Émouvante, magnifiquement interprétée et réalisée : Le jeu de la dame ou l’histoire d’une jeune joueuse d’échecs crée la surprise et suscite l’enthousiasme.
C’est quoi, Le jeu de la dame ? Dans les années 1950, Beth (Johnston Island puis Anya Taylor-Joy) est recueillie dans un orphelinat après la mort de sa mère . Discrète et effacée, la petite fille se découvre une passion pour les échecs par l’intermédiaire du concierge (Bill Camp), qui l’initie aux règles et techniques de ce jeu. Très vite, Beth montre un don inné et remporte ses premiers tournois. Lorsqu’elle quitte l’orphelinat, sa mère adoptive comprend qu’elle peut tirer profit des aptitudes de Beth, qui s’impose face à des joueurs de plus en plus chevronnés. La jeune fille a un but : devenir la meilleure joueuse d’échecs au monde. Mais sa dépendance aux tranquillisants et sa fragilité psychologique menacent de contrarier ses ambitions.
Netflix lance certaines de ses séries sans promotion ni annonce retentissante ; c’est ce qui s’est passé avec Le jeu de la dame, discrètement mise à disposition des abonnés en Octobre dernier. Contre toute attente, elle s’est rapidement hissée parmi les plus regardées de la plate-forme et suscite l’enthousiasme général. Adaptée du roman homonyme de Walter Tevis par Scott Frank (Godless), la mini-série raconte l’histoire de Beth, une jeune prodige des échecs aussi talentueuse que psychologiquement fragile.
Le jeu de la dame du titre, ce sont donc les échecs : un sujet que les non-initiés pourraient juger rebutant. De fait, les échecs occupent une place non négligeable dans l’histoire et sont bien plus qu’une simple toile de fond : on assiste à de nombreuses parties, on entend parler de techniques complexes, certaines expressions prennent une importance toute symbolique au fil des épisodes. Le titre original de la série (The queen’s gambit) contient à lui seul la quintessence de cette histoire ; ce n’est pas par hasard qu’on insiste sur la défense sicilienne, une stratégie risquée rarement mis en œuvre par les joueurs méthodiques et prudents, qui définit parfaitement le caractère de Beth.
Mais ne vous laissez pas impressionner : si les adeptes apprécieront les références et les tactiques de jeu montrées à l’écran, même le spectateur qui ne comprend rien aux règles des échecs pourra facilement suivre le cours de l’histoire et se laissera… prendre au jeu. Car au fond, il s’agit moins d’une série sur les échecs que d’un drame humain et psychologique, presque un récit initiatique, l’histoire somme toute classique d’une personnalité aussi prodigieuse que perturbée.
En l’occurrence, il s’agit d’Elizabeth Harmon dite Beth. La série s’ouvre par un flash forward en guise d’introduction pour montrer d’emblée les fragilités de la jeune femme, avant de revenir au début. Dans un récit chronologique, on la suit de son arrivée à l’orphelinat après la mort de sa mère jusqu’à la finale d’un championnat en Russie, en passant par son enfance, sa découverte des échecs, son adoption, les tournois locaux puis internationaux, la manière dont elle s’impose dans un monde dominé par les hommes, son obsession grandissante pour ce jeu, son addiction à l’alcool ou aux médicaments, ses relations avec des adversaires tels que Harry Beltik (Harry Melling) et Benny Watts (Thomas Brodie-Sangster) qui deviendront parfois ses alliés voire un amant occasionnel.
La série ne s’appuie pas sur des coups de théâtre ou des rebondissements inattendus et les arcs narratifs sont finalement assez simples. En revanche, elle repose sur la construction psychologique d’une héroïne profondément marquée par les traumatismes du passé et sur ses relations avec tous ceux qui traversent sa vie. La phrase est un peu pompeuse, mais on pourrait dire que Beth doit affronter des rivaux sur l’échiquier, mais que sa principale adversaire n’est autre qu’elle-même. Frappée par des crises d’angoisse, elle abuse de l’alcool et des médicaments en marge d’une autre addiction : son obsession pour les échecs, seul domaine de sa vie où elle a l’impression de garder le contrôle.
C’est donc un personnage riche et complexe, qui ne cesse d’évoluer. Un rôle que l’on devine extrêmement délicat à interpréter, dans lequel Anya Taylor-Joy est magistrale. Lumineuse, émouvante, toute en nuances, elle s’approprie le personnage et lui donne un charisme fou ; dans les longues parties d’échecs, c’est son regard énigmatique qui rive le spectateur à son siège. Magnétique, elle domine largement le reste de la distribution, même si les autres acteurs sont loin de démériter dans des rôles secondaires suffisamment riches et développés pour en faire autre chose que des faire-valoir.
Le jeu de la dame est aussi un ravissement du point de vue esthétique. Scott Frank, qui a écrit et réalisé tous les épisodes, joue sur une mise en scène précise et élégante, les contrastes de lumière, des mouvements de caméra fluides, toute une palette de couleurs nuancées, les décors vintage de l’époque des années 1960 pour créer une atmosphère sophistiquée et fascinante. Y compris lors des nombreuses parties d’échecs, pleines de tension, où les pièces sortent du jeu et où la partie se projette à l’écran en trois dimensions pour illustrer la réflexion, la stratégie et l’obsession dévorante de Beth. Il y a une phrase, dans le roman La défense Loujine de Nabokov, qui résonne avec la série : « Horreur, mais aussi harmonie suprême: qu’y avait-il en effet au monde en dehors des échecs? Le brouillard, l’inconnu, le non-être… » . Le gambit de la reine, c’est peut-être d’essayer de faire mentir cette citation.
De nombreux spectateurs se sont demandés si Le jeu de la dame racontait la vie d’une vraie joueuse d’échecs : bien que l’auteur du roman se soit inspiré de sa propre expérience en tant que joueur (et accro aux médicaments), la réponse est non. C’est une pure fiction, qui retrace le parcours de sa jeune héroïne avec beaucoup de délicatesse. Drame psychologique, récit initiatique touchant et épopée sportive : Le jeu de la dame construit un récit fluide et intelligent, avec une réalisation sublime et une actrice qui ne l’est pas moins. Un gambit passionnant de bout en bout, dont Anya Taylor-Joy est incontestablement la reine.
Le jeu de la dame (Netflix)
7 épisodes de 56′ environ.