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Bombardement de Bouaké : Trois ex-ministres dans le viseur de la justice

Une ordonnance de la juge d’instruction Sabine Kheris accuse Dominique de Villepin, Michèle Alliot-Marie et Michel Barnier d’avoir sciemment entravé l’enquête sur le bombardement d’une base française à Bouaké en Côte d’Ivoire. Le bombardement de Bouaké avait fait 10 morts, neuf soldats français et un humanitaire américain, le 6 novembre 2004. 

Près de douze ans après le bombardement meurtrier d’une base française de Bouaké en Côte d’Ivoire, la juge d’instruction Sabine Kheris demande le renvoi en justice de trois anciens ministres.

Dominique de Villepin, Michèle Alliot-Marie et Michel Barnier, respectivement ex-ministres de l’intérieur, de la défense et des affaires étrangères pourraient comparaître devant la Cour de justice de la République. C’est en effet la seule juridiction française compétente dans le jugement de membres ou anciens membres du gouvernement. Elle vise à déterminer la responsabilité des personnalités politiques pour des crimes et délits commis dans l’exercice de leurs fonctions. S’ils sont reconnus coupables d’avoir délibérément entravé l’enquête sur le bombardement, ils encourent jusqu’à trois ans d’emprisonnement et 45.000 euros d’amende.

L’information s’appuyant sur l’analyse de Sabine Kheris a été dévoilée par le Canard enchaîné et Mediapart, elle a par ailleurs été confirmée de source judiciaire. Si le parquet de Paris atteste la déclaration de Sabine Kheris, la juge d’instruction en charge de l’enquête pourrait à son tour saisir la commission des requêtes de la Cour de justice de la République (CJR).


6 novembre 2004, le bombardement du lycée Descartes de Bouaké fait 10 morts
Dans un contexte de crise politico-militaire en Côte d’Ivoire, l’armée de Laurent Gbagbo, alors président de la Côte d’Ivoire, fait feu sur les positions de la rébellion implantée dans le nord du pays. Tandis que les forces de l’Opération des Nations unies et les forces françaises sont présentes pour le maintien de la paix, le lycée français Descartes de Bouaké est pris pour cible, le 6 novembre 2004. Dedans pas d’élèves, mais des troupes françaises de l’opération Licorne qui y avaient installé leur base militaire. Le bombardement, qui a couté la vie à neuf français et un américain, est effectué par deux avions russes Soukhoï

Paris ne tarde pas à dénoncer le président Laurent Gbagbo comme le commanditaire de l’opération. Mais sur le terrain, l’enquête présente bien des incertitudes suspectes pour un drame de cette envergure. Les pilotes slaves et leur entourage échappent miraculeusement à une audition quand bien même ils ont été parfaitement identifiés par les services de renseignement. Ces derniers les surveillaient avant même le bombardement.

L'armée russe a déployé plus de 50 avions et hélicoptères en Syrie, le 1er Octobre 2015. Source : Sukhoi Su-30 / 01 octobre 2015 Romandie.com (AFP)

L’armée russe a déployé plus de 50 avions et hélicoptères en Syrie, le 1er Octobre 2015. Source : Sukhoi Su-30 / 01 octobre 2015 Romandie.com (AFP)

Dans les heures qui suivent l’attaque, quinze techniciens aéronautiques de nationalités russes, biélorusses et ukrainiens sont interceptés à l’aéroport international d’Abidjan. Bien que l’attaque ait fait de nombreuses victimes, ils seront finalement remis à l’ambassade russe sur ordre de Paris.

Les huit pilotes ayant quant-à eux été arrêtés à la frontière entre le Togo et le Ghana, ils seront également relâchés faute de réaction des autorités françaises. Peut de temps après les évènements, l’armée française avait riposté en détruisant le dispositif aéronautique ivoirien. Pour se justifier, Paris avait accusé Laurent Gbagbo d’être le commanditaire du bombardement. Plus de onze ans après les faits, la question de l’identité du commanditaire de ce bombardement demeure.

L’ordonnance de la juge, le début des révélations sur une affaire d’État ?
Chargée du dossier depuis 2012, la juge Sabine Kheris a ordonné, le 2 février 2016, le renvoi devant la Cour de justice de la République de trois anciens ministres français exerçant sous la présidence de Jacques Chirac. Dominique de Villepin, Michèle Alliot-Marie et Michel Barnier sont donc susceptibles d’être jugés pour des délits d’entrave à une enquête, comme l’a annoncé Le Canard enchaîné dans son édition du mercredi 17 février. 

