pietro, égocentriques comme Notte ou pathétiques comme Veronica. Et pourtant, la série se suit avec intérêt et même avec plaisir tant elle parvient à accrocher le spectateur et à l’emporter dans un récit complexe et dense, mais maîtrisé de bout en bout sur le plan narratif. En revanche, on regrettera certaines maladresses, à l’instar de dialogues un peu lourds ou du jeu outrancier de certains acteurs. Mais c’est surtout dans sa volonté d’imposer sa vision sans concession que 1992 laisse perplexe : à trop vouloir convaincre, elle est parfois trop simpliste et trop démonstrative. Elle force par exemple le trait lorsqu’elle évoque la place des femmes, obligées de choisir entre le statut de mère et celui de p…, et 1992 ne propose que deux alternatives : la bombe sexuelle superficielle et manipulatrice ou la journaliste sérieuse mais coincée et dénuée de tout sex-appeal. Ce manque de subtilité est de toute évidence assumé, mais il affaiblit paradoxalement le propos en lui donnant des airs de caricature. On remarquera également que la série est produite par Sky Italia (propriété de Rupert Murdoch) ; signalons à tout hasard que sa concurrente directe, Mediasat, a été fondée par un certain Silvio Berlusconi…

Une fiction qui aborde l’histoire récente est réussie lorsqu’elle a le recul nécessaire pour éclairer les événements du passé à la lumière du présent, mais aussi lorsque son récit dit quelque chose de l’actualité. 1992 remplit à peu près la première condition, si l’on garde à l’esprit  que sa neutralité est à mettre en doute, en raison de la rivalité que son propriétaire entretient avec l’un des hommes que la série met directement en cause… Mais 1992 a surtout une résonance particulière lorsque l’on songe à la situation actuelle de l’Italie : aux années Berlusconi, dominées par la politique-spectacle de Forza Italia et le populisme de droite de la Ligue du Nord, succèdent aujourd’hui l’ancien publicitaire Matteo Renzi à la tête du gouvernement et le populisme de gauche d’un Beppe Grillo. Cela au moment où certaines voix s’élèvent, au sein même de la magistrature, pour remettre en question le bilan de cette fameuse opération mains propres en soulignant la persistance de la corruption et des alliances contre nature. Qu’est-il donc advenu de Leonardo Notte ? Où est-il et que fait-il aujourd’hui ? On n’ose poser la question, mais voilà qui pourrait largement donner matière à une suite…

Crédit: Sky Italia

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