Après 23 ans d’absence, le légendaire marin créé par Hugo Pratt a fait son retour dans les librairies ce 30 septembre, ressuscité par la plume et le crayon de Canales et Pellejero. Un ouvrage majeur de la rentrée littéraire qui fait l’unanimité chez les critiques… ou presque.
C’est une figure héroïque qui aura marqué plus d’une génération et conquis bon nombre de lecteurs à travers le monde : Corto Maltese, le romantique et mystérieux personnage imaginé par l’italien Hugo Pratt, nous régale d’une nouvelle aventure avec Sous le soleil de minuit, dont la sortie coïncide avec le 20ème anniversaire de la disparition de son créateur.
Celui-ci avait déclaré en 1990 ne pas être « choqué à l’idée que quelqu’un puisse un jour reprendre Corto Maltese ». Pas étonnant, donc, que certains aient voulu faire renaître l’élégant matelot. Pour l’occasion, deux grands noms de la bande-dessinée contemporaine se sont attelés à la tâche: les deux espagnols Juan Díaz Canales (Blacksad, Dargaud) et Rubén Pellejero (Les aventures de Dieter Lumpen) ont allié leurs talents de scénariste et de dessinateur pour réaliser ce 13ème album paru chez Casterman.
Dans cette nouvelle aventure, Corto embarque pour des contrées reculées et glaciaires : celles du Grand Nord. Notre ténébreux personnage va parcourir l’Alaska à la demande de Jack London : celui-ci lui a confié une lettre à remettre à un amour de jeunesse. Afin de rendre service à son ami, Corto va braver divers dangers et multiplier les rencontres…
Un hommage empreint de modernité
Jack London, Raspoutine, Matthew Henson… nombreux sont les personnages historiques qui vont croiser la route du marin dans ce nouvel ouvrage, qui par ces références suit parfaitement la tradition « maltesienne » : Hugo Pratt a toujours fait se côtoyer fiction et réalité et c’est donc en toute logique que Canales suit cette voie. Cependant, on pourrait regretter, comme le souligne Ouest-France, une profusion de personnages dont le traitement manque parfois de profondeur : « Juan Diaz Canales donne parfois le tournis, multipliant les personnages au lieu de creuser davantage l’un ou l’autre ».
Eminemment politique, Sous le soleil de minuit délaisse un peu la poésie et le mysticisme des premiers épisodes : même si l’album s’ouvre sur un poème de Robert W. Service, l’intrigue se révèle très terre-à-terre, car elle aborde l’épineux sujet de la traite des blanches. Une volonté de rendre plus accessible une bande-dessinée qui pouvait paraître un peu obscure ? C’est ce qu’en conclut Libération, qui salue l’initiative tout en espérant que cela ne portera pas préjudice à l’identité de l’œuvre.
Concernant la forme, Pellejero a presque tout restitué de l’univers de Corto Maltese : son coup de crayon, très – peut-être trop ? – respectueux du trait d’Hugo Pratt, ne cherche pas à s’éloigner du style originel de la BD. Soucieux d’inscrire son œuvre dans la lignée, le dessinateur nous offre de nombreuses références aux précédents ouvrages, multipliant les clins d’œil et les postures iconiques du personnage principal. Seule la couleur, jusqu’alors absente de l’œuvre de Pratt, vient apporter une touche de modernité à un dessin qui a tendance à basculer dans l’hommage trop appuyé.
Une lucrative résurrection ?
Casterman a su anticiper le succès retentissant de Sous le soleil de minuit en préparant un tirage de 300.000 exemplaires en couleur, dont 25.000 ont déjà été vendus. L’éditeur a proposé également une édition de luxe en noir et blanc. Cette dernière a su ravir les nostalgiques des premiers albums et les 20.000 tirages proposés en librairie se sont écoulés en l’espace de 4 jours, nécessitant une réimpression de 15.000 nouveaux exemplaires.
La réussite d’une telle relance n’est pas sans nous rappeler celle qu’a connue la nouvelle série Astérix, dont le premier tome s’est hissé en tête des ventes en 2013… sans pour autant conquérir la critique. Beaucoup s’interrogent sur la réelle exploitation de ces figures littéraires populaires : le monde éditorial ne serait-il pas en train de basculer dans la recherche du profit facile, exploitant des classiques pour en faire des franchises ?
Dans le cas de cette nouvelle parution, l’auteur et amateur de bandes-dessinées Jean-Samuel Kriegk a émis beaucoup de réticences dans une tribune publiée sur le Huffington Post : « Que penser des jeunes lecteurs dont Sous le soleil de minuit sera le premier Corto Maltese ? Cela leur donnera-t-il la curiosité de lire les vieux albums ? C’est tout ce que l’on peut espérer de cette initiative franchement contestable ». Loin de partager cet avis défavorable, nous espérons cependant, nous aussi, que le travail accompli par le duo espagnol participera à la postérité et au renouveau de l’œuvre de Pratt.