L’ordonnance de cette juge sonne le début des révélations sur une affaire d’État longtemps « mise sous scellés ». L’enquête fût si sensible qu’elle aura mobilisé quatre magistrats instructeurs et nécessité plus d’une décennie d’enquête. Il aura fallu attendre la déclassification d’une pléiade de documents tous estampillés « Secret défense » ainsi que plus d’une dizaines d’auditions pour rédiger cette ordonnance, mettant en cause trois figures politiques françaises. L’instruction de ce que l’on appelle encore l’affaire Bouaké touche désormais à sa fin. 

« Il est apparu tout au long du dossier que tout avait été orchestré afin qu’il ne soit pas possible d’arrêter, d’interroger ou de juger les auteurs biélorusses du bombardement », a conclut la juge, au bout de 12 pages de démonstration.

Les documents analysés accusent les trois anciens piliers du gouvernement de Jacques Chirac d’avoir agit après « concertation à un haut niveau de l’État ». Il leur est aujourd’hui reproché d’avoir « fourni à la personne auteur ou complice d’un crime ou d’un acte de terrorisme {…} un logement, un lieu de retraite, des subsides, des moyens d’existence ou tout autre moyen de la soustraire aux recherches », conformément à l’article 434-6 du Code pénal, ce délit est passible d’au moins dix ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende.

Dominique de Villepin, pas tenu informé de ces décisions juridiquement infondées.
Le nom de l’ancien ministre de l’intérieur Dominique de Villepin figure au coeur du dossier. Il est pourtant à l’origine des accords de Marcoussis de 2003, qui visaient à mettre un terme à la guerre civile de Côte d’Ivoire, alors qu’il était aux ministère des Affaires étrangères. Il a cependant assuré devant le juge, ne pas avoir été tenu informé de ces décisions juridiquement infondées.

En revanche, plusieurs témoignages et messages diplomatiques ne penchent pas en sa faveur. Nombre de documents démontrent en effet, que son cabinet était au centre, voire l’investigateur, de la chaîne de décision. Comme en témoigne devant la juge l’attaché de défense au Togo, le sort des huit Biélorusses interpellés le 16 novembre « devait se traiter au niveau du ministère de l’intérieur » par le biais du SCTIP, le service de coopération technique international de la police, service rattaché à la place Beauvau.

La transmission de télégrammes diplomatiques entre le Quai d’Orsay et la défense ont également été adressés au ministère de l’Intérieur, pendant que les autorités togolaises tenaient les mercenaires à disposition de la France. Cela prouve donc qu’il y a bel et bien eu un échange entre les différents ministères impliqués dans l’enquête au moment des événements.


Michèle Alliot-Marie tente de justifier le refus de Paris d’interroger les pilotes

Lors de sa précédente audition par la juge Michon en 2010, l’ancienne ministre de la défense, Michèle Alliot-Marie, a tenté de faire valoir ses arguments juridiques. Mais ceux-ci restent peu crédibles aux yeux de la justice pour justifier le refus de Paris d’interroger les pilotes. C’est un des points clefs que l’enquête est chargée d’élucider.

Après s’être « posé la question de savoir si les Biélorusses interpellés à l’aéroport pouvaient être interrogés », Michèle Alliot-Marie aurait, selon ses propos, renoncé après que son cabinet « lui avait répondu qu’il n’y avait pas de base légale ».

Cette version est contestée par David Sénat, conseiller au cabinet de la ministre de la défense en 2004. Il a affirmé devant la juge qu’aucune analyse juridique n’avait été faite à l’époque. Un porte-parole de MAM sollicité par Médiapart s’est contenté de répondre : « Dans ce dossier, comme dans tous les autres, le ministre Alliot-Marie s’est toujours conformé au droit. »

 

L’ancienne ministre de la défense, Michèle Alliot-Marie, a tenté de faire valoir ses arguments juridiques pour justifier le refus de Paris d’interroger les pilotes. Source : Reuters

L’ancienne ministre de la défense, Michèle Alliot-Marie, a tenté de faire valoir ses arguments juridiques pour justifier le refus de Paris d’interroger les pilotes. Source : Reuters


« La ministre a menti sous serment alors qu’elle était garde des Sceaux ! »
, s’insurge Me Jean Balan, l’avocat des familles des militaires français. Il avait sollicité son renvoi devant la CJR en novembre 2012, sans résultat probant. Michèle Alliot-Marie ne s’est pas contenté de se dédouaner de la question de savoir si les Biélorusses interpellés à l’aéroport pouvaient être interrogés. Elle s’est également justifiée de son inaction face à la libération des pilotes arrêtés à la frontière entre le Togo et le Ghana « car cela concernait des personnes et non pas l’institution ».

