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Lilian Thuram : "Le football est politique"

Comme chaque mardi à l’Ecole Supérieur des Sciences Economiques et Commerciales (ESSEC) de Cergy se tenait la soirée des « Mardis de l’ESSEC« , et cette semaine l’invité n’était autre que l’ancien arrière droit champion du monde 1998, Lilian Thuram. « Du défenseur droit au défenseur des droits« , le thème de la conférence de « Tutu » en disait long sur ses engagements post-footballistiques. 20h15 environ, Lilian Thuram arrive dans le Dôme de l’école, enceinte de la première tribune étudiante de France, prêt à en découdre. Son passé de footballeur, de Monaco à Barcelone, sa vision du football actuel et les récents événements au sein de l’équipe de France, sa fondation contre le racisme, son avenir, tout y est passé. Prudent, sans se jeter, « La Panthère Noire » s’est livré pendant 90 minutes à un décryptage de sa vision profonde du racisme, récurrent (trop encore) dans notre société actuelle.

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 « La chance d’intégrer le monde professionnel »

Lilian Thuram sait d’où il vient, et il ne l’oubliera jamais. Les Antilles, la Guadeloupe où il est né à Anse-Bertrand, et la jeunesse à Bois-Colombes. « Des personnes perdent la mémoire avec l’argent » mais ce n’est pas son cas. 645 matches professionnels, dont 142 sélections en équipe de France, une carrière exemplaire. Tout le monde a dans la tête ce 8 juillet 1998, la France menée 1-0 par la Croatie sur son sol en demi-finale de Coupe du Monde, et le grand Lilian qui surgit. Deux buts, les deux seuls de sa carrière en équipe de France, et une qualification pour la finale. On retient surtout un geste, à genoux, les deux doigts posés sur la bouche en guise de paix. Retour en arrière furtif avec un extrait des Yeux dans les Bleus dans le vestiaire à la mi-temps face à la Croatie, et le coach Aimé Jacquet qui remonte ses troupes. « Aimé Jacquet a toujours su trouver les bons mots pour motiver les joueurs, qui à l’époque possédaient une chose essentielle qui est la capacité d’écoute » décrit Thuram. Pour lui, la force du groupe 98 était simplement l’état d’esprit. De grands joueurs, dans des grands clubs, mais une force : l’objectif commun. « On savait se mettre à la disposition de l’autre, se relever dans la difficulté, et comprendre la notion du don de soi pour atteindre notre objectif commun qui était remporter la Coupe du Monde« . Pour l’ancien latéral de l’Equipe de France, c’est là toute l’évolution du football d’aujourd’hui, du moins la clé des problèmes de l’Equipe de France actuelle. « Aujourd’hui les joueurs veulent tout, tout de suite. C’est un problème de société. Si la société dérive, le football dérive. L’objectif personnel passe avant le but commun. Beaucoup de joueurs veulent au début d’une compétition devenir le meilleur joueur, le meilleur buteur, et être le plus beau sur le terrain. On a perdu cette notion d’esprit commun. C’est pour cela qu’aujourd’hui beaucoup de joueurs n’hésitent pas dès qu’il y a un problème à partir pour un autre club. » L’occasion de rebondir sur le problème soit disant des banlieusards de la sélection type Ben Arfa, Benzema et consorts, décriés il y a peu par le journaliste polémique Eric Zemour. « Il n’y a pas de problème des banlieues, c’est stupide. Le soucis vient de l’éducation, d’individus et non d’un effet de masse qui viendrait des banlieues. »

 « Le football d’aujourd’hui est beaucoup plus technique »

Bien entendu pour un joueur de la classe de Lilian Thuram, la question sur sa vision du football moderne est inévitable. « Le football d’aujourd’hui est beaucoup plus technique, les joueurs courent plus. Quand je regarde les matches avec mes fils, je me dis que je ne pourrais jamais tenir tout un match. La préparation physique des joueurs a été accentué, et le jeu est devenu beaucoup plus rapide. Quand on regarde Daniel Alves ou Jordi Alba, les latéraux espagnols, ont voit que les défenseurs latéraux de maintenant sont en réalité des anciens attaquants, donc des joueurs très offensifs. La vision et la philosophie du football ont évolué« .

