Alors que la saison 3 de Murder va arriver à la rentrée sur ABC, retour sur la narration si spéciale de séries qui ont densifiées leurs histoires.
« In terms of dramatic value, relevance and humor, prime-time television […] is far better than what’s on the movies » (Bernard Weinraub du New York Times, 1995) (Les shows télévisés possèdent un intérêt dramatique, une pertinence et un humour de loin supérieur aux films)
Amateurs de séries, véritables virtuoses de l’écran, aventuriers sans frontières, nous naviguons quotidiennement d’un monde à l’autre. Du fictionnel au réel. Quelque peu perdus entre les deux, mais ne rêvant, décidément, qu’au premier. Cet univers fictionnel nous agrippe, nous attache. Il n’est alors pas rare de regarder compulsivement 4 ou 5 épisodes à la suite – à vrai dire, c’est plutôt l’inverse qui serait étonnant. Ce syndrome boulimique se nomme le « binge-watching » de « binge », excès en anglais et « watching », regarder.
Le concept d’univers fictionnel permet d’enrichir le spectateur, alors immergé, qui évolue au contact des propositions contenues dans la série. On parle de « pouvoir des séries ». Elles ont un projet social ou sinon les voilà tombées dans le soap opéra. Il ne s’agit pas d’un lavage de cerveau. Bien au contraire, elles suscitent des critiques, des analyses et touchent toutes les classes sociales.
Leurs créateurs ont des choses à dire et défendent avec véhémence leurs précieux bébés. Les séries proposent une réelle évolution des personnages, prennent le temps d’aborder les problématiques sociales actuelles, en les entremêlant savamment avec leurs héros.
Elles sont en concurrence avec le cinéma ou encore les romans dans ce qu’elles proposent également des textes fictionnels. Ils ont pour caractéristique de nous plonger dans un état immersif, un espace mental particulier où l’imagination prime. En effet, le monde fictionnel se juxtapose au réel qui est alors utilisé pour interpréter les événements du premier. C’est l’appropriation, l’apprivoisement de ce texte fictionnel par le spectateur. C’est toute la puissance des séries : un mariage magique entre ces dernières et son spectateur lorsque le cinéma est un somptueux baiser.
La série a développé des armes afin de fidéliser son spectateur, favoriser son immersion. Il faut du suspens, que la pression monte au fur et à mesure des épisodes. Les cliffhangers prolifèrent, de plus en plus spectaculaires. En anglais, ce terme ne signifie littéralement « personne suspendue à une falaise ». Il fait référence aux intrigues, les fins d’épisode laissant le spectateur sans voix, qui attend alors avec une impatience fiévreuse de voir le prochain.
Le format des séries prend de plus en plus d’ampleur. Les storylines, les arches narratives sont de plus en plus fouillées, complètes. C’est la ruée vers l’intensité. Il faut faire rêver, frissonner, rire, pleurer… Les séries doivent faire ressentir toutes ces émotions, s’appuyant sur une identification pure en un court laps de temps – de 20 minutes à 1 heure.
Toute cette intensité dégagée doit frustrer, provoquer un manque, une passion dévorante… Sans cesse insatisfaisante afin de fidéliser le lecteur. Les showrunners, portés par la confiance enamourée des fans, redoublent donc de dextérité afin de produire le travail le plus parfait possible.
Cet onirisme généré permet de s’éclipser de la routine quotidienne. En effet, le XXe ou encore le XXIe sont caractérisés, selon Marcel Gauchet, par le désenchantement du monde. Là où avant l’Eglise catholique était vectrice de lien sociale désormais ce sont les téléphones portables qui la remplacent. Pour Tristan Garcia, l’obsession moderne est la recherche de l’intensité, l’électrification des sens. La vie moderne réclame l’intensification des forces vitales, de la vie, des expériences ardentes, d’être tout simplement intense. Ses expectatives s’opposent à ce qui la caractérise : quotidienneté, sécurité, sphères individualistes, désengagement politique et sociétal…
Ainsi l’univers fictif s’oppose au monde réel, perçu comme mesurable, quantifiable. Les séries fantastiques sont les premières à le mettre en scène : Les chroniques de Shanarra, Vampire Diaries, Stranger Things, Game of Thrones, Arrow, The Flash… Les personnages y expriment et réalisent leur intensité intérieure. Le spectateur s’identifie et se libère pour quelques heures de son enveloppe charnelle.
Les schémas narratifs ont pour impératif d’être intensifs, énigmatiques, de sortir de la norme, en un mot : captiver et retenir l’audimat. C’est ainsi que la narration en ellipse s’impose progressivement. Elle intensifie encore le concept des cliffhangers. Bloodline, Quantico, Damages, How to get with a murders… nous ensorcellent grâce à leur méthode narrative, rebondissant de fragments d’histoire en fragments d’histoires. Elles nous mettent en haleine, nous suscitant, stimulant notre fibre émotionnelle. Les séries divorcent totalement avec le roman et rompent sans ambages avec le traditionnel schéma narratif.
Les séries US voient des cliffhangers toutes les 12 minutes. Principalement pour faire rester le spectateur malgré les coupures publicitaires. HBO s’émancipe des publicités mais garde en moyenne ¾ des cliffhangers au cours d’un épisode de 52 minutes.
How to get away with murder tout comme Damages sont des séries que l’on peut qualifier d’hybrides. Elles jouent sur deux timelines différents : d’une part avec les flashforward (saut en avant dans le temps) récurrents et d’autre part par leurs brusques sauts en arrière, ferventes amatrices des fameux « 2 mois plus tôt » et autres ellipses. Ces deux temporalités s’affrontent mais sont destinées à se rencontrer.
Le spectateur navigue entre les différentes stratifications du présent. Une véritable chasse au trésor est proposée. Cette confusion temporelle permet de mettre en valeur ce qui apparaît alors comme être l’élément principal : les émotions des personnages. Seule information authentique.
Le temps, les événements semblent si trompeurs, si fluctuant. Chacun d’eux semble vicié. Le spectateur les aborde alors sur la réserve, cherchant l’erreur ayant conduit le personnage à ce stupéfiant cliffhanger – qu’il peut encore ne pas avoir bien interpréter.
La narration de Damages ouvre la voie à sa petite sœur. Ainsi dans Damages, le « je » narré et le « je » narrant sont inégaux et sont liés au temps. En effet, le premier est celui de la compréhension tandis que le second est celui de l’expérience. Damages nous montre que les séries télévisées, à l’inverse des romans, peuvent détenir plusieurs niveaux de temporalité qui s’articulent au présent. Il n’y a donc pas de présent réel mais des relations entre les moments qui s’entre chassent. Le passé, le présent et le futur sont déconstruits. Tout est donné en même temps, décousu et avec une incohérence parfaitement travaillée.
Ce nouveau concept du temps, possible grâce au support de la série, n’est plus homogène, ni vide. Il rompt avec la spatialité, la chronologie et la mesure. Damages, How to get away with murder, Quantico ou encore Bloodline nous rappellent sans cesse la discursivité du temps. Le refus d’adhérer au diktat scientifique d’un temps régit par des lois.
Non, c’est sûr : le temps est un outil redoutable et puissant. Alors que Damages dénonce le système légal des Etats-Unis, en réalité c’est à son discours narratif qu’il faut s’intéresser. Il critique implicitement la société moderne. Il propose une nouvelle vision, apostrophant ses spectateurs. C’est la recherche de l’intensité. La demande frénétique d’électrifier le temps.