« Il aurait été possible de dénoncer les faits en urgence au procureur de la République ou de l’aviser de la présence de ces pilotes au Togo. Un magistrat instructeur aurait été saisi et aurait délivré des mandats d’arrêt internationaux qui auraient permis d’appréhender en toute légalité ces pilotes », conteste la juge Sabine Kheris dans son ordonnance. Elle ne manque pas de rappeler que l’ancienne ministre est « docteur en droit et titulaire du certificat d’aptitude à la profession d’avocat ».

 

Michel Barnier pas entendu par les juges
Aux ministère des Affaires étrangères, l’ancien ministre Michel Barnier n’a pas été entendu par les juges. Selon Gildas Le Lidec, ancien ambassadeur de France en Côte d’Ivoire, l’ex-ministre aurait donné l’instruction de remettre les techniciens slaves interpellés aux autorités russes.  Il était également informé en temps réel de la situation des huit mercenaires au Togo. 

Michel Barnier, seul Commissaire européen de nationalité française est chargé de la régulation financière. Il présente, le 1er janvier 2011, en quoi l’Europe se dote d’organismes de supervision performants. Source : upr.fr

Michel Barnier, seul Commissaire européen de nationalité française est chargé de la régulation financière. Il présente, le 1er janvier 2011, en quoi l’Europe se dote d’organismes de supervision performants. Source : upr.fr

La rédaction de Mediapart a contacté Michel Barnier au sujet de l’ordonnance de la juge d’instruction. Il a déclaré « ne pas connaître le contenu de ce dossier d’instruction » et n’avoir « aucun souvenir d’aucune décision prise sous [son] autorité allant dans le sens de ce qui est évoqué ». Il tient à préciser que « Les faits sont anciens, une douzaine d’années ».

La conclusion de la juge Kheris est sans appel
Il n’en demeure pas moins que la conclusion de la juge Kheris est sans appel : la décision de ne rien faire pour entendre les pilotes a été délibérée et « prise à l’identique par le Ministère de l’Intérieur, le Ministère de la Défense et le Ministère des Affaires étrangères. » Les ministères savaient pertinemment que les mercenaires slaves échapperaient de fait à la justice française.

La conclusion pointe clairement une décision politique : l’instruction « permet de penser à l’existence d’une concertation à un haut niveau de l’État et non au fait que des services subalternes ou “techniques” aient géré la situation ».

Pourquoi de hauts responsables politiques français auraient-ils tenté d’entraver l’enquête ?
L’ordonnance de la juge renvoie avec insistance la question du commanditaire du bombardement, toujours inconnu onze ans après le drame. Pour Sabine Kheris « Il résulte de tous les éléments énoncés qu’il n’existe pas d’éléments permettant de mettre en cause les hautes autorités de l’État dans l’assassinat des militaires français et américains du camp Descartes ».

Pour Me Jean Balan, impliqué dans le dossier depuis 2004, le doute n’est plus possible : « Le bombardement de Bouaké est une tentative de coup d’État manquée. En France, une petite clique a voulu se débarrasser de Gbagbo en faisant croire qu’il avait attaqué l’armée française. » 

Ce Faisant, Paris chercherait à se détourner voire à cacher sa responsabilité inavouable dans la mort des neuf soldats. Il finit par affirmer que « Ce qui était hier une hypothèse est aujourd’hui corroboré par les faits ».

Serait-ce une pure théorie du complot pour « ne pas lever le voile sur certains réseaux de trafics d’armes en Afrique » ?
Un proche du dossier conteste cette conclusion « active », indiquant à Mediapart, sous couvert d’anonymat, que le bombardement est intervenu à un moment où « Bongo [président du Gabon] et Sassou N’Guesso [président du Congo] demandent à Chirac d’être plus conciliant avec Gbagbo ». 

Selon ces affirmations, les manquements dans l’audition des mercenaires résulteraient d’un geste délibéré et murement réfléchi pour ne pas « lever le voile sur certains réseaux de trafics d’armes en Afrique. »

Toujours est-il que l’ordonnance de la juge Sabine Kheris est aujourd’hui sur le bureau du procureur de Paris. Ce dernier est en charge de décider de saisir ou non la commission des requêtes de la CJR.

Parallèlement à la demande de renvoi des trois ex-ministres devant la cour par la juge d’instruction, se retournement de situation laisse entrevoir un possible renvoi des pilotes biélorusses devant une cour d’assises. Ces derniers sont en liberté, onze ans après les faits.

À lire aussi : Bygmalion : la casserole de Sarkozy

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