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L’occasion également d’un petit flash-back sur les différents entraineurs qu’il a connu, de Wenger à Lippi en passant par Carlo Ancelotti. « Marcelo Lippi, que j’ai connu à la Juventus, parlait très peu. Mais quand un joueur n’était pas à 100% à l’entrainement, il dégageait. C’était très dur, très rigoureux et très vite dans la saison le groupe de 23 joueurs au départ de la saison ne passait plus qu’à une quinzaine d’éléments. La force de la Juventus Turin a toujours été la gestion des hommes. Ancelotti, c’est différent. Il a été mon entraineur a mes débuts en Italie à Parme (1996). Ca a été une vraie chance de travailler avec quelqu’un comme lui. Ancelotti est avant tout un éducateur, qui cherchera dans le joueur à le faire progresser en exploitant le maximum de son potentiel à l’image d’un Arsène Wenger, en plus gentil, trop parfois. Arsène est un entraineur absolument fantastique. Il m’a toujours répété « Tu peux aller beaucoup plus loin que tu ne penses le pouvoir », il m’a toujours poussé et c’est en grande partie grâce à lui que j’ai connu la carrière que j’ai eu« .

Durant sa carrière, Lilian Thuram a également côtoyé la période mafieuse du football italien. L’affaire Moggi à la Juve, où de nombreuses suspicions de dopages et de trucages de matches ont été avérées, et la Parmalat, un système très puissant de foot business au sein du Parme AC, où l’ancien défenseur droit a été impliqué récemment. La Parmalat est un complexe financier très organisé autour de faux-contrats pour les joueurs, de falsifications d’emplois internes à la société. « Des gens ont perdu avec cette affaire toute leur fortune » confessait Thuram, hier soir. « A la Juve, il y a des produits non acceptable qui ont circulé. Ils étaient interdit en France (comme la créatine), mais pas en Italie. Je n’étais pas au courant, et je sais que si des joueurs de l’équipe le savaient, ils ne me l’auraient pas avouer. Maintenant si la Juventus a triché, c’est normal qu’elle en paye les conséquences« .

Lilian Thuram sous le maillot de la Juventus.

Lilian Thuram sous le maillot de la Juventus.

 

« Le footballeur est un modèle pour beaucoup et ça, pour certains, ils l’ont oublier »

Bien évidemment ce qu’il s’est passé à Knysna, ou même récemment au sein de l’Euro 2012 et du vestiaire français, est scruté par la France entière. Le footballeur est une idole, un modèle. « Les jeunes joueurs ont perdu cette conscience d’exemplarité. Le football est politique. Il est un moteur de la société. Si un mauvais comportement a lieu au sein du football professionnel, alors que tous les jeunes regardent les matches ou les émissions, vous êtes sur que le samedi ils suivront cette exemple sur le terrain. Après le coup de tête de Zidane en 2006, je ne dis pas que ce n’est pas compréhensible et qu’on doit le pendre sur la place publique. On doit lui dire qu’il a eu tort oui. Pour les jeunes, c’est un exemple. » Comme dit en préambule par Vincent Nallatamby, un étudiant, Lilian Thuram est un petit devenu le « Nicolas Hulot de l’anti-racisme. Il est partout« . Justement, cela dérange beaucoup certains de ses ex-coéquipiers comme le montre ces récentes frictions avec Patrice Evra ou Christophe Dugarry. Après l’épisode de Knysna en 2010, Patrice Evra alors capitaine des Bleus avait été le meneur désigné de la fronde des joueurs à l’encontre du staff. A la suite de cette épisode, Lilian Thuram, l’ancien pensionnaire de la maison bleue avait déclaré « que les joueurs soient durement sanctionnés et que Patrice Evra ne revienne plus jamais en équipe de France. Quand vous êtes capitaine de l’équipe de France, il y a une responsabilité, un respect du maillot et des gens à avoir ». Piqué au vif, l’arrière gauche de Manchester United avait alors rétorqué : « Lilian se prend à la fois pour le nouveau sélectionneur, le président de la fédération et le président de la République. Il se comporte comme le leader du foot français en mettant son départ dans la balance s’il n’y a pas de sanction. Il est temps que Lilian arrête de jouer un rôle qui n’est pas le sien en disant que les Bleus contribuent à faire augmenter le racisme. Il ne suffit pas de se balader avec des livres sur l’esclavage, des lunettes et un chapeau pour devenir Malcolm X ». Une polémique de plus pour l’ex numéro 15 des Bleus, qui avoue « pouvoir déranger« . L’affaire des quotas a aussi connu un fort retentissement avec Thuram, comme premier défenseur et détracteur : « Personne n’a obligé Laurent Blanc a tenir ces propos. Le racisme anti-blanc existe aussi. Le problème c’est que le problème de la bi-nationalité n’était décrié que pour les franco-africains.« . Mais c’est là que débute la réflexion et la face cachée du joueur Thuram. « Pourquoi sommes-nous incapables de réfléchir sur l’égalité ? Il y a eu une hiérarchie pendant des siècles entre les noirs et les blancs. L’Histoire a mis en place cela. C’est inscrit dans l’inconscient collectif complexe« .

