Certaines séries s’éloignent des grandes villes américaines pour explorer des zones plus reculées, où les turpitudes des habitants illustrent une autre facette du pays, comme Sharp Objects ou Castle Rock.
Si une majorité de séries prennent place dans les grandes villes américaines – de New York à Chicago en passant par Seattle, Miami, Baltimore ou Washington – d’autres entraînent le public dans une autre Amérique : celle des petites agglomérations, des territoires reculés au cœur des États-Unis où elles enfoncent leurs héros. Ceux-ci quittent les métropoles pour les grands espaces, ouverts mais oppressants, sublimes mais désertés, pour replonger dans leur passé, s’y cacher ou traquer un assassin.
Parmi les séries marquantes de cet été, trois d’entre elles explorent ainsi des zones géographiques à la marge. Adaptée du roman de Gillian Flynn, Sharp Objects se déroule dans la ville fictive de Wind Gap, Missouri (bien que la série ait été tournée en Géorgie et Californie). La journaliste Camille (Amy Adams) revient dans sa ville natale pour couvrir le meurtre de deux adolescentes, et se confronte à un lourd passé familial et surtout à une mère (Patricia Clarkson) perverse. Dans ce thriller psychologique aux séquences oniriques, son enquête éprouvante progresse dans cette petite localité hors du temps, sorte d’enclave qui cache d’inavouables turpitudes.
De son côté, Castle Rock s’inspire de la bibliographie de Stephen King. C’est cette fois l’avocat Henry Deaver (Andre Holland) qui retourne sur les lieux de son enfance. Dans cette ville mystérieuse et sinistre du Maine au cœur des bois, il plonge dans l’étrange et l’horreur au fil d’événements liés à son passé et à son histoire familiale, tandis que se déroule le fil des obsessions morbides de King.
Dans Yellowstone, c’est le Montana qu’arpente John Dutton (Kevin Costner), propriétaire du plus grand ranch des États-Unis. Entre tensions familiales, enjeux politiques et financiers, affrontements avec les promoteurs immobiliers et la réserve indienne voisine, notre homme est déterminé à préserver ses terres.
Ces routes marginales conduisant au cœur de l’Amérique ont notamment été empruntées dans la littérature classique américaine (John Steinbeck, Jim Harrison ou Cormac McCarthy) ou les polars (Ron Rash, Tony Hillerman ou Jim Thompson). Elles nous sont donc familières. A la télévision, la représentation de cette Amérique profonde doit beaucoup à David Lynch et Mark Frost qui, dans Twin Peaks, ont nourri et se sont nourris de sa fantasmagorie. Dans la petite ville éponyme, l’enquête de Dale Cooper (Kyle MacLachan) suite au meurtre de Laura Palmer (Sheryl Lee) prend progressivement des airs de cauchemar pluridimensionnel, l’horreur surgissant des paysages boisés bordant un lac céruléen. Bien d’autres séries se sont inspirées de cette ambiance surréaliste et onirique, à l’instar de Wayward Pines.
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Moins tortueuses et plus réalistes, d’autres fictions nous ont envoyé des cartes postales de cette Amérique reculée. On évoquait le polar : les héros Hap & Leonard de Joe R. Lansdale, incarnés à l’écran par James Purefoy et Michael K. Williams, galèrent au fin fond du Texas des années 1980. Paumés oubliés du rêve américain, les deux amis se heurtent sans cesse au racisme et à l’homophobie des rednecks du coin, sur fond de vieux relents de Ku Klux Klan et misère sociale.
Le héros des polars de Craig Johnson, Walt Longmire, shérif au Stetson vissé sur la tête, enquête de son côté dans le comté d’Absaroka (Wyoming), le moins peuplé du pays. Il traque les assassins dans des paysages d’une beauté à couper le souffle, à la limite des réserves indiennes. Même ambiance rurale dans Justified, d’après les romans de Elmore Leonard : dans le Kentucky, où l’économie repose sur l’exploitation de mines de charbon en déshérence, Raylan Givens (Timothy Olifant) a la gâchette facile face à des autochtones bas du front qui fuient la misère dans l’alcool et la drogue.
De son côté, True Detective (saison 1) immerge Rust Cohle (Matthew McConaughey) et Martin Hart (Woody Harreslon) dans les marécages nauséabonds de la Louisiane, où l’horreur atteint son paroxysme dans une sinistre cabane. En Floride, les Keys sont le terrain fertile des pulsions criminelles et des secrets de famille dans Bloodline. Ozark exile son héros Marty (Jason Bateman) dans un Missouri sauvage, où il affronte un dealer local et une bande de voyous. Inspirée du film des frères Coen sorti en 1996, Fargo s’implante dans les plaines enneigées du Midwest, où la stupidité et la mesquinerie des autochtones les entraînent dans des crimes qui tournent invariablement au désastre. On pourrait également faire étape dans les décors de séries comme Rectify, Banshee, True Blood, Sons of anarchy ou encore Stranger Things avec sa ville fictive de Hawkins (Indiana).
Dans ces séries, les villes possèdent en général une cartographie étrangement similaire : petits commerces et bars se concentrent sur une avenue centrale ; les maisons au lustre d’antan se dressent dans les quartiers résidentiels voisins ; des masures s’alignent le long des routes poussiéreuses ; la ville est ceinturée par les forêts denses et labyrinthiques ou perdue dans les plaines infinies. Y vivent des autochtones à la personnalité bien particulière, dans des petites communautés fermées, conservatrices, intolérantes et souvent racistes ; les forces de l’ordre sont peu fiables, rarement à la hauteur des défis qu’elles ont à relever. Dans cette atmosphère hostile, tout concourt à la vulnérabilité du visiteur – qu’il découvre les lieux ou y revienne après avoir vainement tenté d’y échapper.
Nourris des fantasmes associés à l’essence même des États-Unis, qui se sont construits par la conquête de ces territoires reculés, ces chemins de traverse exercent un indéniable pouvoir d’attraction. Paradoxalement oppressants dans leur immensité, les endroits les plus reculés de la vaste géographie américaine éveillent aussi la méfiance. D’autant que la fiction exploite sans vergogne le regard soupçonneux que l’on pose sur les habitants, membres de communautés hermétiques où domine l’hostilité envers l’étranger, entre protectionnisme et jalousie de ceux qui n’ont jamais pu quitter leur ville d’origine. Le crime et le drame surgissent alors avec, en arrière-plan, le désenchantement d’une Amérique profonde, en pleine crise économique, où la désindustrialisation s’accompagne du délitement du tissu urbain et social, loin du boom des grandes villes.
Les mystères, la noirceur de ces territoires dans l’imaginaire en font le cadre parfait pour le fantastique ou le polar. Mais au-delà des histoires particulières de leurs héros, toutes ces séries explorent des territoires traversés par les mêmes maux, les mêmes vices et les mêmes dangers : ceux que concentrent une Amérique profonde, fascinante et angoissante, dont n’a cessé de se nourrir la fiction. Bienvenue à Wind Gap, Castle Rock ou dans les monts d’Ozark, microcosmes d’une réalité sociale aux antipodes du rêve américain.