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Les Cœurs Doubles (1/4) : Les berceaux des cultures

Vivre avec un cœur double c’est porter en soi l’amour des couleurs de deux cultures. Les cœurs doubles sont cette jeune génération française d’ici et d’ailleurs. Nés de parents immigrés, ils constituent la première génération née en France issue d’une histoire migratoire qui compose ce pays multiculturel. Ils ont entre 20 et 32 ans et sont nés d’un même phénomène tout en vivant la double culture d’une manière singulière, entre éducation culturelle et appropriation personnelle. 

Pour ce premier épisode, les cœurs doubles nous racontent leur enfance et éducation influencées par leur culture dite d’origine. Pour la plupart, dès le berceau, leurs vies ont été décorées des signes de cette culture « d’ailleurs » que leurs parents ont transposée sous leur toit et dans les cœurs.

Une histoire de famille

Une histoire migratoire est une histoire familiale passée et présente. Les cœurs doubles sont le cœur même de cette histoire qui est celle de la France. Leurs parents sont immigrés du Maghreb à l’Afrique subsaharienne, d’Amérique latine jusqu’en Asie du sud-est, une diversité et richesse culturelle qui fait la mosaïque de couleurs qu’est la France. Ils sont la première génération née en France d’un phénomène migratoire de pays diverses, mais aussi d’une histoire de famille qui leur est personnelle. 

Pour beaucoup d’entre eux, l’histoire commence avec une rencontre en France comme c’est le cas de Sergio, « Ma mère a quitté la Colombie pour découvrir de nouvelles choses, elle est venue en France puis elle a retrouvé par hasard mon père, qu’elle avait déjà rencontré en Colombie ». Une rencontre hasardeuse qu’on accorderait presque au destin, qui est aussi l’histoire des parents de Linda, d’origine marocaine, qui se sont rencontrés en France à l’université alors qu’ils venaient de la même ville au Maroc. 

Parfois, la migration se produit dans un contexte plus délicat dans l’espoir de construire une vie meilleure. Les parents d’Alice, d’origine vietnamienne et thaïlandaise vivaient au Laos lorsqu’ils ont dû quitter le pays à cause du communisme. « Ils sont venus en France car mon grand-père travaillait déjà pour la France à ce moment-là. » ajoute-t-elle. 

L’histoire migratoire est aussi une histoire de famille, l’immigration de leurs parents a souvent été portée ou suivie par celle d’autres membres de la famille. Malgré l’ampleur et l’historicité du phénomène, cette histoire familiale demeure souvent un récit vague, raconté de temps à autres mais très peu abordé.

« J’ai commencé à discuter avec mes parents, leur poser des questions et petit à petit l’histoire faisait sens. »

Pour mieux comprendre cette histoire et leur héritage, certains cœurs doubles décident de reconstituer les morceaux du puzzle, c’est le cas de Rayan, d’origine tunisienne. « Je m’y suis intéressé très récemment car je me posais des questions sur mon identité. J’ai commencé à discuter avec mes parents, leur poser des questions et petit à petit l’histoire faisait sens ». Cette reconstitution est à l’image même du besoin de réappropriation de leur double identité culturelle, en savoir plus pour comprendre et mieux l’affirmer, au-delà de la réception « passive » de leur éducation culturelle. 

La famille est le pilier qui rattache cette génération à leur culture dite d’origine, des parents jusqu’aux grands parents, qui sont parfois les premiers à immigrer. Cette famille constitue le jardin même de cette culture dans laquelle les parents ont grandi et qui ont tenu à la transmettre à leurs enfants. 

Une enfance en damier

La famille est le pilier de la transmission de cette culture géographiquement lointaine mais sensiblement proche des cœurs, dès lors il se constitue en France dans les foyers issus d’une histoire migratoire, une véritable maison du folklore entre ce second pays et la France. 

Cette éducation culturelle et la conservation des traditions sont parfois plus fortes dans certaines familles. « J’ai été bercé à 100% dans la culture colombienne, j’en ai appris davantage sur la culture française essentiellement grâce à l’école et mes camarades de classe » déclare Sergio. 