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« On ne nait pas raciste, on le devient »

Un credo, une ligne directrice qui le pousse depuis l’arrêt de sa carrière. Le « racisme n’est pas une nouveauté, à neuf ans à Bois-Colombes par exemple, je l’ai découvert de pleins fouets. » Le football dans le quartier, et ce surnom qui lui colle à la peu « la noiraude » et une nouvelle mission dictée par Aimé Cézaire « Donner la voix à ceux qui ne l’ont pas« . Comprendre l’Histoire pour dépasser ces préjugés, « Nous vivons dans une société encore habitée par le sexisme, l’homophobie et le racisme« . Alors pourquoi ce regard injuste sur les gens d’une couleur de peau différente qui apparait presque comme un fardeau ? Comme il le confit, sa personnalité lui permet de questionner plus facilement, d’aller au contact de la société pour comprendre le problème en profondeur. Commencer par « avoir une bonne estime de soit même pour faire ce que l’on a envie de faire, dans une société qui ne renvoie que des modèles à vision négative« . Un problème majeur pour le prêcheur Thuram vient déjà de l’éducation à l’école « Expliquer moi pourquoi à l’école, lorsque l’on évoque les populations noires, on ne parle que de l’esclavage. Il faut changer les imaginaires des jeunes. L’Afrique n’est jamais vantée dans l’Histoire. Il y a une histoire du racisme, l’apartheid ne date que des années 90. Regardez en 1931, les exhibitions coloniales. On mettait les tribus derrières des enclos comme des animaux au zoo. Quand un ours sort de son enclos, les gens ont peur. Alors quand une de ces soit disante « tribus » sort de son enclos, la peur est identique. L’Histoire a crée l’infériorité pour l’exploiter. Jules Ferry n’avait fait qu’agrandir le fossé en déclarant que les « races supérieurs avaient un droit sur les races inférieures. » Lilian Thuram évoque également le terme de « black » ou de « peuple noir« . Pour lui, le peuple noir n’existe pas, c’est stupide. Il n’y a pas non plus de pensée noire, et de pensée blanche. « La pensée appartient à l’individu, il n’y a pas de pensée commune. On est aujourd’hui face au problème de comment réfléchit-on?« . Le défenseur droit devenu défenseur des droits avoue avoir « compris le mécanisme du racisme. Le noir a été situé dans l’évolution entre le singe et l’homme. Le noir est devenu presque dangereux, autant que le refus du racisme lattant« .

Alors sans se politiser (il a refusé un poste à la FFF, ou encore un poste de ministre de la diversité sous le gouvernement Fillon), Thuram s’engage. La fondation « Lilian Thuram » crée en 2008, où Yves Coppens, membre du Comité Scientifique de la fondation avait déclaré justement « Nous possédons une origine unique : nous sommes tous des Africains d’origine, nés il y a trois millions d’années, et cela devrait nous inciter à la fraternité. » Ou encore plus récemment, le collectif Roosevelt plus récemment, dicté par la doctrine de Stéphane Hessel « Nous souhaitons contribuer à la formation d’un puissant mouvement citoyen, d’une insurrection des consciences qui puisse engendrer une politique à la hauteur des exigences« . Ce doit rageur de juillet 1998, posé sur la bouche du numéro 15 français qui venait de faire lever la foule de son pays, la France, prenait alors toute sa signification. Faire tomber les préjugés, les idéaux, faire évoluer la conscience collective.

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Et l’avenir pour Lilian Thuram ? « J’adorerai devenir entraineur, ça m’attire, mais pour le moment je souhaite continuer à travailler au sein de ma fondation. Le citoyen qualifié « étranger » mais né sous le sol français doit se sentir français. Faire avancer les choses dans le bon sens, faire bouger les pensées collectives, créer la France de demain et discuter avec les enfants. »

 

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