« Mon éducation était très marquée par ma culture d’origine, mais disons que c’est passé au mixeur… » 

Pour d’autres, l’influence de leur culture dite d’origine a été bien plus nuancée, comme l’explique Nataël, d’origine congolaise, qui a été « majoritairement bercé dans la culture française » tout en reconnaissant « une influence » de sa culture d’origine dans son éducation. Linda évoque un véritable mélange culturel entre la France et le Maroc. « Mon éducation était très marquée par ma culture d’origine, mais disons que c’est passé au mixeur… » 

Chaque éducation est singulière, on ne peut généraliser l’éducation culturelle à un seul modèle car l’influence de la culture des parents et la diversité culturelle divergent selon les foyers, d’autant plus que l’appropriation de cet héritage est propre à chacun. Si la transmission culturelle prend la forme de bribes de traditions culturelles et donc familiales, elle se fait aussi à travers la transmission de la langue. Cette langue qui est maternelle pour les parents, demeure parfois secondaire pour les cœurs doubles. 

Si des cœurs doubles comme Dienaba ou Sergio parlent couramment cette seconde langue, d’autres comme Linda expriment un véritable handicap lorsque cette langue demeure presque inconnue… « Je comprends beaucoup de choses en arabe mais je ne parle pas la langue. C’est un des plus grands regrets dans ma vie, j’en veux à mes parents de ne pas me l’avoir enseignée ». 

Cette langue reste encore très présente au sein de la famille, mais ce sont souvent les enfants les plus jeunes qui portent les marques de l’effacement progressif de cette transmission, mais aussi de l’influence globale de cette culture. « Mes petits frères et sœurs ne parlent pas la langue, ça me dérange car je ne veux pas ça se perde » exprime Dienaba. Alice illustre justement ce cas « Je ne parle pas la langue et je ne sais même pas cuisiner les plats traditionnels et c’est avant tout parce que je suis la petite dernière. J’ai grandi avec mes sœurs qui ont aussi grandi en France et l’éducation de mes parents a forcément évolué avec le temps… ». 

Le cadre familial représente également ce modèle de dualité culturelle, en partie car les parents sont les premiers à vivre la double culture, vivant eux même en France depuis de longues années. Cette enfance en damier, jongle entre la France et cet ailleurs transposé sous le toit du foyer familial. Cette culture, les cœurs doubles l’associent à la famille, créant finalement une attache sentimentale et parfois réconfortante. Ce sont les souvenirs d’enfance, les bribes de moments de fêtes ou encore ces musiques ou ces plats qui rappellent cet ailleurs, cette culture que les parents partagent à leurs enfants, avec nostalgie. 

« Je peux ressentir la nostalgie du pays de ma mère, là où elle est là plus heureuse c’est quand je l’amène dans un quartier arabe ou chercher du msemen à Barbès » dit Yanis, d’origine algérienne à propos de sa mère. Ce manque du pays est ressenti par cette génération, qui voient leurs parents parfois partagés entre différents codes, tout comme eux. Par ce manque se traduit l’importance de transmettre, de partager et se souvenir. 

La maison et le monde extérieur

La question de l’attache, la conservation et la transmission demeure très présente. Que faire de cette éducation nuancée ou non, comment s’approprier ou conserver ces bribes d’un ailleurs qui font le foyer familial ? Cette éducation fait-elle l’identité même des cœurs doubles où constitue-t-elle seulement une influence mineure sur un enfant qui finira par s’émanciper dans son identité française ? Pour répondre à cette question, les cœurs doubles nous ont également parlé de leur milieu social extérieur à ce cadre privé et familial. 

C’est parfois ce dans quoi on reconnait quelque chose de familier et semblable à notre histoire que l’on se conforte. C’est la raison pour laquelle beaucoup d’entre eux ont grandi avec d’autres cœurs doubles, issue d’une autre histoire migratoire, parfois d’une même culture ou d’une autre, mais surtout d’un même phénomène. Ces liens leur ont parfois permis de renforcer l’affirmation de leur double identité culturelle comme atteste Alice. « Être amie avec eux m’a vraiment permis de me révéler ».

Si certains ont grandi autour d’autres cœurs doubles, au centre de cette mosaïque typiquement française, d’autres ont ressenti un plus grand fossé entre l’intérieur familial et l’extérieur. C’est le cas de Linda, qui a grandi dans une petite ville en province dans la région de Normandie. « J’ai grandi dans une petite ville de campagne en province, où il y’avait très peu de personnes issues de l’immigration, j’ai été dans des écoles, collèges et lycées avec des élèves majoritairement blancs » dit-elle. « Au fur et à mesure et inconsciemment, tu t’assimiles, j’en suis arrivée à presque totalement oublier cette ‘seconde culture‘ ». 

Naître et grandir en France, affirme entièrement l’identité française des cœurs doubles, mais le cadre social de cette évolution extérieure au cadre familial joue beaucoup sur la perpétuité de cette proximité avec la culture transmise par leurs parents. 

« Mes parents ont souvent du mal à comprendre ma manière de penser et d’agir.  »

Pour beaucoup, la réappropriation de cette éducation ainsi que la découverte et conquête du monde extérieur peut parfois générer un décalage avec les parents. «Ils ne s’intéressent pas énormément à la culture française et accordent beaucoup d’importance à la leur. Mes parents ont souvent du mal à comprendre ma manière de penser et d’agir. » exprime Thusika qui s’est parfois retrouvée en désaccord avec ses parents. C’est souvent le cas, lorsque les parents tentent de transposer en France le même type d’éducation qu’ils ont eu dans leur pays d’origine, en dépit du fait que leurs enfants vivent une dualité culturelle. 

Si une mécompréhension peut venir tacheter les relations parents-enfants, certains cœurs doubles estiment que cette distance est nuancée par le fait que les parents vivent en France depuis plusieurs années, créant finalement une proximité autour de cette dualité culturelle. 

Comment s’approprier cette éducation, ces traditions et codes d’ailleurs, en France ? Cette culture est-elle vraiment leur culture d’origine ou seulement la culture de leur famille ? C’est là qu’intervient la réappropriation personnelle de leur histoire culturelle, qui alterne les façons de la considérer. Certains se sentiront plus français, d’autres naturellement plus du pays de leurs parents. Certains au-delà et en complément de leur éducation culturelle entameront une auto-éducation sur leur propre origine culturelle démontrant un besoin de reconnexion avec ce pays lointain, mais près des cœurs. Chacun des cœurs doubles a cependant exprimé une attache particulière et singulière à cette culture qui fait leur histoire familiale mais aussi parfois la peur et le regret d’un éventuel oubli de cet héritage.

Grandir et oublier cet héritage culturel ?

« J’ai peur de perdre mon héritage ou une partie, et j’ai presque l’impression que c’est inévitable. »

« J’ai peur de perdre mon héritage ou une partie, et j’ai presque l’impression que c’est inévitable. » Ce sont les mots de Rayan, qui exprime cette peur de la perte d’un héritage culturel. Au-delà de la transmission familiale de cette culture, les cœurs doubles sont une génération de jeunes adultes, qui grandissent dans une France certes multiculturelle mais qui demeure un pays à la culture occidentale opposée à la culture non occidentale avec laquelle ils ont pu partiellement grandir. La famille étant le pilier même de cet héritage, l’éloignement et l’émancipation sont accompagnés parfois de cette peur du détachement. « Plus tu grandis et plus tu t’éloignes du foyer familial, ce n’est plus ton seul repère, cette culture s’estompe inévitablement » ajoute Linda.

Pourtant l’héritage culturel des coeurs doubles est lui même sensiblement influencé par la complexité de cette dualité. Les parents sont parfois les premiers à expérimenter intrinsèquement cette dualité culturelle, l’éducation des cœurs doubles est aussi influencée par la culture française. Penser que l’éducation culturelle des enfants d’immigrés est entièrement venue d’ailleurs est un mythe, la culture française fait également partie de ce quotidien de cette enfance en damier qui se balance entre plusieurs codes dans le cadre familial ou tout simplement dans le cadre extérieur au foyer. On ne peut assigner les cœurs doubles à un devoir de mémoire, ou d’en attendre une identité, un comportement prédéfini s’assimilant à une des deux cultures, chacun d’entre eux est libre de s’approprier ce qu’il souhaite de chaque culture afin de former sa propre identité. 

Oublier ou ne pas oublier, conserver ou ne pas conserver cet héritage ? Français ou Algérien ? Française ou Sri-Lankaise ? À quoi bon vouloir assigner les cœurs doubles systématiquement à une de deux cultures ? Les cœurs doubles ont une seule enfance, éducation et identité singulière dans ce même pays qui est la France, ils sont l’image de son histoire multiculturelle en s’affirmant en tant qu’adultes accomplis aux cœurs riches d’aimer plusieurs cultures ou même d’en aimer une autre davantage. Sont-ils vraiment doubles ou ne forment-ils finalement pas qu’une seule histoire, non pas celle de leurs parents, mais la leur ? 

« Ils sont fils et filles du désir de Vie en lui-même. »

– Khalil Gibran

À lire aussi : Les Cœurs Doubles (2/4) : Ce pays loin des yeux, mais près des cœurs
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